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L’offensive de l’Institut catholique de Lille sur les formations dans la région Nord : trois enjeux et une question - Jacques Stambouli, Maître de conférences en Sciences de Gestion et Aménagement, secrétaire adjoint du Snesup de l’Université d’Artois, 14 mars 2011

mercredi 16 mars 2011

Vous trouverez ci-dessous l’analyse par Jacques Stambouli de la convention passée par l’Institut catholique de Lille avec l’université d’Artois, ainsi que la convention elle-même en pièce-jointe.

« La maison à présent, comme vous savez de reste,
Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste,
De vos biens désormais, il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
 »

(Monsieur Loyal dans Le Tartuffe de Molière, acte V. scène 2, 1664)

L’offensive de l’Institut Catholique de Lille (ICL) sur la formation des enseignants de la région Nord-Pas-de-Calais et sur les formations supérieures de lettres, sciences humaines et droit se précise.

Une vaste campagne de communication marketing

Le 10 mars 2011, une entreprise de publicité a distribué devant le Restaurant Universitaire de l’Université d’Artois à Arras (avec des tricycles fluorescents à grandes affiches) des centaines de cartes postales sur le thème « être prof quand même », renvoyant au site Internet de l’Institut de Formation Pédagogique de Lille, Enseignement Catholique Nord-Pas-de-Calais. Cette distribution a eu lieu aussi au moins à l’Université de Douai et à Valenciennes, d’après le responsable de cette opération commerciale. Ces distributions de cartes postales (une bleue avec un homme, une rose avec une femme) font partie d’une vaste campagne de communication de l’ICL à la mi-mars avec affiches, journaux gratuits, conférences de presse, visites et marketing sur « la communauté » Facebook, Twitter et You Tube.

Dans La Voix du Nord du mercredi 9 mars 2011, le journaliste Christophe Caron présente dans un article d’une demi-page (page région) « la campagne de recrutement de profs lancée par l’enseignement catholique du Nord-Pas-de-Calais ». Dans cet article, Dieudonné Davion, directeur régional et Bruno Sébire directeur des instituts de formation affirment qu’ils assurent « la défense d’un métier » (...), surtout qu’il existe très souvent une méconnaissance de ce qu’est l’enseignement catholique ». « On aura besoin d’environ 200 nouveaux enseignants à chaque rentrée », expliquent-ils. « On peut accéder aux concours via l’Institut de Formation Pédagogique (IFP) à Lille et Arras », mentionne le journaliste. L’article fait, en fin du texte, la publicité des portes ouvertes de l’IFP d’Arras, 17 av. Michenneau et de celles de l’IFP de Lille, 236 rue du Faubourg-de-Roubaix. Il mentionne 621 établissements catholiques dans la région, 194 400 élèves, 12 764 enseignants, avec 49 postes de professeurs des écoles (PE) proposés en 2010 et 85 postes de PE proposés en 2011.

L’Institut Catholique de Lille serait « incontournable » selon Le Monde

Dans Le Monde, supplément « Education », daté du 9 mars 2011, un article d’un tiers de page de Philippe Jacqué affirme que : « la "Catho" de Lille (est) une université plurielle. Avec six facultés et vingt écoles, l’établissement est incontournable ». L’article cite le Père Bruno Cazin, « l’un des garants de l’identité catholique de l’établissement » : « nous nous inscrivons dans les missions de l’Eglise (...). La Catho est née de la volonté conjuguée de l’Eglise et des industriels chrétiens ».

L’ICL revendique 23 000 étudiants, avec des frais d’inscriptions qui vont de 1800 euros à 10 000 euros l’année, d’après Le Monde. La journaliste Marie-Hélène Soenen rajoute, dans le même supplément du Monde, en parlant des 5 instituts catholiques de France qui attirent 5 à 7 % de plus d’étudiants par an depuis 2008 : « quant aux formations canoniques, elles sont en perte de vitesse. La majorité des nouveaux étudiants rejoignent les formations universitaires, et plus particulièrement les facultés de lettres, de sciences humaines ou droit ».

Le dessous des cartes : la convention signée entre l’ICL et l’Université d’Artois

À aucun moment, le dessous des cartes n’est révélé : le partenariat privilégié que veut instaurer le Président de l’Université d’Artois, Christian Morzewski, avec l’ICL, par le biais d’une convention signée du 5 novembre 2010 et d’un avenant signé curieusement à la même date (ces deux textes sont en annexe).

Ces deux accords ont été approuvés de justesse (10 voix contre 10) au Conseil d’Administration de l’Université d’Artois, le 21 janvier 2011, avec la voix prépondérante du président de l’Université. Ils permettent à l’ICL de proposer des masters de professeurs des écoles et de professeurs de lycées et collèges dans les principales disciplines de l’enseignement secondaire : lettres modernes, mathématiques, histoire géographie, physique et chimie, sciences de la vie et de la terre, anglais, espagnol.

Six autres masters recherche et professionnels existant à l’Université d’Artois peuvent aussi être proposés par l’ICL : masters arts, lettres et langues (spécialité arts et médiations interculturelles) ; littératures et cultures, spécialité anglais et spécialité espagnol ; master histoire, spécialité histoire et société ; master mise en valeur du patrimoine ; master sciences des religions.

Un premier enjeu : l’existence des masters de l’Université d’Artois

L’Université d’Artois est une petite Université (12 000 étudiants environ), créée en 1992, comme celles du Littoral et de Valenciennes, afin de permettre un meilleur accès à l’enseignement supérieur de territoires défavorisés, à fortes traditions ouvrières et populaires, sur l’Arrageois (Arras) et une partie de l’ancien bassin minier (Béthune, Liévin, Lens, Douai). L’objectif de cette Université est d’y favoriser un développement territorial local en utilisant le levier de l’éducation, qui est un levier particulièrement efficace si les acteurs s’en emparent.

L’Université d’Artois a donc intérêt à défendre ses masters pour des raisons économiques et sociales : le développement local et régional par l’éducation et l’accès d’une population peu fortunée (une moitié d’étudiants boursiers) à l’enseignement supérieur.

L’accord signé avec l’ICL de Lille va exactement dans le sens inverse : un concurrent très puissant de la région peut offrir dans le principal pôle urbain de la région (Lille) les mêmes masters que l’Université d’Artois au détriment du développement local de l’Artois ; il peut les proposer en imposant des droits d’inscription élevés, au détriment d’un accès juste et égal à l’enseignement supérieur.

À moyen terme, c’est la lutte du pot de terre contre le pot de fer : le pot de terre artésien sera brisé par le pot de fer de l’Eglise catholique et du patronat de Lille. L’Université d’Artois risque de perdre ses principaux masters, dont les effectifs se réduiront s’ils sont suivis à l’ICL par les couches sociales les plus privilégiées de la région. Elle sera contrainte de ne proposer que le niveau licence, devenant ce que l’on appelle aux Etats-Unis un « collège universitaire ». Sans recherche autonome, évidemment.

Un deuxième enjeu : la formation des enseignants par l’Université, en particulier par l’IUFM

A court terme, c’est la concurrence à outrance pour les formations d’enseignants, qui se fait au niveau master : chaque enseignant, professeurs des écoles ou des lycées-collèges doit aujourd’hui être titulaire d’un master 2, si possible « enseignement » pour passer un concours de recrutement. L’ICL ouvre, pour les masters enseignement, des instituts de formation pédagogique (IFP), non seulement à Lille mais à Arras. Ces IFP concurrencent directement l’IUFM actuel, public, qui s’occupe de la formation des enseignants, en particulier des professeurs des écoles, sur l’ensemble de la région Nord-Pas-de-Calais et qui est intégré à l’Université d’Artois.

Par son partenariat privilégié avec l’Université d’Artois, l’ICL fait d’une pierre deux coups.

Elle fait éclater l’accord régional signé le 12 janvier 2010 entre les six Universités publiques de la région dont l’Artois, l’IUFM et le Recteur proposant un « schéma régional de la formation des enseignants ». Cet accord prévoyait un master professeur des écoles cohabilité dans l’ensemble des Universités publiques, pour garantir un concours commun et des contenus communs de formation. Cet accord liait la formation des enseignants dans la région à des exigences de service public, quitte ensuite, à ce qu’ils enseignent pour partie dans le privé, mais à partir de cette formation commune et en ayant réussi un concours public.

Elle affaiblit son concurrent régional le mieux placé pour la formation des enseignants dans la région : l’IUFM du Nord-Pas-de-Calais. Pour le moment, l’ICL privée est gagnante sur son concurrent public dans la formation des enseignants. Le Président de l’Université d’Artois, Christian Morzewski vient d’envoyer, en date du 7 mars 2011, une lettre à tous les enseignants de l’IUFM, « bénéficiant d’une affectation provisoire » sur l’année 2010-2011, pour supprimer purement et simplement leur affectation dès la rentrée 2011. Ce qui diminue la coordination nécessaire entre les masters enseignement de l’IUFM et les lycées et collèges. Il prévoit, dans le cadre du « schéma pluriannuel de stratégie immobilière », de supprimer les sites IUFM de Douai, Outreau et Gravelines, au détriment de toute formation de proximité qui assure une démocratisation de l’accès à la profession d’enseignant.

Pour l’ICL, c’est « pain bénit ». L’IUFM est affaibli, par le Président de l’organisme qui le dirige, le Président de l’Université d’Artois. L’ICL ramassera ensuite les meilleurs candidats aux postes de professeurs pour les former pour le privé.

Un troisième enjeu : la liquidation progressive de la laïcité dans l’enseignement, à commencer par l’Artois

Philippe Jacqué, du Monde, mentionne que la « Catho » de Lille « emploie en tant que vacataires des professeurs des universités publiques ». Mais il n’explique pas que cet emploi est indispensable pour former des jurys délivrant des diplômes nationaux comme les masters enseignement pour les professeurs des écoles, pour les professeurs de lycées et collèges, ou pour les autres masters, comme le reconnaissent les accords mentionnés précédemment.

Mais peut-être ce journaliste veut-il anticiper la fin des concours nationaux de recrutement et prévoir la délivrance des masters enseignements par établissement : par exemple un master de professeur des écoles ou des lycées et collèges, délivré directement par l’Institut Catholique de Lille, sans avoir besoin de professeurs des universités publiques pour le délivrer. Ce diplôme ne serait utilisable que dans les établissements catholiques, qui pourraient recruter selon leurs besoins, sans dépendre de postes statutaires de fonctionnaires de l’Etat, comme l’avait affirmé Xavier Darcos, ministre de l’Education nationale, en 2009, en plein mouvement des Universités. À charge aux Universités publiques de délivrer un diplôme de master pour les établissements publics qui recruteraient aussi de leur côté.

La France n’aurait plus alors d’Education nationale mais des établissements d’enseignements en concurrence, basés sur des critères surtout confessionnels, avec des programmes différents pour la formation des enseignants du primaire et du secondaire. Ce sont des idées qui circulent aujourd’hui dans certains milieux de l’enseignement : elles seraient « modernes ».

Au nom de la libre concurrence, veut-on supprimer l’enseignement laïc et accessible à tous, acquis de haute lutte par les républicains et les démocrates au XIXe siècle et retourner cinq siècles en arrière, à la période des guerres de religions, quand collèges catholiques et protestants se comportaient en «  frères ennemis » [1] ?

Nous pouvons laisser la réponse à cette question à l’historien, Fernand Braudel, dans son dernier ouvrage sur l’identité de la France : « depuis longtemps, nous en avons fini, Français, avec nos guerres de Religion et pourtant plusieurs siècles ne nous ont pas encore permis d’en oublier les cruautés. Qui de nous voudrait, sur notre territoire, en voir renaître de nouvelles ? » [2].

La leçon de Fernand Braudel n’a visiblement pas été comprise par tout le monde. Les apprentis sorciers qui veulent recommencer la concurrence entre établissements confessionnels devraient pourtant se rendre compte qu’il y a au moins quatre religions importantes en France (catholique, protestante, musulmane, juive, en plus du bouddhisme et de l’hindouisme et sans compter les agnostiques et les athées). Les conséquences pour un gouvernement, une collectivité régionale, une Université qui prendrait le risque de faire éclater l’enseignement de façon confessionnelle sur un territoire en France seraient vite socialement et politiquement destructrices pour tous.

Une question : jusqu’à quand ?

La conclusion est alors simple. Il ne s’agit pas seulement d’être contre ce partenariat privilégié de l’Université d’Artois avec « la Catho », contre le réclament à juste titre le Snesup de l’Artois et la FSU de l’Académie de Lille, qui vont d’ailleurs déposer un recours en justice contre la convention du 5 novembre 2010 et son avenant. Pour tous ceux qui ont le sens de l’intérêt général, qui veulent agir pour un développement local et régional dans une région en crise, qui préconisent « une école aussi juste que possible » [3] cette convention inique ne doit pas s’appliquer.

Or son application dépend de nous, enseignants, personnels, étudiants, élus, citoyens concernés par l’avenir de l’Université d’Artois. Pour le moment, du point de vue légal, aucun diplôme d’Etat ne peut être attribué sans l’accord de fonctionnaires de l’Etat. N’organisons pas la destruction de nos propres masters ! Ne laissons pas s’organiser la privatisation de la formation des professeurs ! Ne laissons pas faire la liquidation progressive de la laïcité, au profit de quelque religion que ce soit !

Nous devons défendre une école juste, de la maternelle à l’Unversité, accessible à toutes les couches sociales, même si, ensuite, elle oriente en fonction des résultats des individus. Nous devons défendre une école laïque, garante de sciences basées sur une recherche séparée des croyances religieuses, d’une paix civile dans un pays aux religions multiples, en respectant les croyances de chacun, sans imposer sa croyance à personne. Nous devons défendre une école fonctionnant aussi démocratiquement que possible contre toutes les aristocraties, avouées ou secrètes, qui dégénèrent en tyrannies.

Jusqu’à quand allons-nous supporter l’organisation de cette régression sociale et de cette déchéance individuelle ? Cela dépend de chacun d’entre nous, car nous avons encore le pouvoir d’empêcher l’infâme.

Le 14 mars 2011


[1VENARD Marc, (2003), Histoire de l’enseignement et de l’éducation, II, 1480-1789, Tempus, Perrin, Paris, p. 353.

[2BRAUDEL Fernand (1986), L’identité de la France, II, Les hommes et les choses, Arthaud-Flammarion, Paris, p. 200.

[3DUBET François (2004), L’école des chances, Qu’est-ce qu’une école juste ? Le Seuil-La République des Idées, Paris, p.5.