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Université Antilles-Guyane : les fonds européens ont été siphonnés à grande échelle - Lucie Delaporte, Mediapart, 19 mai 2014

mercredi 21 mai 2014, par Louise Michel

Des documents confidentiels auxquels Mediapart a eu accès dévoilent comment des millions d’euros de subventions européennes ont disparu dans des montages opaques à l’université des Antilles-Guyane. Une information judiciaire vient d’être ouverte pour « détournement de fonds » et « escroquerie en bande organisée » tandis que la nouvelle présidente de l’université parle de « système mafieux ».

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C’est un système vieux de quinze ans qui est en train de vaciller. Son effondrement menace d’emporter des universitaires, des responsables politiques locaux et n’épargnera pas l’État qui a choisi de fermer pudiquement les yeux durant toutes ces années. À l’université des Antilles et de la Guyane s’est développé un impressionnant système de détournement de fonds sans que, jusqu’à ces derniers mois, personne trouve rien à redire. À tous les niveaux ou presque, les autorités concernées ont failli. Aujourd’hui, après plus d’une décennie où les alertes n’ont pourtant pas manqué, le système semble se lézarder.

Longtemps mis sous le boisseau, les faits commencent à être mis sur la place publique. Un rapport d’information du Sénat, consacré à l’avenir de l’établissement depuis la partition du pôle guyanais l’an dernier, publié mi-avril, est accablant pour la gestion de l’université des Antilles-Guyane (UAG). Au vu des mécanismes qu’il décrit, il « estime urgent de sanctionner les responsables » et s’interroge sans détour sur les raisons de l’inertie des pouvoirs publics dans ce dossier.

Un très sévère rapport de la Cour des comptes de janvier 2013, non public mais qui a beaucoup circulé (à lire en intégralité ici), avait également révélé les graves dysfonctionnements au sein d’un laboratoire de l’université où des millions d’euros de subventions ont disparu pratiquement sans laisser de traces.

Le 7 avril, après un an d’enquête de la section régionale de la police judiciaire de Martinique, une information judiciaire a été ouverte pour « détournement de fonds publics » et «  escroquerie aux subventions en bande organisée ». L’affaire, très lourde, a été confiée à la juridiction interrégionale spécialisée qui gère ce type de dossier « compte tenu du caractère systématique et de la gravité des infractions, compte tenu aussi des complicités et des complaisances importantes », explique le procureur de Fort-de-France Éric Corbaux.

Mediapart a eu accès à de nombreux documents financiers, courriers, mails ainsi qu’à plusieurs rapports confidentiels qui permettent de décrire précisément et de l’intérieur un système qui a prospéré sans encombre dans cette université de près de 12 000 étudiants.

Quel est donc ce système ? Depuis quelques années, un laboratoire de l’université, le Ceregmia (centre d’études et de recherche en économie, gestion et informatique appliquée), créé en 1986 et rattaché à l’UFR de sciences juridique et économique de la Martinique, s’est mis à solliciter avec succès des financements européens.

À partir de 2009, neuf conventions sont passées par ce laboratoire avec le fonds européen de développement régional (FEDER). Cinq dépassent les 1,5 million d’euros. Les effectifs du Ceregmia, dirigé depuis l’origine par l’économiste Fred Célimène, ont triplé depuis cette date et ses recettes ont explosé passant de 182 684 euros en 2007 à 3,2 millions d’euros en 2010. Un dynamisme remarquable pour un labo dont le budget dépend aujourd’hui à 85 % de fonds européens. Or c’est la gestion plus que problématique de ces fonds qui fragilise aujourd’hui l’université dans son entier.

Les financements européens, destinés à corriger les déséquilibres régionaux, devaient servir, selon les conventions, à « favoriser la constitution d’un savoir partagé sur l’espace Caraïbes », « développer le e-learning », ou encore mettre en place une « bibliothèque numérique ». Sauf qu’au vu des documents que Mediapart a pu consulter, le suivi des dépenses a été au sein de l’université pour le moins défaillant.

De manière systématique, un nombre important de pièces justificatives des dépenses – qui permettent à l’université de se faire rembourser par le FEDER – sont sans aucun rapport avec l’objet des programmes de recherche. Pis encore, certaines factures sont utilisées plusieurs fois pour des projets différents.

Résultats, après différents audits, les taux d’inéligibilité des dépenses – c’est-à-dire les factures ne pouvant en réalité ouvrir droit à aucun remboursement par l’Europe – s’avèrent très élevés, jusqu’à 80 %.

La convention Euro Institut Caraïbe (EIC), signée en octobre 2009 et portant sur « la formation et l’information, l’amélioration de la connaissance institutionnelle dans l’espace Caraïbe », a par exemple fait l’objet d’un audit d’Ernst & Young sur demande de la Commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC) en 2012. Mediapart a pu avoir accès à ce rapport confidentiel dont les conclusions sont sans appel : la majorité des factures présentées n’ont en fait rien à voir avec le projet. Confronté à de tels soupçons de fraude, le cabinet d’audit a d’ailleurs recommandé un signalement à l’Olaf (office européen de lutte anti-fraude). Voir document ci-dessous.

Un million à ne rien faire ?

Le détail précis des dépenses auquel nous avons eu par ailleurs accès pour cette convention fait effectivement apparaître de curieux éléments. Pour un programme dévolu à la mutualisation administrative et pédagogique dans la Caraïbe, le laboratoire présente de faramineuses dépenses d’électricité (plusieurs milliers d’euros), de climatisation (plusieurs fois plus de 4 000 euros rien que pour l’année 2011), une facture de 19 026 euros « d’accessoires et pièces automobiles » en date du 31 octobre 2011, une autre d’« implémentation éolienne », de 4 068 euros en novembre 2011, d’« abattage d’arbres », etc. Ernst & Young, dans son rapport, avait aussi relevé une facture de plus de 30 000 euros d’« équipement audiovisuel » jugée par le cabinet à 98 % inéligible. Et que dire de la facture de 651 euros pour « achats divers » au magasin « Nice looking » ?

Dans son dernier rapport, la Cour des comptes s’était déjà émue que, selon un mécanisme manifestement similaire, dans le projet «  Avancité3D Caraïbes », qui propose de modéliser les villes de la Caraïbe en 3D à des fins touristiques, et signée à la même date que le précédent projet, figure par exemple une facture de 18 035 euros pour un séminaire de formation «  conduite du changement » au bénéfice du groupe HEC, séminaire qui s’était en fait tenu en février 2008 suite à une convention passée en décembre 2007.

Fred Célimène, le directeur du laboratoire incriminé, estime qu’il est dans cette affaire victime de «  manœuvres de déstabilisation menée par la nouvelle présidence » qui tente de faire diversion à la crise que traverse l’université : séparation du pôle guyanais, revendication d’indépendance du pôle guadeloupéen. Pour lui, il ne s’agit que de simples contre-feux allumés par l’actuelle équipe de direction pour faire oublier qu’elle n’a pas pu empêcher le démantèlement d’une université qu’il a « construite depuis trente ans ».

Interrogé sur l’inéligibilité des dépenses de ces projets, comme les factures astronomiques d’électricité, cet économiste estime qu’il s’agit « de coûts environnés », c’est-à-dire tous les coûts indirects liés à l’opération, ce que la Cour des comptes qui « méconnaît les mécanismes de subventions européens n’a pas compris ». Si les subventions européennes peuvent effectivement couvrir ces coûts, elles ne le font que sur la part infime qui concerne directement le projet. Or dans les documents que nous avons pu voir, tout se passe comme si chaque projet revendiquait une grande partie des dépenses de fonctionnement de l’université dans son ensemble.

Autre irrégularité dans la présentation des dépenses, qui participe au système, le laboratoire fait apparaître des rémunérations de chercheurs qui, après vérification, n’ont en réalité jamais participé à ces programmes européens. Mediapart a ainsi pu consulter plusieurs courriers de protestations d’enseignants-chercheurs, comme celui de Gilles Joseph, en date du 17 janvier 2014 qui s’offusque de voir figurer son nom dans un dossier auquel il n’a «  jamais participé, sous aucune forme que ce soit », écrit-il à la présidence.

À ces facturations douteuses, et ses dépenses artificiellement gonflées, s’ajoutent des marchés passés dans des conditions pour le moins étranges. Le Ceregmia a par exemple signé un contrat de plus d’un million d’euros avec la société Filiatis pour « rechercher des subventions destinées à financer des projets de recherche », le 26 mai 2009. La Cour des comptes relève que ce marché n’a donné lieu à aucune mise en concurrence et souligne que l’établissement, avec une gérante unique, était de plus en cessation d’activité depuis janvier 2009 et a donc été réactivé à la veille de passer le contrat. Elle constate également que, dans les documents fournis, les signatures de la gérante ne sont pas les mêmes…

Surtout, les demandes de subvention avaient en fait déjà eu lieu pour ce programme, ce qui rend de fait « ce marché sans objet lors de la conclusion ». D’ailleurs, « aucun des éléments produits ne porte la marque de l’intervention de la société Filiatis », dans la recherche de subventions, assène la Cour. Un million à ne rien faire ? Dans ce dossier qui a fait l’objet d’une communication au procureur général de la Cour des comptes, comme sur bien d’autres, la justice devra déterminer où est passé l’argent.

Dans le même ordre d’idées, Mediapart a eu accès au contrat de 82 000 euros, conclu par le laboratoire en octobre 2009, toujours sans appel d’offres et avec une société de conseil, Pro service, dont la gérante et unique salariée est une doctorante de Fred Célimène. Le montant du contrat, dont l’objet est d’assurer « les relations internationales de l’Euro institut caribéen », s’accompagne de factures s’élevant au total à 165 000 euros. Les faits pourraient constituer a minima du « délit de favoritisme », confirme dans une note adressée à la direction des affaires juridiques de l’université l’avocate Sabrina Goldman.

Un système de redistribution bien organisé

Parallèlement à ces graves dérives, les rapports d’exécution qui attestent qu’un travail a été effectivement fourni sont la plupart du temps inexistants. Ce qui, pour des conventions qui mobilisent des millions d’euros de subventions, est un peu gênant pour la réputation de l’université et sa capacité future à solliciter des financements. La Cour des comptes s’étonne par exemple que dans l’opération «  formation et accompagnement en ligne et en présentiel des étudiants de Martinique », signée en juin 2009, et désormais achevée, « aucune indication sur les actions de formation et d’accompagnement en ligne censée concerner 8 000 étudiants (n’ait) été produite ».

Une fois de plus, la question de la destination finale des importantes sommes sollicitées se pose. Pour ceux qui gèrent les projets européens au sein du Ceregmia, Mediapart, qui a eu accès à de nombreuses fiches de paie, a pu constater des rémunérations hors normes et des dépenses somptuaires, ce qui peut constituer une première piste de réponse mais certainement pas suffisante eu égard aux sommes en jeu.

Le directeur du laboratoire cumule les primes dans le cadre de ces projets sans que la présidence en soit informée, et au-delà des plafonds prévus. Rien que pour «  la coordination scientifique » du projet «  IFGCar », sur la formation de cadres en Haïti, Fred Célimène touche 1 900 euros par mois et 5 500 euros pour l’encadrement de mémoires. Une facture orange mobile de 8 000 euros pour son portable est également présentée, elle ne couvre que six mois de communication. Des milliers d’euros concernent aussi les postes restauration et voyages pour un projet, somme toute, assez modeste.

Questionné sur ces points, Fred Célimène nous a répondu que la convention « IFGCar » étant passée avec l’AUF, l’agence universitaire de la francophonie, ces rémunérations ne doivent pas être comparées à celles pratiquées par l’université française, qui pratique « des rémunérations médiocres ». Concernant la facture téléphonique, il nous a assuré avoir «  prêté (s)on téléphone aux étudiants haïtiens en détresse après le séisme » et remarque qu’aucune autre facture d’un tel montant n’a été présentée par la suite.

Le directeur de l’IFGcar, institut de la francophonie pour la gestion de la Caraïbe (du même nom que le projet IFGCar, ce qui n’a cessé d’entretenir la confusion), qui fait partie de l’AUF, Kinvi Logossah, a quant à lui touché pendant plusieurs mois des doubles rémunérations, et également des primes de l’université pour «  participation à des opérations de recherche » comme celle de février 2012, de 13 000 euros (voir document) alors même qu’il était en détachement de l’université. S’agissant des doubles rémunérations, M. Logossah nous a répondu par courriel qu’il s’agissait d’un « cas banal de trop-perçu versé par erreur administrative ». Concernant l’objet de sa prime, il assure avoir saisi le tribunal administratif pour faire valoir ses droits.

Pour faire fonctionner ce système, le laboratoire a organisé un efficace mécanisme de «  remontée » de factures au sein de l’université. Mediapart, qui a pu avoir accès à un certain nombre de mails internes, s’est aperçu que le directeur du Ceregmia s’est arrangé pour avoir accès à des factures sans liens avec les programmes de recherche en question, en sollicitant – contre rémunération – le service comptable de la faculté.

Dans un mail à l’agent comptable en chef daté du 2 juin 2010, il écrit : «  Je vais "lister" ce que je souhaite obtenir et je vous transmettrai cette liste. » L’agent comptable demande à ses services d’aider M. Célimène. Dans un mail de juin 2009, la comptable écrit ainsi à son subordonné : « Je vous prie de monter au créneau, afin d’inviter les responsables et leurs gestionnaires à mettre leurs archives à disposition de M. Célimène. » Elle réclame « l’ensemble des documents de 2006 à 2009 »… «  pour rendre service à M. Célimène ».

Pour récompenser ceux qui acceptaient de mener ce travail supplémentaire, et clairement en dehors des clous, des primes étaient distribuées, en respectant la hiérarchie, a pu constater Mediapart. Une prime de 12 000 euros a ainsi été accordée à un cadre comptable, en octobre 2010, étonnamment intitulée « prime d’intéressement contrat de recherche » quand un agent plus subalterne ne touchait, lui, que quelques centaines d’euros. La chef comptable n’a pas été oubliée. En 2009, elle a perçu 15 751 euros de primes pour, là encore, une énigmatique « participation à des opérations de recherche ». En 2010, elle touche 19 561 euros de primes diverses : prime président, intéressement au contrat de recherche, indemnité formation continue. Et encore 16 119 euros de primes en 2011.

La manière de qualifier dans la comptabilité ces rémunérations pour bons et loyaux services a donné lieu à une séance de brainstorming. «  Pour ce qui est d’inclure un alinéa "réalisation de travaux spécifiques effectués par la DAF", je pense que cela nous compliquerait les négociations vis-à-vis de certains bailleurs de fonds qui n’aiment pas trop que l’on rémunère des fonctionnaires de l’État (...) Vous savez bien que les mesquineries et la jalousie font partie de la nature humaine », écrit Fred Célimène à la chef comptable. « Donc je propose toujours des formulations assez larges dans lesquelles j’ai une grande souplesse comme : "frais de fonctionnement du projet" ; "coûts administratifs" ; "gestion et conduite du projet". »

Suicide d’un agent comptable

Aujourd’hui, la présidence de l’université essaie d’évaluer le préjudice financier pour l’établissement. Il se chiffre à plusieurs millions, selon de premières estimations effectuées à l’aide du cabinet Deloitte.

Le plus sidérant dans ce dossier est sans doute que ce système aurait pu perdurer si la nouvelle présidente, alors doyenne de la faculté des lettres, Corinne Mencé Caster, élue en janvier 2013 sur le fil et presque par surprise, n’avait décidé de se mêler, contrairement à ses prédécesseurs, des finances de l’université. Après s’être étonnée de l’étrange fonctionnement du Ceregmia – qui la court-circuitait systématiquement auprès des pouvoirs publics – et des nombreuses irrégularités comptables autour de ce laboratoire, elle décide de ne pas renouveler dans leurs fonctions le directeur général des services (DGS) et l’agent comptable. « Je me suis aperçue qu’ils transgressaient systématiquement mes consignes », raconte-t-elle.

Du jour où elle a su qu’elle ne serait pas reconduite à son poste, l’agent comptable en chef de l’université des Antilles ne s’est plus présentée dans l’établissement. Selon la présidente, quantité de documents comptables ont alors disparu. Un huissier a aussi constaté qu’un disque dur a été effacé.

Pour la nouvelle équipe dirigeante, c’est le début d’un long travail pour tenter de mettre au clair la comptabilité de l’université dans un climat pesant où la présidente, aujourd’hui placée sous protection, a fait l’objet de menaces. Des affiches mettant en cause l’amateurisme de la présidente fleurissent également sur le campus martiniquais, certaines sous le titre «  wanted dead or alive ».

Dans un mail en date du 22 octobre 2013, adressé à un agent comptable et envoyé en copie à la présidente, Fred Célimène, qui s’irrite qu’on lui demande des précisions sur certaines de ses opérations, assène : « Je sais bien que votre chef a des consignes. Sauf qu’elle doit savoir que j’en suis à mon 12e agent comptable et qu’ils sont tous partis en mauvais état… Bien cordialement ! » Un courrier pour le moins inquiétant alors qu’au sein de l’université personne n’a oublié le suicide d’un agent comptable en 2001, au moment où un premier rapport de la Cour des comptes avait déjà commencé à pointer du doigt les dérives du laboratoire. « Un mail sorti de son contexte », nous a expliqué Fred Célimène (voir notre document ci-dessous).

Corinne Mencé-Caster s’est manifestement attaquée à un écosystème au sein de l’université qui se croyait protégé et l’abri de tout contrôle, un écosystème qu’elle n’hésite pas à qualifier de « mafieux ». Il faut dire que tant la communauté universitaire que les pouvoirs publics se sont toujours montrés soit complaisants, soit totalement absents face aux errements du Ceregmia.

Un premier rapport de la Cour des comptes sur la gestion de l’université portant sur les années 1999 et 2003 avait déjà relevé de tels dysfonctionnements au sein du laboratoire qu’un signalement avait été, là encore, fait au procureur. Sans avoir l’ampleur du système mis en place à partir de 2008-2009, la Cour soulignait déjà un «  non-respect des procédures de dépenses », une comptabilité suspecte et condamnait le fait que Fred Célimène soit, parallèlement à ses fonctions universitaires, gérant d’une société de pêche, la « Compagnie de pêche antillaise ». Et ce sans qu’« aucune déclaration de cumul d’emploi et encore moins de rémunération (n’ait) été produite à l’université ».

Face à ces graves accusations, l’université n’a pratiquement eu aucune réaction. En 2007, la section disciplinaire de l’UAG, parce qu’il était toujours gérant de sa société de pêche, a finalement interdit, pour une année, à Fred Célimène d’accéder à la classe supérieure de son corps. « Une sanction évidemment ridicule », concède l’ancienne présidente Jacqueline Abaul qui n’était plus alors en fonction.

Une sanction disciplinaire ridicule

L’attitude de la préfecture de Martinique, qui a compétence pour contrôler les fonds européens, pose également question. Comment ne s’est-elle pas étonnée par exemple que deux projets (Oolog et Green Island, près de 1,5 million d’euros chacun) portant sur des sujets totalement différents, revendiquent très exactement le même montant de subvention, avec une clé de répartition par poste exactement identique comme si le laboratoire, sûr de son fait, s’était contenté d’un simple copié-collé ? Un audit finalement mené par le service instructeur de la préfecture sur les conventions Oolog et Green Island, et que nous nous sommes procuré (à lire ici pour celui de Green Island et ici pour celui sur Oolog), montre qu’il ne fallait pas chercher très loin pour voir l’ampleur des dérives.

Quel rôle a joué dans ce dossier le député du Parti progressiste martiniquais (il siège au groupe socialiste à l’Assemblée) et président de la région Martinique, Serge Letchimy ? Quand la région Guadeloupe, autorité de gestion pour les projets du programme «  Interreg IV », décide de déprogrammer trois conventions passées avec le FEDER, en mars 2011, constatant d’importantes irrégularités, Serge Letchimy mène un intense lobbying auprès de Victorin Lurel, alors président socialiste du conseil régional de Guadeloupe pour que les projets soient reprogrammés. Ce qui sera fait.

Dans un courriel qu’a pu consulter Mediapart, Fred Célimène se félicite auprès d’un membre de l’administration de l’université que Serge Letchimy mais aussi Victorin Lurel l’aient appelé au sujet de ces déprogrammations pour savoir « ce que je désirais exactement ». « J’ai demandé de te transmettre directement le courrier indiquant le "retrait de la déprogrammation" ou "l’annulation de la déprogrammation" (…) À partir de là, je ferai mes remontées de dépenses comme d’habitude », poursuit-il, sûr de ses appuis politiques.

Questionné sur la nature de ses liens avec Fred Célimène, Serge Letchimy reconnaît qu’il s’agit d’un «  proche » avant de se demander si le terme est bien approprié. Il confirme avoir appelé le directeur du laboratoire au moment de la déprogrammation des subventions. «  Fred Célimène est un éminent professeur, quelqu’un qui a beaucoup apporté au pays », assure-t-il, en rappelant qu’une déprogrammation était lourde de conséquences.

Pourquoi n’a-t-il pas plus tôt alerté sur les dysfonctionnements mis en exergue par la Cour des comptes depuis des années ? « Je ne sais pas s’il y a des irrégularités dans la gestion de ce laboratoire. Je ne veux pas me substituer à la justice. Et puis quand un important laboratoire vous sollicite sur des éléments de recherche essentiels pour la Guadeloupe et la Martinique, pourquoi avoir des suspicions ? » Pour preuve de son indépendance dans le dossier, il affirme aujourd’hui, à la lumière des récents événements, avoir décidé de « retirer sèchement un dossier de subvention en décembre dernier ». Ce que la présidente lui avait instamment demandé de faire, ayant constaté l’irrégularité de la signature de l’université dans ces dossiers de subventions.

Au niveau de l’État, comment ne pas s’interroger également sur les raisons pour lesquelles les multiples signaux d’alarmes, de la Cour des comptes, de l’inspection générale, sont restés si longtemps sans réponse. Le rapport de la Cour des comptes de 2006, qui pointait « des situations appelant des sanctions, sinon de sévères correctifs », est resté lettre morte.

Après le rapport au vitriol de janvier 2013, le préfet de la région Martinique, qui représente l’État, va mettre un an avant de déclencher une procédure de contrôle sur trois conventions FEDER. Le ministère missionne l’IGAENR, là encore un an après… Un empressement tout relatif qui a sans doute laissé le temps à certaines pièces de disparaître.

Certains éléments sèment même le trouble quant à la volonté des pouvoirs publics de mettre un terme au système Ceregmia aux Antilles. En 1998, la présidente de l’UAG de l’époque, Jacqueline Abaul, s’alarme des dysfonctionnements dans la gestion de son établissement et lance un processus interne de clarification des comptes. Elle remet également un rapport « en mains propres » à Christian Forestier qui vient d’être nommé directeur de cabinet de Jack Lang pour lui signaler ses doutes autour du fonctionnement du Ceregmia.

La seule suite concrète donnée à ce rapport par Christian Forestier, qui a expliqué à Mediapart n’en avoir « aucun souvenir », est qu’il nomme Mme Abaul rectrice à Caen en 2001. « Le départ précipité de la présidente Abaul a eu pour conséquence d’interrompre le processus qui était engagé (…) Dès lors la situation du Ceregmia a évolué dans des conditions qui sont loin d’être satisfaisantes », note sèchement la Cour des comptes dans son rapport de 2006.

« Honnêtement, je n’ai aucun souvenir de ce rapport que j’ai dû transmettre à mes services », explique Christian Forestier. La nomination de Mme Abaul en métropole correspond à un serment fait à son ami, l’écrivain Bertène Juminer, alors recteur de Guyane, de nommer quand il le pourrait un recteur antillais en métropole. Concernant Mme Abaul, le ministère cherchait aussi à cette époque à féminiser le corps des recteurs, et les candidates passées par la direction d’une université n’étaient pas légion.

Il peut néanmoins paraître étonnant que, lorsque éclate la crise en Guyane – qui aboutira à la création d’une université indépendante, une partition que l’équipe dirigeante de l’université dénonce comme une diversion pour enterrer certains dossiers –, le ministère choisisse Christian Forestier pour mener une mission de conciliation. Pourquoi lui, désormais à la retraite après avoir dirigé le Cnam ? « C’est une personnalité acceptée par toutes les parties », répond simplement aujourd’hui l’entourage de Geneviève Fioraso, qui dit ne rien savoir du rapport enterré.

Y a-t-il eu des complaisances au sein de l’appareil d’État ? À quoi ont donc servi les millions de subventions perçus par le Ceregmia ? Certains au sein de l’université s’interrogent sur les liens entre le directeur du laboratoire Fred Célimène et le Parti progressiste martiniquais, le parti de Serge Letchimy. Une chose est certaine dans cet accablant dossier, c’est que les étudiants de l’université des Antilles-Guyane, dont le rapport de la Cour des compte rappelle combien ils sont défavorisés par rapport à la moyenne des étudiants français, n’ont pas vu la couleur des fonds européens. Quand on sait que dans la région, le chômage des jeunes avoisine les 60 %, le plus grand scandale est sans doute celui-ci.