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Le baccalauréat ou l’égalité des chances malmenée - par Isabelle Backouche, historienne, EHESS (16 juin 2010)

mercredi 16 juin 2010, par Laurence

Alors que des erreurs d’attribution de notes de l’épreuve anticipée de Français du baccalauréat de la session 2009 avaient beaucoup fait parler d’elles, c’est le silence qui a prévalu à propos des sujets proposés aux candidats cette année-là. Laïc, obligatoire et gratuit, l’enseignement public français est un des piliers de l’idée républicaine. Et le baccalauréat sanctionne le parcours de tous les élèves parvenus en Terminale, répartis dans des filières différentes et hiérarchisées, mais avec l’idée qu’ils sont confrontés au même examen. On sait que les officines de soutien scolaire ont fleuri ces dernières années, offrant aux enfants les mieux dotés les services d’un enseignement para-scolaire dont les mérites sont vantés sur les murs de nos villes tandis que les pratiques de certaines sont épinglées par la CNIL ces derniers jours.

L’an dernier, les épreuves anticipées du baccalauréat de Français ont marqué un nouveau pas vers la disqualification des élèves qui ne peuvent enrichir leur expérience scolaire d’activités supplémentaires, dites culturelles. On peut à la veille de l’épreuve revenir sur ce faux pas de l’égalité républicaine. En effet, le sujet de dissertation de la série L (littérature), inscrit dans la thématique « théâtre et représentation », invitait les élèves à réfléchir à la question suivante : «  On emploie parfois l’expression « créer un personnage » au sujet d’un acteur qui endosse le rôle pour la première fois. Selon vous, peut-on dire que c’est l’acteur qui crée le personnage ? Vous répondrez en faisant référence aux textes du corpus, aux œuvres que vous avez vues ou lues, ainsi qu’à celles étudiées en classe ».

Passons sur le caractère laborieux de l’énoncé qui révèle que les concepteurs du sujet avaient conscience que l’expression « créer un personnage » était probablement ignorée de la plupart des élèves. Le sujet s’accompagnait effectivement de quatre extraits d’œuvres théâtrales, péniblement introduites par de courts textes tentant d’aider les élèves à se situer dans les œuvres (Rotrou, Molière, Anouilh, Sartre) et à comprendre qu’il s’agissait du théâtre dans le théâtre. Alors que les manuels de Première proposent des extraits d’analyse critique sur la représentation, il était particulièrement complexe, à partir des textes soumis à l’appréciation des candidats, de discuter le travail respectif de l’auteur et de l’acteur et la relation triangulaire qui peut s’instaurer entre eux et le personnage créé.

Plus grave, comment ne pas désespérer les élèves qui ont travaillé durant l’année sur des textes de littérature en leur demandant d’appuyer leur réflexion sur des exemples de représentation difficiles d’accès pour la plupart des candidats. Tous les textes sont accessibles mais les voir vivre est plus rare. Alors comment exiger des candidats qu’ils apprécient la capacité, ou la liberté, de création d’un acteur ? La lecture du texte d’Anouilh mettant en scène La Double Inconstance de Marivaux permet-elle au candidat d’argumenter sur la capacité de création de l’acteur ? Et comment illustrer de façon pertinente les relations entre auteur, acteur et personnage ? Est-ce en commentant les conseils que Molière prodigue à ses acteurs dans l’Impromptu de Versailles ? Les élèves en sont réduits à des considérations très générales sur le jeu, la voix, la morphologie, le tempérament de l’acteur, autant de considérations qui les éloignent de l’analyse littéraire et qui leur donnent une piètre idée de l’argumentation.

Et quand bien même les élèves seraient allés au théâtre, parfois avec leur professeur, comment un jeune peut-il exploiter ce qu’il a vu sans avoir eu l’information d’une éventuelle «  création du personnage » au moment de la représentation à laquelle il a assisté ? Jamais on ne demandera à un chercheur en sciences sociales – alors pourquoi l’exiger d’élèves de classe de Première ? - de relater les résultats d’une expérience a posteriori sans qu’il ait su qu’il menait l’expérience. Comprenons nous bien, il ne s’agit pas de dire que les élèves ne vont jamais au théâtre : certains y vont souvent, d’autres rarement. C’est un premier constat. Mais surtout, leur posture ne peut être celle d’un critique qui a l’expérience de plusieurs mises en scène d’un même texte et qui peut donc mettre en série et apprécier ainsi la part de création de l’acteur.

On voit bien que de tels sujets ne servent qu’à établir la virtuosité intellectuelle de quelques enseignants, soutenus par une inspection générale, qui perdent de vue l’objectif ainsi que les conditions concrètes de préparation du baccalauréat. On peut légitimement s’interroger sur les intentions de telles dérives dans la préparation des épreuves qui se sont doublées cette année-là de plusieurs erreurs dans les énoncés.

Enfin cette invitation du sujet à exploiter les «  œuvres vues » est également choquante parce qu’elle introduit avant même l’obtention de l’examen une discrimination insupportable. Comment accepter qu’un examen déterminant pour la suite du parcours professionnel des élèves soit fondé sur leur accès à la représentation théâtrale, c’est à dire à une consommation culturelle qui pour des raisons géographiques ou économiques confronte les élèves à une profonde inégalité ? En effet, certaines notes des épreuves anticipées sont lourdes de conséquences pour l’orientation des élèves qui s’organise en Terminale au vu de ces premiers résultats. Ainsi, les notes du « bac Français » sont-elles stratégiques pour entrer en classe préparatoire, spécificité de notre système d’enseignement supérieur qui introduit un partage fondamental dans la population étudiante française. Et une telle manière de procéder peut expliquer les déséquilibres sociologiques grandissants des classes préparatoires qui ont fait l’objet de plusieurs tribunes ces derniers mois.

On pourra ensuite se lamenter collectivement sur le « niveau qui baisse » mais n’est-ce pas plutôt la lucidité et la conscience professionnelle des responsables de l’examen qui est prise en défaut avec de tels sujets, le tout au détriment des élèves. Ces derniers risquent surtout d’y perdre le goût de la connaissance et de la découverte, et en l’occurrence de la littérature, en faisant l’expérience précoce de l’inégalité qui grandit dans notre société et notre système éducatif.

Isabelle Backouche,
Historienne,
EHESS