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Ma thèse chrono - Francis Marmande, Le Monde, 8 juin 2015

mardi 9 juin 2015, par Pr. Shadoko

Le doctorat est sous les feux de la rampe.
Bien sûr à cause de sa réforme programmée, mais pas uniquement. MT 180 (comprenez : "Ma thèse en 180 secondes") bat son plein "sous vos applaudissements", comme aurait dit Jacques Martin.
Francis Marmande, chroniqueur au Monde mais aussi professeur émérite à l’Université Paris 7 - Denis Diderot, a assisté à la finale.
(SLU lui suggère la lecture de cette brève qui devrait l’enchanter : Dance your PhD)

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Amphithéâtre du Centre de congrès Prouvé à Nancy, 843 spectateurs discrètement endimanchés : vingt-sept doctorants se succèdent en scène, mercredi 3 juin. Depuis peu, on ne saurait dater exactement, ces étudiants sont de plus en plus sollicités comme « experts » par les médias. Défi du jour : exposer leur thèse en trois minutes chrono. Ma thèse en 180 secondes (MT180) est un concours qui veut donner de la science une version pas forcément « mégasexy » (une candidate), mais glamour.

Modèle ancien, regrettablement balayé par Mai 68 : la distribution des prix au théâtre municipal de la sous-préfecture. Modèles voulus aujourd’hui : la télé et la pub. Contexte, « la bataille du doctorat », sa réforme à venir, l’autonomie que les universités sentent menacée, le rôle des grandes écoles, de l’agrégation et la création de diplômes d’établissement plus courts, avec partenariat et financement par les entreprises. Thèse au rabais ou thèse à vendre, disent les chercheurs frondeurs. Et MT180, dans tout ça ?

… Et le vainqueur est… Alexandre Artaud pour « Spectroscopie tunnel à très basse température de graphène sur rhénium supra-conducteur »

Les vingt-sept finalistes sont sélectionnés par tous les regroupements universitaires du pays. Ils sont notés selon des critères plus ou moins olé-olé, style patinage artistique, plus les deux derniers points, « l’étincelle de l’œil, etc. », précise la pétulante présentatrice. Comité organisateur : le CNRS et la Conférence des présidents d’université, dont le président est bel et bien là. Partenaires : l’université de Lorraine, la région, la MGEN, France Inter, Pour la science, etc., plus EDF (tiens donc !).

Une « très jolie jeunesse »

Radiocrochet façon chrono, « Star Ac  » pour la recherche, « Question pour un champion » (évoqué par un candidat), l’affaire tient de tout ça à la fois. Première impression, la parité est impeccablement respectée – vingt-deux filles pour cinq garçons. Dans l’ensemble, à trois près, il s’agit de sujets de thèse scientifique. Défile en scène ce que mon défunt père nommait avec bienveillance une « très jolie jeunesse ». Elles et ils viennent des cinq coins de l’Hexagone aussi bien que de Guyane, et pourtant – remarque que feraient Zebda ou Minvielle – pas trace d’un accent régional. Bizarre. Deux candidats d’origine étrangère sauvent la cause. Formatage, village planétaire, air connu.

Alexandre Artaud, qui nous vient de Grenoble, remporte le premier prix, 1 500 euros, avec un exposé aussi marrant qu’instructif, sobrement intitulé « Spectroscopie tunnel à très basse température de graphène sur rhénium supraconducteur ». Chemise blanche, fute noir, ton de prêtre soudain touché par la grâce rigolote, il file la métaphore de l’amour comme un connaisseur.

Tout intitulé de thèse crée un choc. Tout concours finira en télé-jeu. L’intérêt de celui-ci, mis au point par l’Australie et repris, en franchise francophone, par le Québec, est que ces titres de thèse où s’investissent tant de vies, d’efforts, de sacrifices et des trésors d’abnégation, sont domestiqués. On ne dit rien des relations du doctorant avec son directeur ou sa directrice de thèse. C’est un sujet en soi, pour thèse complémentaire. Le « jeu télévisé  » est un code comme un autre.

Dans l’ensemble, les sujets de thèse traités à la Jivaro et pressés par l’horloge, résistent et annoncent plein de trucs bien intentionnés. Deuxième prix (1 000 euros), Rachida Brahim, finaliste d’Aix-Marseille avec sa thèse dûment déposée : « Crimes racistes et racialisation. Processus de différenciation et d’universalisation des groupes ethniquement minorisés dans la France contemporaine, 1971-2003 ». Pas vraiment besoin de préciser, comme elle se croit obligée de le faire, qu’elle détonnera sur la jovialité cool. Que de violence sociale, en sous-main, tout de même… On ne naît pas minoritaire, on est minorisé.

Troisième prix, Grégori Pacini, de l’université Sorbonne-Paris-Cité (ex-Paris-Diderot) : « Rôle d’EHED4 dans la régulation du facteur de restriction du VIH-1 : BST2  ». La protéine sur laquelle il passe ses jours et ses nuits, la BST2, facteur de restriction virale dont il attend beaucoup (et nous donc !), porte le nom prédestiné de « Tetherin ». Sa métaphore à lui ? La boîte de nuit, avec intrusion et vigilance. Chacun a droit à une diapositive, la sienne représente un couple des trois sexes qui s’étreint sous un parapluie. Protégez-vous.

Tel autre, qui défend la chimie avec ardeur, nous demande d’imaginer un monde sans chimie. Bigre ! Il précise. Un monde sans smartphones, sans antidépresseurs, sans contraceptifs, dans cet ordre. Nous sommes bien en 2015… M’enfin ! Qui diable pourrait leur en vouloir d’avoir choisi comme objet de désir les électrodes négatives composites à base de silicium, ou quelque sous-population de lymphocytes T CD4 folliculaires mémoire ? Tout au contraire, les enfants ! Hardi ! Nous vous sommes reconnaissants ! Sans compter que les entreprises guettent vos talents.

Autre constante, ils filent tous la métaphore. Ce qui doit être compris dans le coaching, dont on apprend après coup par la sémillante présentatrice, Nathalie Million, animatrice sur France Bleu Sud Lorraine – elle vous mène tout ça tambour battant et ne s’embarrasse pas de chichis académiques – que les candidats en bénéficient, tant en argumentation qu’en théâtre. Un seul coach pourvingt-sept ou plusieurs coachs, eux-mêmes en rivalité ? On aimerait savoir. Toujours est-il qu’« au final », comme ils disent, ça sent le coach. C’est un peu la limite du truc : nombre de candidates bien intentionnées croient bon de s’exprimer comme les conteuses d’un festival champêtre qui s’adresserait à de tout petits enfants. Sur les sujets les plus austères, les plus rigoureux, les plus prometteurs, les plus pointus : « Coucou, je suis un petit boson intermédiaire [une molécule, un moustique], vous ne me voyez pas…  » Les exemples ont été changés.

Les trois primés représenteront la France en finale internationale. Vous avez aussi le prix du public, celui des inévitables internautes, et les candidat(e) s qui approchent le décompte zéro, petite tension, en citant à la toute fin, pour embraser l’applaudimètre, quelque grand auteur : Balavoine, ou, je vous le donne en mille, le charmant Desproges, ce Déroulède de l’impertinence.

Tout doctorant – ils sont 14 000 en France – suit une sorte de chemin initiatique que le ministère veut durcir, et les entreprises rendre rentable. Chemin déjà balisé de quelques embûches bien répertoriées : la définition du sujet (stade de l’anxiété), son identification (euphorie momentanée), ce moment exaltant où le chercheur a la preuve que tout, absolument tout, parle de son sujet : le journal, l’horoscope, la posologie de l’anxiolytique avec ses effets secondaires, les consignes en cas d’incendie dans les chambres d’hôtel, tout… ; la conviction que le sujet a déjà été traité de façon exhaustive (détresse) ; celle qu’un vil margoulin est en train de vous le piquer (fantasme fréquent) ; les longs tunnels d’angoisse, les nuits blanches, le triomphe de la soutenance, la petite dépression nerveuse qui s’ensuit.

MT180 peut avoir valeur de catharsis. Excellent sujet de thèse : « De l’influence de MT180, dans la rhétorique et la mimo – gestualité des soutenances de thèse, depuis 2014  ». La thèse délivre le grade de doctorat, « dernier des grades universitaires ». Délivre ou plutôt, compte tenu des turbulences en cours, délivrait. Exercice aussi académique que vertueux, qui varie dans ses usages, ses pratiques et ses débouchés selon les disciplines, selon les contrées, les époques et l’âge du capitaine. La thèse fait du doctorant un docteur. Après trois ans pleins, souvent avec bourse et équipe de recherche en labo scientifique, ou quatre ans, voire plus selon dérogation quand il faut gagner sa croûte à côté (les thèses de lettres et sciences humaines ou sociales), l’impétrant(e) est changé(e) en princesse, le temps de la soutenance, après quoi, loi du marché oblige, il ou elle redevient souvent citrouille.
Un plateau des temps modernes

Dans les langues voisines, la soutenance, c’est intéressant, s’appelle la « défense », « las oposiciones », « la disputatio ». Beau sujet de thèse. Elle couronne la rédaction d’un mémoire ou d’un ouvrage aux dimensions et exigences variables. Dans les très rares universités pluridisciplinaires, rien n’est plus passionnant que d’assister à une thèse de mathématiques, suivie d’une thèse de littérature médiévale. En mathématiques, sans mégoter sur leur temps, d’éternels jeunes gens en pull et jean bataillent gaiement sur des équations tout un après-midi. Il leur suffit d’un tableau vert et de quelques craies. En littérature, le jury (le président, les rapporteurs, le directeur) fait face à l’impétrant, non sans solennité. Chacun s’exprime à son tour. La cérémonie peut durer trois ou quatre heures. Le jury ne porte plus la toge, non sans amertume, ici ou là. La thèse de doctorat d’Etat (minimum dix ans de préparation, mille pages) durait au moins six heures.

Dans tous les cas, la soutenance est conclue d’un « pot de thèse ». Lequel pourrait donner lieu à une intéressante thèse d’anthropologie : depuis les chips et le mousseux tiède, façon Mammuth (le film de Kervern et Delépine), jusqu’au faste des cuisines exotiques préparées par les mères, les sœurs et les amies. Le compagnon débouche les bouteilles.

On ne dit plus « thésard », moins joli que « doctorant ». En France, l’usage veut que soient nommés dans la vie courante « docteur », les docteurs en médecine, en chirurgie dentaire, en pharmacie et en médecine vétérinaire. Pour qui, titulaire du grade, le regrette, il suffit de voyager de colloque en conférence. Nombre de pays vous donnent du « Docteur », voire du « Professeur Docteur », ce qui vous flatte agréablement la croupe de l’ego. Cela eût tellement fait plaisir à la mère ancienne qui a veillé de loin sur tant d’efforts et d’anxiété.

Car le premier à trinquer d’une thèse en cours, c’est l’entourage. Combien de couples s’y sont fracassés, combien d’amitiés noyées, d’enfants délaissés, l’âpreté du genre – travail de bénédictin, solitude, ravages de l’angoisse, sueurs froides – centrant à fond le doctorant sur sa recherche. Avec ce devoir terrifiant d’affronter pendant trois ans la question : « Ah bon ! Tu fais ta thèse ? Et sur quoi tu travailles ?  » Le simple énoncé du titre, les pieds en dedans ou sabre au clair, simplement à voir la mine de l’autre, déclenche un petit malheur très télégénique. Eclat de rire, sifflement admiratif, remarque indifférente (« Cool ! »), mine consternée, apitoyée, puis la pire : « Euh ? »

Devant cette stupeur désobligeante, MT180 a recours au plateau des temps modernes. Ils étaient 408 doctorants, venus de vingt-trois universités, en 2014. En 2015, 678 se sont inscrits. Plusieurs sujets de thèse possibles : « évolution de la courbe des inscrits depuis 2014 » (statistiques) ; « rôle de la FIFA dans MT180 » (économie) ; « pessimisme et optimisme dans les thèses scientifiques du XXIe siècle », etc. Le style plaît.