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"La crise scolaire est politique" - François Dubet, Le Monde, 1er septembre 2013

dimanche 1er septembre 2013, par Topaze

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Le système scolaire français est plus que jamais en crise. L’école républicaine, coincée entre le corporatisme enseignant et le manque de volonté politique pour la réformer, n’a pas réussi à niveler les inégalités sociales. C’est tout l’enjeu de la "refondation de l’école" engagée par le gouvernement.

Longtemps, les Français ont été persuadés d’avoir l’un des meilleurs systèmes scolaires au monde. Depuis une trentaine d’années, pas un rapport qui ne souligne, sous un aspect ou un autre, la crise de l’école. Partagez-vous ce diagnostic global ?

Il faut se méfier des comparaisons internationales qui classent les sociétés et leurs institutions comme des entreprises plus ou moins performantes. Les systèmes éducatifs sont enchâssés dans des cultures et des histoires nationales et l’on ne peut imaginer de transférer un système scolaire comme on transfère une technologie. Mais il n’est pas nécessaire d’être fétichiste des enquêtes internationales pour voir que l’école française se heurte à de sérieuses difficultés.

Dans quels domaines ?

D’abord, en France comme partout, les inégalités scolaires reproduisent les inégalités sociales, mais cette reproduction est chez nous particulièrement intense. Alors que des sociétés plus inégalitaires que la nôtre le sont moins en termes scolaires, en France l’amplitude des inégalités scolaires mesurée par les performances des élèves est plus grande que ne l’impliquerait la seule amplitude des inégalités sociales. L’école accentue donc la reproduction des inégalités sociales. Cela affecte, évidemment, le niveau moyen des élèves puisque le taux de ceux qui sont faibles est très important.

Ensuite, il existe un problème de relations entre la formation et l’emploi. Malthusienne, l’école républicaine distribuait peu de diplômes, ce qui les rendait efficaces tout en ne pénalisant guère ceux qui en étaient dépourvus. Aujourd’hui, les diplômes sont indispensables à tous, mais ils ont une utilité des plus variables, laissant de côté les dizaines de milliers d’élèves qui en sont privés. L’école n’est donc pas utile à tous alors que les diplômes sont essentiels à l’entrée dans la vie professionnelle.

Enfin, pour reprendre le mot du sociologue Emile Durkheim (1857-1917), l’école républicaine avait une dimension "morale", elle voulait émanciper les individus et construire un lien social, faire des citoyens. Or, nous avons de plus en plus de mal à définir ce projet éducatif et toutes les enquêtes internationales montrent que les élèves français sont particulièrement défiants, stressés, pessimistes, dépourvus de confiance en eux et en les autres. Tout se passe comme si l’école n’était devenue qu’un vaste système de concurrence entre les élèves et entre leurs familles, comme si elle ne parvenait plus à savoir quel type d’individu elle veut promouvoir au-delà d’un succès scolaire fatalement inégal.

Ces constats sont particulièrement douloureux dans un pays qui a toujours pensé que l’école républicaine devait rendre meilleurs les individus et la société en promouvant l’égalité, le développement économique et la citoyenneté.

Depuis quatre décennies, l’école a pourtant connu une démocratisation spectaculaire, du lycée puis de l’université. N’est-ce pas un indéniable progrès social ?

Comme la plupart des pays comparables, la France a choisi, au prix d’un effort important, la massification scolaire dans les années 1960, puis dans les années 1980. L’accès au lycée et aux études supérieures s’est sensiblement ouvert, mais les inégalités se sont déplacées à l’intérieur de l’école.

Tout s’est passé comme si nous avions voulu transformer l’école sans véritablement la réformer, sans comprendre que la massification induisait un changement de nature de l’école. Par exemple, nous avons créé le collège unique en 1975 sur le modèle du premier cycle du lycée "bourgeois", ne répondant pas ainsi aux besoins des élèves venus des classes populaires. Nous avons maintenu, voire accentué, les hiérarchies scolaires conduisant à une orientation par l’échec, alors qu’il aurait fallu diversifier les modalités de formation et permettre aux élèves de mieux circuler dans le système. Nous n’avons pas compris que dans un système de masse le métier d’enseignant devait changer de nature et nous avons cru que le niveau académique des maîtres suffisait à en garantir la compétence pédagogique.

L’appel à l’autonomie des établissements n’a pas changé le mode d’affectation des enseignants et l’autonomie est plus une incantation qu’une pratique. Non seulement les clivages entre les grandes écoles et les universités, entre l’enseignement professionnel et les formations générales n’ont pas été mis en cause, mais ils ont même été renforcés.

Autrement dit, la démocratisation n’a pas corrigé la stratification élitiste ?

Le système scolaire français est resté fortement inégalitaire et commandé par l’élitisme de l’école républicaine : l’idéal élitiste détermine toutes les pratiques, y compris celles des filières et des établissements qui n’accéderont jamais à l’élite, y compris celle des classes enfantines où les notes se portent bien.

Au bout du compte, l’école française s’est transformée tout en maintenant les structures et les pratiques dont on pensait qu’elles en avaient fait sa grandeur passée. Les enseignants ont le sentiment d’être épuisés par des réformes qui ne changent rien de fondamental pendant que leur métier est de plus en plus difficile ; les parents pensent que le système est de plus en plus complexe et incompréhensible ; l’école transfère une partie de ses difficultés vers une foule de "dispositifs" mis en œuvre par les mairies, les départements et les régions, sans que rien ne change "au fond" dans l’école elle-même.

Quels sont les symptômes de cette désillusion ?

Les Français ont appris, à l’école, que la République avait été faite par l’école et ils attendent toujours de l’école une fonction de salut. L’école républicaine ne doit pas être seulement une bonne école, elle doit "sauver" la société. Les déceptions sont donc très profondes.

La première crise est celle de la justice scolaire. Chacun découvre que le passage de l’élitisme républicain réservé à quelques-uns à l’égalité des chances offerte à tous a été un leurre. Ce sont presque toujours les mêmes qui réussissent et presque toujours les mêmes qui échouent. Les familles s’efforcent de choisir les meilleures filières et les meilleurs établissements en jouant sur le "marché scolaire" public et privé ; elles savent bien que l’école donne plus à ceux qui ont déjà plus. Les écarts de performance entre les établissements se creusent et bien des élèves décrochent parce qu’ils pensent ne plus avoir d’avenir à l’école... L’école qui devait unifier la nation est perçue parfois comme l’institution qui divise et sépare les individus en fonction de leur mérite et, au-delà, de leur naissance. Et, comme l’économie n’absorbe plus tous les jeunes, il est alors facile d’accuser l’école de tous les maux.

L’école connaît aussi une crise d’efficacité pédagogique. Si les performances scolaires des élèves semblent avoir augmenté durant les années de massification, ce n’est plus le cas depuis une dizaine d’années, depuis que nous avons atteint l’étiage de la massification. C’est sur ce point que les comparaisons internationales sont particulièrement pénibles pour la France. L’école ne serait efficace que pour les bons élèves et ceux qui sont destinés à l’être. Il semble clair que les agendas scolaires, le mode d’organisation du travail scolaire, la qualité de la formation des maîtres, la difficulté d’individualiser le travail des élèves peuvent être mis en cause puisque des pays qui connaissent les mêmes difficultés sociales que les nôtres ont de meilleurs résultats scolaires. Dans tous les cas, le passage à un véritable modèle de formation professionnelle des enseignants est un impératif.

La troisième crise est une crise d’utilité. La France industrielle avait construit un idéal "adéquationniste" des relations entre le diplôme et l’emploi ; la croissance économique des "trente glorieuses" avait validé ce modèle. Or il ne vaut plus que pour les filières sélectives. A l’exception de l’élite scolaire, l’orientation se fait essentiellement de manière négative. A l’arrivée, un étudiant sur deux travaille dans un domaine qui n’a pas de lien avec sa formation ; les étudiants français sont, et de loin, les plus pessimistes d’Europe ; inquiets et déçus, ils se sentent toujours menacés d’être déclassés.

En dépit d’innombrables "réformes", les responsables politiques semblent impuissants à surmonter cette crise. Comment expliquez-vous cette paralysie du politique ?

Une grande part du blocage vient de ce que le monde scolaire ne discute qu’avec lui-même dans un système de négociation interne à l’école. On peut le comprendre, puisque aucune réforme ne peut se passer de l’assentiment des enseignants. Mais cela pose problème, car le produit de ce jeu est nécessairement conservateur : chaque corps, chaque discipline, chaque corporation, chaque élément du système craint de perdre sa position si les règles du jeu changent. Par exemple, toucher aux filières, c’est toucher aux heures et aux disciplines auxquelles chaque professeur est très fortement identifié.

Dans ce jeu, il va de soi depuis trente ans qu’un certain nombre de questions sont tenues pour des casus belli : la définition des services, la nature des concours de recrutement, le mode d’évaluation des enseignants, leur mode d’affectation dans les établissements, la sélection à l’université, la nature du bac... Tout l’art du ministre consiste alors à changer les choses sans toucher à ces verrous idéologiques et pratiques, ce qui limite singulièrement son action. Aujourd’hui, les organisations enseignantes combinent souvent un certain radicalisme idéologique et un conservatisme professionnel assumé, comme l’a montré le conflit sur les rythmes scolaires, dont le dossier semblait pourtant faire consensus. Pourtant, si ce système de négociation interne au ministère est particulièrement conservateur, rien ne prouve que tous les enseignants le soient ; beaucoup d’entre eux voudraient changer l’école et un ministre devrait trouver le moyen de ne pas les décourager.

Ce "conservatisme" du système est-il seul en cause ?

Non. Car ces blocages internes sont d’autant plus rigides que les ministres ne parviennent pas à mobiliser de fortes ressources politiques extérieures au système. Ils ne parviennent pas à s’appuyer sur des mouvements d’opinion, sur des forces sociales et sur des citoyens qui rappelleraient que l’école appartient à tous et pas seulement à ses professionnels. Ce silence tient pour une part au fait que les injustices scolaires que chacun dénonce ne sont pas défavorables à une partie importante de la population. Qui prendrait le risque, à droite et à gauche, de supprimer les classes préparatoires qui assurent la reproduction rigide des élites ? Qui prendrait le risque de "déshabiller" un peu les lycées pour mieux "habiller" l’école élémentaire ?

Dans une société où chacun a le sentiment que son destin et celui de ses enfants se jouent à l’école, le poids politique des bénéficiaires du système scolaire est bien plus important que leur seul poids démographique. On peut admettre que l’école fonctionne mal, mais il serait plus encore dangereux d’en changer les règles tant qu’elle a le pouvoir de distribuer les individus dans les diverses positions sociales. Ce phénomène pèse d’autant plus que la parole de ceux qui ont échoué à l’école n’est ni légitime ni entendue. Qui plaidera jamais pour les élèves qui apprennent mal, pour ceux qui s’intéressent si peu à l’école qu’elle ne sait pas où les mettre ? Pour ceux dont on pense qu’ils sont les responsables de leurs échecs ?

Comment en sortir ?

La crise scolaire française est fondamentalement politique. Mais la faiblesse politique dépend moins des conservatismes corporatistes que de la difficulté proprement politique de faire de l’éducation un problème politique et social essentiel. Il appartient aux partis de rompre avec la nostalgie d’un âge d’or qui n’a pas existé ; il leur appartient d’expliquer et d’expliquer encore que l’avenir d’une société, et pas seulement celui de chacun de nous, se joue dans le système éducatif.

Il appartient aux dirigeants politiques de produire une offre politique, d’animer le débat public et parlementaire sur les questions d’éducation ; sans cela, il y a peu de chances que les blocages soient levés et qu’une légitimité démocratique puisse demain s’opposer à la légitimité corporatiste.

Propos recueillis par Gérard Courtois


[1Après l’analyse des éléments de langage sur "les profs toujours absents" (Acrimed 11 juin 2013 - à relire ici), c’est reparti sur le "corporatisme enseignant"...