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"Les boîtes noires de la stratégie de Lisbonne", compte-rendu d’ouvrage par Pierre Crépel, L’Humanité, 14 mai 2010

mardi 18 mai 2010, par Martin Rossignole

Un décryptage du cycle de marchandisation néolibérale auquel ses inspirateurs managériaux entendent soumettre la production des savoirs et les professions intellectuelles.

Compte-rendu par Pierre Crépel, historien des sciences, de l’ouvrage :
La grande mutation : néolibéralisme et éducation en Europe, d’Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval. Éditions Syllepse et Institut de recherches FSU, 2010, 136 pages, 7 euros.

Pour lire cet article sur le site de L’Humanité

Un « nouveau cycle » s’est ouvert pour la formation, les connaissances, l’innovation. Les chercheurs Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval, dont plusieurs ouvrages ont déjà été recensés dans L’Humanité, ouvrent ici les boîtes noires de la stratégie de Lisbonne, et cela à partir des textes mêmes de ses inspirateurs. Leur initiative vise trois objectifs  : 1) faire mieux connaître une politique cohérente, souvent déguisée, rarement exposée de façon systématique ; 2) montrer que cette subordination du savoir au grand marché concurrentiel n’est pas secondaire mais prioritaire pour les instances européennes ; 
3) dégager (ce qui est encore plus grave) la nouvelle conception de l’homme inscrite derrière tout cela. Après un chapitre historique, les auteurs explicitent « le paradigme européen de la connaissance » (ch. 2), les traités européens sur l’éducation (ch. 3), la stratégie de Lisbonne (ch. 4) et les réformes qui en découlent (ch. 5), y compris dans leurs dimensions nationales (ch. 6).

Ils mettent en évidence « une instrumentalisation radicale du savoir, selon une version ultra-utilitariste assez inédite dans l’histoire des idées ». Là sont maintenant les sources de profits, donc une nouvelle donne s’y impose à tous les étages. « Désormais les études doivent être conduites (par chacun) en fonction d’un calcul de rentabilité permettant de comparer le montant des investissements consentis et des espérances de gains ». « Le travailleur doit précisément convertir la subjectivité de salarié en une subjectivité de capitaliste dont les actifs sont ses propres compétences, qu’il doit rentabiliser sur le marché (flexible) de l’emploi », c’est ce qu’on appelle « l’employabilité ».

Les auteurs montrent aussi l’organisation (nécessairement autoritaire) qui en résulte, aux niveaux tant des pays que de la « gouvernance » des établissements  : celle-ci « doit être fondée sur un leadership fort et efficace, assuré par une équipe de direction formée aux outils de gestion et de pilotage, et intéressée, y compris sur le plan matériel et financier ». Quelques termes managériaux anglais montrent bien comment tout cela est pensé de manière concertée au niveau international. Est-ce si différent de « l’aide à la Grèce » sous conditions drastiques de réorientation  ? Et les « indicateurs chiffrés » dans l’éducation et dans la recherche sont-ils d’une autre nature que les verdicts des « agences de notation »  ? Non, il est temps d’intégrer pleinement les dimensions européennes et mondiales dans les combats de chaque pays, donc pas d’inertie intellectuelle, pas d’enfermement hexagonal  ! Ce livre nous fournit des bases à cet égard.