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"L’arme du droit" : Newsletter N°28, 2 septembre 2010

jeudi 2 septembre 2010

L’arme du droit

« La bonne marche du service public, ainsi que l’intérêt des candidats
justifient que les concours puissent être organisés aux dates initialement prévues.
 »
(Ordonnance du CE, « SLU et autres », 2 août 2010)

Il semblerait que les mots n’aient pas le même sens pour tous : que signifient en effet la « bonne » marche du service public et « l’intérêt » des candidats dans le cadre actuel de la réforme du recrutement et de la formation des enseignants, laquelle s’est traduite par une destruction du cadre national de formation et par une fragilisation de l’ensemble des acteurs – des candidats aux formateurs, des enseignants stagiaires à leurs élèves ?

Tout se passe depuis le début comme si la politique du fait accompli l’emportait sur toutes les actions intentées par les différents partenaires contre l’ensemble des réformes et allait jusqu’à s’imposer à la plus haute juridiction administrative.

Le 26 juin 2010, le vice-président du Conseil d’État s’exprimait ainsi sur le renforcement du droit comme arme de la démocratie dans la société et l’administration françaises :

« La fonction à laquelle les juristes ont pendant longtemps été limités dans l’administration et dans les entreprises, celle de traduire et mettre en forme des décisions – parfois illégales – prises au nom d’autres intérêts (le « French way of doing business »), est un autre prolongement de cette construction française d’un État et d’une société – presque – sans le droit.
Mais le renforcement de la société par le droit et l’affermissement qui en découle de la force du droit sont aujourd’hui sensibles. […] Dans les administrations, cette évolution se traduit par la généralisation des directions juridiques dans l’ensemble des services et par l’association des juristes en amont de l’élaboration des politiques publiques – et non plus seulement ex-post –
. »

Jean-Marc Sauvé, vice-président du conseil d’État, « L’arme du droit », discours prononcé à l’occasion du bicentenaire du rétablissement du Barreau de Paris, à l’UNESCO, le 26 juin 2010

Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette façon à l’ancienne d’imposer une politique en dépit des gens et en dépit du droit une magnifique description du processus politique qui a conduit à la mise en place de la mastérisation en l’absence de tout cadre réglementaire – les décrets, arrêtés et circulaires étant publiés à l’extrême fin du processus ; et il est même possible d’y voir, dans la bouche de son vice-président, une critique par anticipation des décisions prises par le Conseil d’État pendant l’été 2010, lesquelles ont entériné le « droit du fait accompli ».


1. Rappel sur la politique gouvernementale du fait accompli depuis juillet 2009

La réforme de la mastérisation a été amorcée par la seule série de décrets statutaires du 29 juillet 2009, qui en fixaient des principes généraux – à savoir, pour l’essentiel, les modifications de titres et de diplômes ouvrant accès aux divers concours – et imposaient un nouveau calendrier. Entre cette date et le 28 mai 2010, aucun texte d’application ou de cadrage n’a été publié, mais l’ensemble des universités a contribué en l’absence de toute base juridique à mettre en place le système, en élaborant les nouvelles maquettes de masters, au nom de raisonnements bien connus : concurrence régionale de l’offre de formation entre les divers sites, volonté d’une offre de formation complète, volonté de ménager les instances administratives supérieures, ministère, AERES, etc…

La communauté universitaire a de fait facilité le travail du ministère, alors que dans le même temps, par l’intermédiaire des instances représentatives (syndicats, CNESER, CA, CS et CEVU des universités), des associations et même de la CPU, elle a multiplié les analyses critiques à l’encontre de la réforme et de ses effets néfastes.

Depuis le 28 mai, décrets, arrêtés et circulaires sont enfin sortis, mais loin de la clarification et du cadrage attendus, ils n’ont fait qu’ajouter de la confusion :

- en créant des exigences supplémentaires de titres et de diplômes contradictoires avec les injonctions antérieures (dates limite fluctuantes pour posséder les diplômes exigés, ajout de nouvelles certifications : C2I2E, CLE… ), ce qui invalide de fait les maquettes de masters déjà préparées.

- en imposant un calendrier absurde : pour la première fois dans l’histoire de l’Éducation Nationale, à quatre mois de la tenue des concours des PE, aucun texte n’organisait le calendrier des sessions. Davantage encore, le gouvernement a lui-même instauré cette confusion en planifiant la publication officielle de certains textes plusieurs semaines, voire plusieurs mois après signature (cahier des charges du 12 mai publié le 18 juillet ; circulaire du 25 février publiée le 1er avril).

Difficile de ne pas reconnaître ici une stratégie dilatoire destinée à faire passer en force un ensemble de décisions mal pensées et non concertées : car, faut-il l’ajouter, aucune des critiques soumises aux ministères n’a été prise en compte. En définitive, c’est bien l’avenir même des étudiants, des futurs enseignants et de leurs élèves qui s’en est trouvé gravement compromis.


2. Le moment juridique

En l’absence de négociations, et devant un tel passage en force, un certain nombre d’organisations a intenté devant le Conseil d’État plusieurs recours contre les divers textes réglementaires organisant la réforme. Trois séries de requêtes ont été déposées :

1/ Le 2 juin 2010, requêtes conjointes avec SUD-Éducation et la FCPE contre :

• Les arrêtés du 5 mai (publiés le 28 mai) ouvrant les procédures de concours (PE, CAPES, CAPEPS, CAPLP, CAPET, CPE) pour la session 2011.

• La circulaire du 25 février 2010 (BOEN, 1er avril 2010), «  relative au dispositif d’accueil, d’accompagnement et de formation des enseignants stagiaires des premier et second degrés et des personnels d’éducation stagiaires ».
Ces requêtes étaient assorties de demandes de suspension.

2/ Le 29 juillet 2010, requêtes conjointes avec SUD-Éducation, la FCPE, l’Association Générale des Étudiants de Paris-Sorbonne (AGEPS), et le Syndicat des étudiants de Nantes (SEN) contre :

les arrêtés du 5 juillet 2010 (publiés le 6 juillet) ouvrant de nouveau les procédures de concours (PE, CAPES, CAPEPS, CAPLP, CAPET, CPE) pour la session 2011 suite à la suspension des arrêtés du 28 mai par le Conseil d’État,

• le décret du 28 mai 2010 portant diverses dispositions statutaires applicables à certains personnels enseignants et qui introduit en particulier des exigences nouvelles pour la nomination des fonctionnaires stagiaires.

Ces requêtes étaient assorties de demandes de suspension.

3/ Dans les premiers jours de septembre 2010, nous déposerons une requête conjointe contre

l’arrêté du 12 mai 2010 portant définition des compétences à acquérir par les professeurs, documentalistes et conseillers principaux d’éducation pour l’exercice de leur métier (arrêté qui abroge l’arrêté du 19 décembre 2006 portant cahier des charges de la formation des maîtres).

Outre les nombreux vices de procédure susceptibles de remettre en cause la légalité de ces textes et de motiver nos demandes de suspension immédiate, nous avons porté devant le Conseil d’État les arguments de fond suivants :

- contre les arrêtés du 5 mai publié le 28 mai

- contre la circulaire du 25 février publiée le 1er avril

- contre le décret du 28 mai

- contre les arrêtés qui ont suivi la suspension des arrêtés du 5 mai, à savoir les arrêtés du 5 juillet publiés le 8 juillet

- contre l’arrêté du 12 mai publié le 18 juillet : résumé à venir.

Tous ces arguments sont disponibles ici.

Ces arguments s’appuient sur les dispositions législatives du Code de l’Éducation, la loi de janvier 1984 sur le statut de la fonction publique et sur la non-conformité à un certain nombre de principes généraux du droit.

Sur l’ensemble de ces requêtes, le Conseil d’État s’est jusqu’ici prononcé uniquement sur les demandes de suspension immédiate, mais n’a pas encore jugé le fond.


3. Le Conseil d’État ou le « droit du fait accompli » ?

Concernant les jugements prononcés sur nos demandes de suspension immédiate dans deux des trois séries de requêtes, le Conseil d’État a suspendu le 2 juillet l’application des arrêtés du 5 mai 2010 (ordonnance du CE, 2 juillet 2010) – d’où leur republication immédiate par le gouvernement le 6 juillet.

En revanche, par une ordonnance du 8 juillet 2010, le Conseil d’État a rejeté la demande de suspension de l’application de la circulaire du 25 février. Et par deux décisions du 2 août 2010, il a rejeté les demandes de référé-suspension contre les arrêtés du 5 juillet et le décret du 28 mai, arguant de «  [la] bonne marche du service public, ainsi que [de] l’intérêt des étudiants » pour entériner le fait accompli.

Autrement dit, en ce qui concerne l’examen des conditions d’urgence et d’illégalité pouvant conduire à la suspension immédiate des textes, le Conseil d’État n’a retenu que le point d’illégalité le plus manifeste et le plus urgent – celui qui mettait en cause la validité même de la session d’inscription aux concours –, tout en réservant à un communiqué de presse pour le moins inhabituel ses recommandations au gouvernement destinées à remédier à ce point, alors même qu’elles ne figuraient pas dans l’ordonnance.

Et là où le Conseil d’État avait accueilli l’élément d’urgence dans son ordonnance du 2 juillet, il le rejette d’autorité dans son ordonnance du 2 août : ce qui était urgent le 2 juillet ne l’est plus le 2 août. En d’autres termes, plus les textes sont publiés tard, moins leur conformité à la légalité est nécessaire.

Au demeurant, pour rejeter la demande de suspension, le Conseil d’État n’a pas retenu certains de nos arguments, dont nous continuons à penser qu’ils sont constitutifs d’une illégalité manifeste des arrêtés (voir point 2.3/c du document « 050710 »]).

4. Informer pour ne pas subir

L’expérience récente rend donc indispensable à nos yeux une diffusion aussi large que possible des arguments juridiques utilisés dans les requêtes. Nous avons ainsi décidé de rendre systématiquement publiques les analyses soumises à la plus haute juridiction administrative.

La publicité de nos arguments juridiques est aujourd’hui une des façons de poursuivre notre opposition à cette réforme, car il en va de « l’intérêt des candidats ». Plus que jamais, la « bonne marche du service public » commande que cette réforme soit totalement abandonnée.

Si l’on en croit le vice-président du Conseil d’État au mois de juin, « [l]’arme du droit est une réalité tangible, qui se traduit chaque jour par des progrès de la civilisation. »

Gageons que le Conseil d’État aura à cœur d’en témoigner, au moment d’examiner sur le fond chacune de nos requêtes…

Sauvons l’Université !