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Comment les États-Unis endettent leurs étudiants - Iris Deroeux, Mediapart, 15 juillet 2012

lundi 16 juillet 2012, par Mariannick

Kelli a 25 ans et 200 000 dollars (164 000 euros) de dettes, qu’elle tente de rembourser depuis l’obtention de son diplôme, en 2009. Originaire de l’État du New Jersey, elle est partie étudier à la Northeastern University de Boston, l’un des établissements privés ou « colleges » qui délivrent des diplômes de premier cycle universitaire en quatre ans. Entre les frais d’inscription et les frais de logement sur le campus, chaque année lui coûte alors 40 000 dollars. Issue d’une famille modeste, elle a recours à l’emprunt. « Les conseillers scolaires m’y ont encouragée et ça ne me paraissait pas choquant. J’avais l’impression que tout le monde faisait ça ! Mais j’avais 18 ans, j’étais très mal informée. J’étais la première à aller à fac dans ma famille et mes parents se voulaient rassurants, me disaient qu’ils allaient m’aider à rembourser. J’ai donc fait deux prêts auprès de l’organisme privé Sallie Mae, le premier à 18 ans et le second à 21 ans. Pour le second, ils ne m’ont même pas demandé de cosignataire. »

Kelli y étudia la sociologie, « pas tant pour faire carrière que pour être éduquée ». Diplômée en 2009, malgré la crise, elle a immédiatement commencé à travailler et donc à rembourser son prêt, avec la flexibilité de paiement propre à Sallie Mae et un taux d’intérêt changeant. Entre 800 et 1 600 dollars par mois, « entre un tiers et plus de la moitié de mon salaire ». « Dire que la pression sur mes épaules est énorme est un euphémisme. » Elle conclut, amère, « j’ai l’impression de m’être faite berner par l’université et la banque ». Et son histoire est loin d’être un cas extrême, puisqu’à force d’efforts et surtout de privations, elle réussit à rembourser un peu chaque mois. D’autres en sont incapables, conséquence d’une crise économique qui a fait exploser le taux de chômage des jeunes diplômés. 9 % des étudiants endettés étaient en défaut de paiement en 2010, contre 7 % l’année précédente, selon les derniers chiffres disponibles du Département de l’éducation.

« Cette situation d’endettement n’est pas nouvelle, mais cela n’inquiétait pas outre mesure, car une bonne partie des étudiants réussissait et réussit toujours à payer. Sauf que la crise économique a aggravé les choses. Puis, le mouvement Occupy est né et il a permis de mettre des visages sur le problème de l’endettement étudiant, on a commencé à entendre leurs histoires », explique Jenna Robinson, du Pope Center for High Education Policy, une ONG dont la tâche est de réfléchir et d’informer sur le système de l’enseignement supérieur aux États-Unis. Kelli fait partie des jeunes très sensibles aux discours du mouvement Occupy, qui tente en effet de dénoncer le problème de la dette étudiante, la pression économique et psychologique qui pèse sur les jeunes, et de manière générale, les dysfonctionnements de ce système éducatif.

En mai dernier, un nouveau chiffre est venu alerter l’opinion : la dette étudiante a atteint 1 000 milliards de dollars, plus que la dette des ménages sur les cartes de crédit ou celle pour les achats de voiture. Un seuil franchi pour plusieurs raisons : l’augmentation du nombre d’étudiants en premier et deuxième cycle universitaire (“undergraduate” en 4 ans puis “graduate” en 1 à 3 ans, l’équivalent d’un Master), le fait que les emprunts sont remboursés sur des décennies et donc s’accumulent, et les effets de la crise rendant le remboursement parfois difficile voire impossible. Sans compter le retour à l’université – et à l’endettement – d’adultes qui cherchent à acquérir de nouvelles compétences pour sortir du chômage. Ce sont ainsi plus de 65 % des étudiants de premier cycle qui ont aujourd’hui recours à l’emprunt.

L’ampleur de cette dette commence à inquiéter certains analystes, qui comparent cette situation à la formation et à l’éclatement de la bulle immobilière qui a donné lieu à la crise des subprimes. « Nous n’y sommes pas encore », temporise Mark Kantrowitz, fondateur, dès 1994, de Finaid et Fastweb, sites web qui aident les étudiants à s’y retrouver dans les systèmes des prêts. « Pour le moment, seuls 10 % des étudiants sont diplômés avec un niveau de dette excessif. » Pour autant, il ne minimise pas le problème, « cette dette, qui représente actuellement 0,4 % du PIB, est devenue un facteur macro-économique. Elle pèse sur la vie de nombreux Américains. Sans parler de l’impossibilité pour ceux qui sont en défaut de paiement de se déclarer en faillite personnelle. C’est impossible avec les prêts étudiants. Ils se retrouvent bloqués », résume le spécialiste. Il conclut, comme tant d’autres qui se penchent sur le sujet, en rappelant la raison simple pour laquelle un tel niveau d’endettement est atteint : parce qu’il est facile, bien trop facile, d’emprunter.

Si l’emprunt est disponible, les étudiants s’endettent et les facs se frottent les mains

Les étudiants américains peuvent s’endetter de deux manières. La première et la principale consiste à s’endetter auprès de l’État fédéral qui subventionne des prêts. Il existe une ribambelle de plans proposés à l’étudiant ou à sa famille, avec un taux d’intérêt fluctuant en fonction de facteurs économiques et l’historique de l’endettement de chacun. Parmi les plus populaires, le prêt Stafford, à un taux d’intérêt garanti à 3,4 %. Ce taux bas devait doubler, mais il vient d’être prolongé d’un an suite au vote du Congrès, fin juin. Républicains et démocrates ont pour une fois réussi à se mettre d’accord, preuve qu’ils veulent soigner l’électorat étudiant, à quelques mois de l’élection présidentielle. Les étudiants peuvent aussi emprunter directement auprès des banques et organismes tels que Sallie Mae, dont un simple coup d’œil sur le site internet nous apprend qu’il propose plus de 500 plans différents.

Autrement dit, l’emprunt est tellement disponible qu’il est quasiment impossible de ne pas trouver un plan qui convienne à sa situation. « C’est la raison majeure au problème de l’endettement étudiant », analyse Andrew Hacker, politologue au Queens College de New York et auteur en 2010 de High Education ?, ouvrage de référence sur les dérives du système universitaire. « Les universités savent que les étudiants pourront emprunter sans problème, donc elles augmentent les frais de scolarité sans aucune retenue ! » explique le chercheur. « Et c’est pour cette raison que cette gentille attention à l’égard des étudiants, qui a été de maintenir des taux d’intérêt bas pendant encore un an, est en fait un cadeau empoisonné. »

Car les étudiants empruntent des sommes de plus en plus importantes pour payer des frais d’inscription de plus en plus élevés et ce, autant dans les universités d’État que les universités privées. « Au cours des quarante dernières années, le coût d’une année universitaire a au minimum triplé, même corrigé de l’inflation », explique Richard Vedder, historien à l’Université d’Ohio et spécialiste des questions d’éducation. Les universités dites « publiques » sont celles où ces coûts ont augmenté le plus vite dernièrement, conséquence de la crise et des coupes budgétaires à travers le pays. Elles ont dû trouver d’autres moyens de se financer, donc augmenter les frais d’inscription. « La distinction entre le privé et le public de moins en moins pertinente », estime l’historien.

« Le résultat, c’est que nous avons de beaux campus, de jolies chambres étudiantes, des restaurants universitaires pour gourmets… Une partie de ces transformations est normale, puisque notre nation s’enrichit et que nous souhaitons le meilleur pour nos enfants. Mais actuellement, nous ne sommes plus dans de modestes améliorations, ça dépasse l’entendement ! Et ces abus sont financés en grande partie par l’État fédéral, qui accorde des prêts étudiants à tour de bras », analyse-t-il. L’ouvrage d’Andrew Hacker regorge ainsi d’exemples qui illustrent les dérives luxueuses des universités, du coût des équipes de football et des stades aux dimensions olympiques au mur d’escalade à l’Université publique de Washington… « Au Williams College, dans le Massachusetts, un conseiller pour les problèmes d’alimentation a été embauché à plein temps, avec un salaire approchant les 100 000 dollars par an », note le politologue.

« Cet enrichissement permet avant tout aux universités d’augmenter les équipes administratives plutôt que les équipes pédagogiques », ajoute Richard Vedder, pour qui cette situation est une tragédie. « Le système de l’aide fédérale, mise en place dès 1965, devait permettre de gommer les inégalités et faciliter l’accès à l’université, mais ces prêts ont aujourd’hui l’effet inverse », explique-t-il. Les facs augmentent leurs droits d’inscription et les moins bien lotis fuient. « Le fardeau de la dette les effraie, c’est trop dangereux. »

Est-il possible d’inverser la tendance ?

Si un tel système, si peu favorable aux étudiants, se maintient, c’est que les universités savent défendre leurs intérêts. Les lobbies des universités sont bien implantés à Washington, par exemple le puissant American Council of Education. « Ce ne sont pas les mieux dotés, mais ils sont puissants, car ils ont des liens étroits avec les élus, la grande majorité ont étudié sur leurs bancs », note Richard Vedder. Ainsi, en pleine campagne électorale, les propositions des candidats Obama et Romney ressemblent plus à de petits pansements à poser sur un système mal en point qu’à de véritables réformes. Barack Obama rappelait dès avril, face aux étudiants de l’Université de Caroline du Nord, qu’il avait été « à leur place, (...) avec une montagne de dettes », et qu’il fallait donc aider les étudiants. De son côté, Mitt Romney accuse le président de favoriser au contraire l’endettement tout en marchant sur les platebandes des organismes de crédit ; il penche donc à la fois en faveur d’un désengagement de l’État et d’un meilleur contrôle des coûts dans les collèges (en ayant recours par exemple à l’éducation en ligne). Sans beaucoup plus de précision.

Et face à eux, il n’y a aucune organisation étudiante assez forte. D’où les tentatives de mobilisation des militants Occupy, qui peinent encore à sensibiliser le grand public sur le sujet. Ravi fait partie des militants Occupy new yorkais de la première heure. Elle se sent d’autant plus concernée qu’elle est aujourd’hui employée de l’Université de Columbia à New York, où elle dit constater une certaine opacité dans la gestion des dépenses et une absence totale de contrôle extérieur. « La culture de grande entreprise appliquée à l’enseignement…, juge-t-elle. J’ai l’impression que le rêve américain a été privatisé, tout se fait à crédit, via l’endettement. Et le prix de la participation à notre société est devenu si élevé qu’il en exclut la plupart : le prix de l’université, le prix de l’assurance santé, et même le prix de la chose politique puisque sans argent, pas de lobby, et sans lobby, pas de pouvoir », résume-t-elle, sur un banc de Zuccotti Park, lors d’un meeting hebdomadaire Occupy en ce mois de juillet.

Elle espère, sans trop y croire, qu’un véritable mouvement de contestation des étudiants naisse aux États-Unis, sur le modèle québécois par exemple, dont le mouvement Occupy se dit très solidaire. « Mais nous ne sommes pas syndiqués ici. C’est cela qui a fonctionné là-bas : une bonne vieille organisation syndicale, présente dans chaque faculté et capable de mobiliser », explique-t-elle. Une campagne Occupy a en tout cas été lancée sur le sujet, nourrie par les écrits de David Graeber, anthropologue et militant, auteur de Debt. The first 5.000 years. La campagne Occupy student debt prend ainsi la forme d’un site où chacun est libre de venir raconter son histoire d’étudiant endetté.

C’est aussi une pétition pour l’annulation pure et simple de la dette étudiante, aujourd’hui signée par quelque 5 600 personnes. Annulation que certains militants jugent improbable. Sous le slogan “ Won’t pay ” (Ne paiera pas), ils tentent donc de lancer une action de « refus collectif de payer », encore timide. Les militants Occupy ont par ailleurs établi une liste de propositions pour revoir le système. « Nous souhaitons que l’université soit publique, au moins les quatre premières années. Nous souhaitons ensuite des taux d’intérêt à 0 %. Et enfin, plus de transparence. Nous voulons que les facs ouvrent leurs livres de comptes pour comprendre où va notre argent », explique Chris, militant Occupy new yorkais fraîchement diplômé en communication et qui va devoir commencer à rembourser ses 97 000 dollars de dette auprès de Sallie Mae, « avec un taux d’intérêt qui est monté à 14 %, du délire ». « C’est un travail de titan que de mobiliser les étudiants, nous ne savons même pas comment trouver ceux qui sont en défaut de paiement afin de mieux comprendre leur situation », ajoute-t-il. Il évoque du bout des lèvres la possibilité d’une grève étudiante à la rentrée prochaine, un projet encore lointain et flou.

Aucun d’entre eux n’attend grand chose des élections de novembre prochain, sûrement à juste titre parce que la réforme du système universitaire ne fait pas l’objet d’un grand débat politique. « L’idéologie selon laquelle il faut prendre soin de soi seul – et payer pour ses études – a toujours le vent en poupe dans ce pays, donc ce système peut durer un certain temps… Mais je suis optimiste, ça ne peut pas continuer comme ça, ça n’a pas de sens », lâche Chris. Pragmatique, le politologue Andrew Hacker souligne qu’il serait tout à fait possible de réformer en commençant par rendre les procédures d’obtention de prêts plus compliquées, « que les établissements supérieurs cessent d’encaisser de l’argent aussi facilement et ainsi cessent leurs dépenses extravagantes ». Mais encore faudrait-il une véritable volonté politique, et des lobbies moins influents.

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