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Comment la course aux classements formate les grandes écoles - Valérie Segong, Le Monde Campus, 10 novembre 2017

vendredi 10 novembre 2017, par Laurence

Les écoles de commerce, en quête de notoriété mondiale, s’uniformisent pour gagner les meilleures places dans le classement du « Financial Times ».

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« Dans les années 1980, on regardait le nombre de désistements entre HEC, Essec, l’ESCP et l’EM Lyon, se souvient Pascal Morand, directeur de l’ESCP Europe entre 2006 et 2012 et professeur émérite à l’école parisienne. On se moquait de ce qui se passait ailleurs car la concurrence s’arrêtait à la France. Aujourd’hui, tout le monde est nerveux à la veille de la sortie du “ranking” du Financial Times sur les business schools européennes. Dans un monde où tout ce qui est valorisé doit être mesuré, c’est le nouveau cogito : je suis “ranké”, donc je suis. On ne peut pas y échapper… »

C’est dire l’influence qu’ont gagnée les classements des écoles de gestion, qui se sont multipliés depuis les années 2000, à commencer par ceux du quotidien britannique de référence. Chaque année, de plus en plus d’écoles se font classer : en 2007, le FT citait 40 écoles sur leur master de management.

Une offre à la fois riche et uniforme

Dix ans plus tard, il en liste 102. D’aucuns parlent de « parkerisation », par analogie avec l’uniformisation du vin pour obtenir la meilleure note de l’œnologue américain Robert Parker. Signe des temps : l’ESC Dijon vient de se rebaptiser Burgundy School of Business (BSB), pour, dit-elle, impulser « un modèle original et différent de business school, entièrement tourné sur l’étudiant et reconnu par les accréditations internationales  ».

Il faut dire qu’avec 13 500 business schools dans le monde, dont 150 de top niveau, le coup d’œil au classement est devenu le moyen le plus rapide pour des étudiants du monde entier de choisir une école d’excellence, c’est-à-dire une marque mondiale sur son CV. « Ignorer les classements, c’est ignorer les règles du jeu et prendre le risque de ne plus exister sur le marché de la formation  », reconnaît Loïck Roche, directeur de Grenoble Ecole de Management (GEM) et président du Chapitre, qui regroupe les écoles de commerce de France.

La concurrence s’est tant accrue que les établissements recherchent la meilleure visibilité dans une vitrine mondiale. Cela explique que la quête du meilleur classement soit devenue la stratégie numéro un dans presque toutes les écoles. En diffusant une culture de la qualité, des protocoles balisés, le phénomène a produit des effets bénéfiques. « Depuis vingt ans, les grandes écoles de commerce ont considérablement progressé en niveau de formation et de recherche, en accompagnement des étudiants, avec de plus en plus d’élèves étrangers et de plus en plus de femmes dans le corps professoral », liste Delphine Manceau, qui a étudié l’influence des classements sur les écoles pour la Fnege, la Fédération nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises… et qui dirige désormais Neoma. Sans le FT, seul classement à retenir ce critère, aurait-on recruté plus de femmes professeures, et une femme à la tête d’une grande école ?

De même, les classements ont contribué à valoriser les établissements français. « Au début des années 2000, si vous n’aviez pas de MBA, on ne pouvait pas vous comparer aux autres, et donc vous n’existiez pas, se rappelle Delphine Manceau. Le fait d’avoir lancé un classement des masters en management, ces formations pré-expérience faites pour les jeunes, a donné une visibilité mondiale aux écoles françaises. Ce module, qui offre une très bonne insertion professionnelle et une très belle carrière, est apparu si pertinent qu’aujourd’hui on voit des universités américaines, comme Yale et le MIT, lancer à leur tour un master de management. Finalement, contre toute attente, le FT, avec ses différents classements, a permis de diversifier les modèles éducatifs et à sortir du “tout MBA”. »

Les jeunes étrangers viennent étudier en France

Mais ces classements ont aussi poussé les écoles à construire une offre très semblable pour coller aux critères mesurés. « Priorité aux formations qui permettent d’obtenir des salaires de sortie élevés, qui débouchent sur des carrières très rapides et qui se déroulent à l’étranger », analyse la chercheuse de la Fnege. Il s’agit notamment de suivre l’évolution du « ranking » du master de management du FT, qui accorde un poids particulier au niveau académique des professeurs comme à la proportion d’enseignants et d’étudiants étrangers.

En douze ans, les deux premières écoles françaises, HEC et ESCP Europe, ont réalisé un investissement lourd dans leur corps professoral, qui compte de plus en plus d’enseignants étrangers (passés de 29 % à 80 % à HEC entre 2005 et 2017, et de 36 % à 75 % à l’ESCP Europe), et désormais presque tous titulaires d’un doctorat (de 83 % à 100 % pour HEC, et de 75 % à 98 % pour l’ESCP). Quitte à négliger les enseignants nationaux mieux intégrés et plus impliqués localement. Les deux écoles ont aussi accueilli plus d’étudiants étrangers, ciblant la même jeunesse éduquée et mondialisée : de 2005 à 2012, leur proportion a doublé dans des effectifs globaux qui, eux-mêmes, ont beaucoup augmenté.

Le poids de la recherche

Une convergence des modèles qui influe sur les cursus pédagogiques. « La tension sur les ressources est telle que l’enseignement en petits groupes devient difficile pour certains établissements, tandis que des approches alternatives d’enseignement ne sont pas forcément valorisées par un système d’évaluation relativement normatif », relève en termes policés le rapport de la Fnege.

Surtout, les palmarès des MBA, premières formations à avoir été classées, ont poussé au recrutement d’enseignants-chercheurs dotés d’un doctorat mais aussi d’une habilitation à diriger des recherches (HDR), la recherche ayant un poids très lourd dans les critères d’accréditation et de classement. Cela dans une acception très particulière : de fait, au FT, celle-ci est mesurée par le nombre de publications dans cinquante revues spécialisées dans les sous-disciplines du management, revues soigneusement sélectionnées et classées par le quotidien anglais lui-même.

« Ce processus conduit les jeunes professeurs à ne prendre aucun risque en pédagogie, et à un extrême formatage des enseignements, qui exclut la diversité et tend à reproduire le système », dénonce la sociologue Eve Chiappelo, qui a enseigné près de dix ans à HEC. « Avant, on avait de bons pédagogues à temps partiel, explique Frank Bournois, directeur de l’ESCP Europe. Désormais, on doit avoir des professeurs permanents, qui sont aussi chercheurs de haut niveau, et qui publient dans des revues des articles très scientifiques. Cela a élevé considérablement leur niveau académique, mais pour publier ils doivent être si pointus dans leur discipline qu’ils produisent une recherche de plus en plus scientifique et de moins en moins compréhensible pour les entreprises. » Aussi, reconnaît-il, l’écart ne cesse de se creuser entre la qualité de la science produite et la capacité des entreprises à se l’approprier.

« La question de la transmission et de “l’enseignabilité” des connaissances créées est pour le moment jugée secondaire au regard de l’excellence de la recherche », s’alarme la Fnege, qui souligne le risque de « perte de pertinence du contenu des missions et des offres de formation des établissements  ». D’ailleurs, la compétition est devenue telle sur la recherche que certaines écoles ont choisi de spécialiser leurs équipes avec d’un côté les chercheurs assistés de doctorants, et qui publient, de l’autre les enseignants au contact des étudiants. Si les écoles se lancent éperdument dans cette course vers toujours plus d’excellence, une question finira par se poser : pour qui au juste ? Pour leurs étudiants, ou pour elles-mêmes ?