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Devant la porte fermée de l’Université - Anna Colin Lebedev, Blog Mediapart, 16 mai 2014

lundi 19 mai 2014, par Hélène

Pour moi comme pour beaucoup de mes collègues chercheurs, cette période de mi-mai est celle de la déprime et de la remise en question. Une année après l’autre, les réponses négatives à nos candidatures aux postes de maître de conférences arrivent par paquets. Les bonnes candidatures se comptent par dizaines pour chaque poste. Le plus souvent, on ne reçoit d’ailleurs aucune réponse, ce qui nous rejette dans l’anonymat des négligés. Parfois la lueur d’une audition. Les candidats se connaissent souvent, se croisent à l’audition – Ca va ? Ca va... - et font tout leur possible pour ravaler leur animosité à l’égard des concurrents. Il n’y aura qu’un gagnant et tous les autres devront quand-même continuer à travailler ensemble sans s’entretuer. Les perdants sont si nombreux et leur échec si répétitif que ça donne l’impression d’un gris marécage dont surnage de temps à autre un heureux qu’on ne voudra pas haïr car lui aussi aura connu l’angoisse des mois de mai sans une couleur vive dans le ciel.

Il est de bon ton de ne pas trop en parler et en tout cas de ne pas parler de soi. On s’échange des allusions sur Facebook, on prend des cafés-déprime ensemble, on signe des pétitions de soutien à l’université. Pour les collègues en poste, c’est aussi un moment douloureux de condoléances à distribuer à des visages éteints, de plus en plus nombreux. Quand on est un recalé, il est de bon ton de faire comme si on faisait face avec résignation et détachement : ça se passera mieux la prochaine fois. Bien sûr qu’on pourra travailler sans être payé. Bien sûr qu’on pourra passer de statut bancal à statut bidon. On imagine des petits arrangements de vocabulaire : chercheur « associé » à un laboratoire peut faire croire qu’on fait partie du laboratoire, alors qu’en réalité on est à la rue. Mais on laisse planer le doute, car un jeune chercheur qui déprime et qui travaille sans casquette institutionnelle perd des points dans la course. Le chercheur « free lance » ? Un loser. C’est aussi pour ça qu’on accepte chaque petit contrat courte durée, chaque enseignement : se raccrocher aux branches d’un établissement où l’on n’a posé qu’un petit orteil. On peut aussi imaginer son propre étabissement, s’improviser « conseiller » ou « think tank », ou animateur d’un projet. Notre monde est rempli de ces projets-illusions qui servent à ne pas sombrer dans le vide, vis-à-vis des autres mais surtout de nous-mêmes.

Cette année pour moi, la campagne de non-recrutement a coïncidé avec un moment d’actualité brûlante de mes sujets de recherche, la Russie et l’Ukraine postsoviétiques. Aucun poste en civilisation russe n’était mis au concours pour la rentrée prochaine. Il ne faut pas se plaindre : il y en a eu quelques-uns les années précédentes. Les postes en sociologie et science politique restent traditionnellement frileux à l’égard des candidatures portant sur des terrains exotiques que l’on relègue dans la catégorie « aires culturelles ». C’est rare que des chercheurs travaillant sur l’ex-URSS soient auditionnés pour des postes au profil « classique » et les recrutements sont exceptionnels. On nous conseille donc d’accumuler de l’expérience en enseignement du russe, car c’est là que se nichent les rares postes accessibles. C’est un autre métier que nous ne savons pas forcément faire, mais plus personne n’ose le dire, car comment survivrait-on s’il n’y avait les départements de langue russe ? Effet collatéral, les étudiants de ces départements reçoivent plus d’enseignements en civilisation qu’en langue ; ce n’est pas forcément un mal.

Le besoin de comprendre et de décoder ce qui se passe au-delà de nos frontières est pourtant réel. Nous avons aujourd’hui des choses à dire et un éclairage à donner. L’intérêt des lecteurs de ce blog pour mes billets sur l’Ukraine en est un signe : une spécialisation sur une zone marginale peut devenir d’une importance cruciale pour la France du jour au lendemain. Nos centres de recherche sur les sociétés d’Europe de l’Est se comptent pourtant sur les doigts d’une main et manquent de moyens, mais surtout de perspectives de développement. Les programmes de formation spécialisés déclinent. La France se prive d’une expertise qui va forcément s’affaiblir à force d’être précarisée et rejetée en dehors des institutions.

Si j’écris aujourd’hui sur l’Ukraine et la Russie dans un blog, c’est aussi parce que je n’ai pas réussi ces dernières années à obtenir un poste universitaire et que je me suis trouvée en périphérie du système. Vous ne m’entendrez pas dire que c’est injuste, car malheureusement le nombre de collègues talentueux et dignes d’être recrutés est largement supérieur aux postes offerts. Le blog n’est pas un mode d’expression légitime pour un chercheur, mais c’est peut-être l’un des plus gratifiants. Malmenés et déconsidérés par l’institution, nous trouvons dans l’écriture et le partage gratuit de connaissances un moyen d’être socialement utiles. Alors on continue. Bénévolement, dans le doute, malgré tout.