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ENS : une école au bord de la crise de nerfs - NouvelObs, 2 décembre 2011

vendredi 16 décembre 2011, par Mariannick

ENQUÊTE. Depuis qu’elle dirige l’école de la rue d’Ulm, Monique Canto-Sperber a accumulé les crises, ouvert des chantiers et élargi son réseau politico-médiatique. Ses détracteurs s’inquiètent pour l’institution. Eric Aeschimann a enquêté sur une spécialiste de la philosophie morale anglo-saxonne devenue manager de choc.

Le jour est tombé et la « cour aux Ernests », où ont déambulé des générations d’étudiants, s’endort pour le week-end du 11-Novembre. Au premier étage, Monique Canto-Sperber défend son bilan, frêle silhouette perdue dans une pièce aux proportions extravagantes. Tout ici inspire la solennité : la hauteur des plafonds, le souvenir des savants qui y ont exercé, les lettres d’or qui rappellent que l’école fut fondée en l’An III par un décret de la Convention.

Temple de la science et de la philosophie, clé de voûte du système méritocratique français, l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, est dirigée depuis 2005 par une femme qui a choisi délibérément de briser l’harmonie du lieu. En six ans, l’établissement a accumulé les crises et sa directrice les détracteurs. Pour eux, cette philosophe à poigne, ayant noué des amitiés à droite comme à gauche, serait la pointe avancée du libéralisme ambiant. De quoi faire de son règne le symbole du mal dont souffre l’enseignement supérieur : la tentation de transformer le savoir en simple instrument de puissance.

2011 : annus horribilis ?

D’une voix dolente, Monique Canto-Sperber s’excuse des dossiers qui s’empilent sur sa table. Elle n’en savoure pas moins son succès. Le 4 juillet dernier, le jury chargé de distribuer les fonds du grand emprunt a attribué le label « initiatives d’excellence » (Idex) au regroupement d’établissements prestigieux (ENS, Dauphine, Collège de France, Beaux-Arts) qu’elle a fédérés sous le nom de Paris Sciences et Lettres (PSL). Elle a coiffé au poteau les deux autres regroupements parisiens, obligés de repasser devant le jury d’ici à la fin de l’année. Nombre de ses adversaires ont été bluffés. « Bravo ! C’était un jury international, elle a été capable de porter ce projet avec beaucoup de talent », dit l’un d’eux. On la croyait fragilisée, la voici presque indéboulonnable.
Un dénouement inattendu de ce qui fut pour elle une véritable annus horribilis. En janvier, l’annulation de la conférence de Stéphane Hessel sur le boycott d’Israël a provoqué la polémique, et des intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière ou les Américaines Judith Butler et Joan Scott ont apporté leur soutien à l’auteur d’« Indignez-vous ! ».

Plus tard, au printemps, une cinquantaine d’élèves contestataires ont occupé son bureau pour réclamer la titularisation des employés de la cuisine de l’école. Bilan : une ambiance délétère et une pluie de sanctions pour les activistes. Un blâme et cinq avertissements, notifiés mi-octobre, ce qui a suscité illico... une nouvelle pétition. De quoi rappeler aux anciens la « nuit de la Commune », en 1971, quand le Tout-Paris maoïste avait mis à sac la bibliothèque.

La première vie de Monique Canto-Sperber

Dans sa première vie, Monique Canto-Sperber était philosophe. Élève chérie de Paul Ricoeur, elle a très tôt fait la preuve de son sens de l’initiative autant que de son attirance pour les pensées qui ne bouleversent pas l’ordre social. Au début des années 1990, elle monte un séminaire dédié à la philosophie morale anglo-saxonne, plutôt conservatrice et alors très mal connue, tout en lançant une collection aux Presses universitaires de France. De jeunes philosophes comme Marcela Iacub ou Ruwen Ogien y firent leurs premières armes et, aujourd’hui, le courant jouit d’une influence grandissante.

A partir de 2003, elle a proposé une théorie inédite présentant le libéralisme comme un allié naturel du socialisme. L’hypothèse était pour le moins fragile et un dossier de la revue « le Débat » devait en pointer les nombreuses failles, mais elle lui valut l’intérêt des dirigeants socialistes, comme Dominique Strauss-Kahn, qu’elle a conseillé pour un rapport sur l’Europe en 2002-2004, ou encore Bertrand Delanoë. « Elle est très douée pour repérer les créneaux porteurs », juge un grand philosophe français qui l’a vue travailler de près. Ses synthèses sont parfois rapides : il lui est arrivé de remplir un chapitre entier par le résumé d’un livre qu’elle ne cite qu’une fois ; sauf que, avant publication, elle avait pris soin de l’envoyer à l’auteur concerné, pour solliciter ses conseils. Dans la version finale, le nom du destinataire figurait parmi les remerciements...

Sa nomination à l’ENS, Monique Canto-Sperber la doit au soutien de Blandine Kriegel, alors conseiller de Jacques Chirac à l’Elysée - la commission consultative lui avait préféré le candidat sortant. Une philosophe à la tête de Normale-Sup, on n’avait pas vu cela depuis les années 1960, avec Jean Hyppolite, fameux commentateur de Hegel... C’était le temps de la splendeur de l’école, quand Lacan et Althusser y tenaient séminaire, que le gauchisme français y forgeait son assise théorique.

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