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Sciences po : le rapport final de la Cour des comptes - Benoît Floc’h, Le Monde, 31 octobre 2012

jeudi 1er novembre 2012, par Mademoiselle de Scudéry

Augmentation des subventions publiques de 33% en 5 ans sur simple courrier signé par Claude Guéant, triplement des droits de scolarité acquittés par les étudiants, « Irrégularités multiples et récurrentes dans la gestion du service des enseignants-chercheurs » et les décharges de service, 93 % des heures de cours assurés par des vacataires, irrégularités fiscales dans la gestion des "logements de fonction", salaire de M. Descoings porté (par lui-même) à plus de 500 000 euros/an… ouaouh !


« Dysfonctionnements », « défaillances », « carences », « irrégularités importantes »… Le vocabulaire de la Cour des comptes ne manque pas de variété lorsqu’il s’agit d’évoquer la gestion de Sciences Po entre 2005 et 2010. La juridiction financière a transmis, dans la semaine du 15 octobre, son projet de rapport définitif aux principaux acteurs concernés (les dirigeants de Sciences Po, la ministre de l’enseignement supérieur, etc.). Le Monde s’est procuré ce rapport. Les destinataires ont un mois pour rédiger une réponse. Celle-ci n’a pas vocation à être intégrée dans le rapport, mais à être publiée à côté. La Cour a prévu de rendre le rapport et les réponses publics le 22 novembre. Elle pourrait, ce jour-là, annoncer si elle donne des « suites juridictionnelles au vu des pièces en sa possession ». Dans cette nouvelle version du rapport, la Cour des comptes maintient en effet un jugement sévère sur la gestion de Sciences Po.

Une stratégie de croissance

C’est une différence par rapport au rapport provisoire. La Cour a davantage mis l’accent sur le développement de Sciences Po lors de la dernière décennie. « En dix ans, Sciences Po a montré son dynamisme et sa capacité d’adaptation aux évolutions de l’enseignement supérieur et de la recherche. (…) L’institution s’est fortement développée tout en conservant son modèle pédagogique original. »

La Cour relève l’augmentation du nombre d’étudiants (passés de 4 923 en 2005 à 8 539 en 2011), notamment étrangers (35 % des effectifs et 7 % de binationaux), « ce qui a conduit à une internationalisation croissante des cursus et à une transformation des parcours de formation initiale ». Elle souligne l’ouverture de trois nouveaux campus en région et note des « résultats d’insertion professionnelle supérieurs à la moyenne des établissements d’enseignement supérieur ».

La Cour constate que l’établissement est demeuré « attractif » malgré tous ces changements.

Ouverture sociale en demi-teinte

« Sciences Po, reconnaît la Cour, a poursuivi la politique de diversification sociale de son corps étudiant entamée depuis le lancement des ‘conventions éducation prioritaire’ (CEP) en 2001. » Les CEP ont permis à 860 étudiants d’intégrer l’Institut d’études politiques (IEP) depuis 2001 et « le destin professionnel de ces étudiants est semblable à celui de leurs camarades », indique la Cour en se fondant sur une étude réalisée par Sciences Po en 2011. Cependant, l’objectif assigné par l’Etat à l’IEP était d’atteindre 30% de boursiers d’ici 2012. Fin 2011, il n’était pas atteint, précise la Cour. « L’établissement compte en fait 23% de boursiers du CROUS en 2010-2011, auxquels s’ajoutent 3 % d’étudiants étrangers recevant une bourse de Sciences Po. »

En revanche, le nombre d’étudiants ayant un parent cadre ou exerçant une « profession intellectuelle supérieure » a augmenté sur la période, passant de 58,5% en 2005-2006 à 63,5% en 2010-2011. C’est donc surtout au bénéfice de ceux issus de ces milieux que l’augmentation du nombre de boursiers s’est faite.

« Dans l’ensemble, la composition socio-professionnelle du corps étudiant de Sciences Po reste proche de celle des classes préparatoires aux grandes écoles et des grandes écoles », constate la Cour.

La recherche : un point positif

La Cour des comptes note les performances de Sciences Po en matière de recherches, notamment en ce qui concerne le département d’économie. Reste que « la Fondation nationale des sciences politiques [FNSP, qui gère l’IEP] consacre des moyens humains, matériels et immobiliers très importants à la recherche, et les chercheurs de Sciences Po bénéficient de conditions de travail que l’on rencontre rarement dans les universités françaises de sciences humaines et sociales ».

« Un développement au coût élevé »

L’augmentation des charges, notamment la masse salariale, a été « continue et importante ». Elles sont passées de 78,7 millions d’euros en 2005 à 127,1 millions d’euros en 2010 (+ 61,4 %), tandis que les produits passaient de 79,2 millions d’euros en 2005 à 128,3 millions d’euros en 2010 (+ 62,1 %).

Au titre des produits, la subvention publique occupe une place importante. Elle a augmenté de 33,3 % sur la période, passant de 47,7 millions d’euros en 2005 à 63,6 millions d’euros en 2010. La Cour pointe « la procédure dérogatoire et sans véritable négociation » qui a présidé à la fixation de cette dotation. C’est Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée, qui s’en occupait lui-même ! La Cour produit un courrier adressé au ministre de l’enseignement supérieur qu’il a signé le 29 juillet 2009 : « Je vous propose d’accorder à l’institut d’études politiques de Paris les subventions qui sont demandées par son directeur, monsieur Richard Descoings : 2009 : 59,4 millions d’euros ; 2010 : 63 millions d’euros ; 2011 : 66 millions d’euros ; 2012 : 68 millions d’euros. »

Les ressources propres ont, elles aussi, beaucoup augmenté, passant de 23,4 millions d’euros en 2005 à 53,4 millions d’euros en 2010. Les droits de scolarité constituent 60 % de la hausse : ils sont passés de 9,9 millions d’euros en 2005 à 27,9 millions d’euros en 2010.

Selon la Cour des comptes, le coût d’un étudiant à Sciences Po était de 15 143 euros en 2010, soit « supérieur de près de 50% à celui d’un étudiant en université », mais la comparaison avec Dauphine a disparu dans cette version du rapport. Certes, rapportée au nombre d’étudiants inscrits (en forte hausse), la dotation globale du ministère de l’enseignement supérieur a diminué sur la période, mais elle n’en demeure pas moins, à 8 686 euros en 2010, « supérieure de près de 20 % à la dotation moyenne nationale qui s’établit à 7 258 euros ».

La Cour des comptes s’étonne que « le financement de Sciences Po par l’Etat a été jusqu’à présent insuffisamment assorti de contreparties et d’exigences en matière de maîtrise des coûts et de comptes rendus de gestion ». Elle demande donc un plan de maîtrise des dépenses.

Une gestion « défaillante »

Sur la gestion de Sciences Po entre 2005 et 201, la Cour des comptes se montre très sévère.

Elle pointe :

En matière d’achats, Sciences Po ne respecte pas les règles en vigueur.

« Outre qu’elles sont imprécises, [les règles appliquées par Sciences Po] ne sont pas de nature à garantir la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. (…) Elles mettent dès lors l’institution en situation de risque juridique, y compris sur le plan pénal, et en situation d’inefficience puisque ses procédures actuelles ne la mettent pas en mesure de choisir le meilleur rapport qualité/prix. »

« Irrégularités multiples et récurrentes dans la gestion du service des enseignants-chercheurs ».

Le rapport est très sévère sur cette question.

Tout d’abord, les vacataires qui ne représentent que 17 millions d’euros sur les 30,4 millions d’euros de dépenses de « personnel académique » de la FNSP, assurent 93% des heures de cours. Pour attirer des professeurs étrangers, Sciences Po a mis en place un « système de rémunération qui manque de transparence et de cohérence ».

La gestion du service des enseignants sous statut public est « particulièrement opaque » et donne lieu à des « pratiques irrégulières ». Ainsi le décret du 6 juin 1984 a-t-il été violé à plusieurs reprises, notamment sur les décharges d’enseignement. Avec la mise en place de coefficients, « un enseignant assurant 28 heures de cours par an peut ainsi se voir comptabiliser 112 heures de cours s’il bénéficie d’un coefficient 4 ».

La Cour conclut par un menaçant : « Interrogée sur ce point, la direction des études et de la scolarité a fait état de son intention de remédier à cette situation en fixant notamment les obligations d’enseignement par la voie contractuelle. Elle n’en partage pas moins pour le passé la responsabilité des irrégularités relevées dans la gestion des services des enseignants. »

« Dysfonctionnement dans la gestion des logements de fonction ».

Entre 2005 et 2010, une douzaine de logements ont été mis à la disposition de professeurs étrangers, de personnels, d’enseignants et de cadres de la fondation. Aujourd’hui, la FNSP s’est défait d’une grande partie de ces logements.

La fourniture de ces logements doit être déclarée comme avantage en nature, précise la Cour. « Or, l’examen de certains dossiers personnels et des tableaux transmis par Sciences Po a montré que de nombreuses erreurs avaient été commises dans la déclaration de la valeur des logements. » Les cas sont variables : absence de réévaluation de la valeur de l’avantage, absence de déclaration de cet avantage, calcul partiel du montant de l’avantage, etc.

Face à ces « carences », la Cour estime que « cette pratique devrait être totalement abandonnée ».

Haro sur la rémunération de Richard Descoings : un système « non maîtrisé, extrêmement coûteux et dénué de toute transparence ».

En 2011, onze cadres ont perçu des primes allant de 10 000 à 30 000 euros. Les modalités d’évaluation des cadres pour décider des primes étaient orales et floues.

Richard Descoings a gagné 537 247 euros en 2010, 505 806 euros en 2011, se fixant lui-même une partie de sa rémunération. « Ce niveau de rémunération est hors de proportion avec celui que perçoivent en France les dirigeants d’établissements publics d’enseignement supérieur. »

Par ailleurs, « l’actualisation des statuts doit également être l’occasion de rendre la rémunération du président de la FNSP conforme aux dispositions du Code général des impôts ». Celle-ci, de 3 000 euros bruts mensuels devrait être votée en conseil d’administration, inscrite dans les statuts et publiée.

La Cour des comptes souligne que « l’ambiguïté juridique qui caractérise le statut actuel de Sciences Po » n’est pas indifférente dans la survenue de « ces défaillances ». « L’IEP, qui est géré administrativement et financièrement par la FNSP, se trouve de fait paradoxalement soustrait au droit public, et la FNSP, en dépit de sa désignation comme une fondation, considère que son statut sui generis lui permet d’échapper aux règles garantissant le caractère désintéressé de la gestion d’un organisme à but non lucratif. »

Ce système a permis la prise d’initiatives, mais « a dérivé vers des irrégularités importantes ». La Cour des comptes « se réserve de donner des suites juridictionnelles au vu des pièces en sa possession. »

« La faiblesse des contrôles internes et externes »

La Cour relève que les instances délibérantes « n’ont pas joué leur rôle de supervision des décisions prises par l’exécutif » et demande de limiter la durée des mandats de leur président (Jean-Claude Casanova pour le conseil d’administration de la FNSP et Michel Pébereau pour le conseil de direction de l’IEP).

Là encore, le statut de Sciences Po est problématique pour la Cour : « La dualité institutionnelle ne répond plus, sous sa forme actuelle, aux évolutions engagées par les établissements d’enseignement supérieur ».

Quant à l’Etat, « principal financeur de Sciences Po », il « ne dispose pas d’une capacité de suivi suffisante ». Ses représentants devraient pouvoir être présents au conseil d’administration de la FNSP.

Les 19 recommandations de la Cour des comptes :

En premier lieu, pour mettre fin aux irrégularités constatées dans la gestion de l’établissement, la Cour recommande à Sciences Po de :

1/ supprimer les cumuls de décharges et d’heures complémentaires pour les enseignants sous statut public ;

2/ supprimer les cumuls de décharges et de primes pour une même fonction ;

3/ supprimer les décharges supérieures aux deux tiers du service d’enseignement ;

4/ supprimer le système irrégulier de coefficients de pondération des cours et le remplacer par un référentiel d’équivalences horaires conforme au référentiel national adopté par l’arrêté du 31 juillet 2009 ;

5/ soumettre au conseil d’administration de la FNSP les attributions de logement de fonction, et les supprimer pour les cadres dirigeants et les enseignants-chercheurs permanents ;

6/ se conformer à l’ordonnance du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics.

En deuxième lieu, pour consolider les résultats financiers de l’établissement et mettre en place une politique rigoureuse de maîtrise des dépenses, notamment de la masse salariale, la Cour recommande à l’Etat :

7/ d’élaborer un contrat d’objectifs précis et intégrant des indicateurs d’efficacité et d’efficience ;

8/ de notifier des plafonds d’emplois et de masse salariale en même temps que la dotation globale de fonctionnement ;

Pour atteindre cet objectif, la Cour recommande à Sciences Po de :

9/ soumettre annuellement au conseil d’administration de la FNSP une stratégie de financement pluriannuel de l’ensemble de ses activités, reposant sur un objectif d’évolution de ses charges compatibles avec la stabilisation de la dotation publique ;

En troisième lieu, afin d’instituer un système plus transparent de rémunération des salariés de la FNSP, la Cour recommande à Sciences Po de :

10/ clarifier les modalités d’attribution des primes mensuelles et des primes exceptionnelles ;

11/ soumettre une nouvelle grille salariale au conseil d’administration de la FNSP, et les décisions prises par l’administrateur en matière de rémunération des enseignants-chercheurs au conseil de l’article 7 ;

12/ fixer le montant de la rémunération des cadres dirigeants en se référant aux pratiques des établissements d’enseignement supérieur comparables et en mettant en place un système d’évaluations écrites fondé sur une appréciation détaillée des performances en regard des objectifs fixés ;

13/ faire voter annuellement par le conseil d’administration de la fondation le montant de l’enveloppe de primes allouées aux cadres dirigeants ;

En quatrième lieu, afin d’engager les réformes législatives et réglementaires nécessaires pour assurer la transparence de gestion de l’établissement et la bonne information de l’Etat, la Cour recommande à l’Etat et à Sciences Po de :

14/ permettre le passage de Sciences Po au régime des responsabilités et compétences élargies (RCE) ;

15/ modifier la composition du conseil d’administration de la FNSP en prévoyant la présence d’un représentant du ministère de l’économie et des finances et d’un représentant du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ;

16/ limiter le nombre de mandats du directeur et du président du conseil de direction de l’IEP, ainsi que de l’administrateur et du président du conseil d’administration de la FNSP ;

17/ préciser les modalités de rémunération des dirigeants dans les statuts de la fondation, en respectant les règles fixées dans le code général des impôts ;

18/ fixer le montant total de la rémunération de l’administrateur-directeur en se référant aux pratiques des établissements d’enseignement supérieur comparables, la rémunération du directeur de l’IEP étant déterminée par l’Etat.

La Cour recommande enfin à Sciences Po de :

19/ clarifier sa position quant à la participation à une gouvernance unifiée au sein de l’IDEX « Sorbonne Paris Cité », condition essentielle de l’octroi de financement de l’IDEX.

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