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Lettre ouverte d’un oncle universitaire à son frère parent - Julien, SNESUP-FSU, 29 octobre 2017

samedi 2 décembre 2017, par Pr. Shadoko

Signalée par Pascal Maillard qui la reprend sur son blog, cette lettre d’un élu SNESUP strasbourgeois explicite clairement certains des enjeux de la sélection qui doit être mise en place prochainement à l’université dans une apparente indifférence générale.
Jusqu’à quand ?

Lettre ouverte d’un oncle universitaire à son frère parent

Le 29 octobre 2017

Cher Baptiste, mon très cher frère,

Je t’écris aujourd’hui longuement, car c’est un jour assez particulier… Demain, nous aurons les annonces du gouvernement sur l’avenir du système universitaire français, et notamment les nouvelles règles pour y accéder… Je suis navré, mais cette lettre ne sera pas rigolote… J’ai vraiment peur pour Agathe et Mathilde, tes fiertés, et même si je ne les vois pas souvent, elles sont un peu la mienne aussi. En tous cas, je m’en sens responsable. Et ça m’empêche de dormir.

Je suis navré aussi que cette lettre soit si longue… Mais certaines choses sont un peu compliquées, et ont besoin de temps pour être expliquées… Et puis l’avenir de tes enfants, de notre jeunesse, de leur société, vaut bien les quelques dizaines de minutes que tu passeras à me lire.

Mathilde découvre à peine l’école, et ce n’est déjà pas l’école que nous avons connue… Des années de politique irresponsable l’ont ravagée, et je pèse mes mots. Je ne vais pas t’assommer d’indicateurs, mais c’est très simple : ils sont tous au rouge. A tel point que l’Education nationale n’arrive même plus à recruter, et se retrouve à relancer un concours de recrutement un mois après la rentrée, à grand coup de campagne de pubs, pour essayer de combler les trous, avec une seule obsession : recruter n’importe qui, du moment que les parents puissent déposer leurs enfants à l’école et aller bosser. Éviter la colère, éviter la prise de conscience, c’est la seule chose qui leur importe.

Alors, tu as de la chance, dans ton village ça se passe encore pas trop mal… Mais un jour, Agathe et Mathilde voudront sans doute faire des études supérieures, peut-être pour avoir un boulot qui leur convient, peut-être pour apprendre quelque chose qui leur tient à cœur.

Et ça, c’est maintenant que ça se joue.

Demain, il va y avoir des annonces et du blablabla politicard. La petite musique bien rodée par les communicants donnera le vernis habituel. Ce vernis qui fait que le doute ou la certitude que ces décisions ne sont pas à notre avantage ne se transformeront pas en colère, en resteront au stade de l’incompréhension.

Alors, même si les annonces ne sont pas encore faites, elles sont cousues de fil blanc… Et quelque part, c’est ma responsabilité d’oncle universitaire de te permettre de les comprendre, pour que tu puisses assumer ta responsabilité de parent, dont je ne peux qu’imaginer le poids.

Si vous n’étiez pas totalement déconnectés cet été avec Anne-Lise, vous avez entendu que le taux de réussite à l’Université était catastrophique et que des tirages au sort ont eu lieu par manque de places… Que l’Université était “à bout de souffle” (genre , , ou ). Comme si répéter inlassablement quelque chose finissait par le rendre vraie. Il s’agissait pour les idéologues qui nous dirigent de préparer le changement.

Demain, tu vas entendre des choses contradictoires : les universités pourront sélectionner, c’est à dire choisir leurs étudiants, mais les étudiants pourront décider et auront tous une place… Tu vas aussi entendre qu’on va mieux articuler secondaire (avant le BAC) et le supérieur (après le BAC). Et tu ne vas rien comprendre.

Alors je vais t’expliquer concrètement ce qu’il va se passer.

Concrètement après le bac

A l’Université, nous allons établir des “profils” étudiant pour chaque formation. Des “profils”, des “pré-requis”, ou de “l’orientation”... Le nom change tout le temps, ce qui en dit long sur la confusion de ceux qui décident, juste parce qu’ils n’ont pas le courage d’utiliser le bon mot : la sélection. On va tout simplement décider que telle ou telle personne pourra ou ne pourra pas aller dans telle ou telle formation, même à l’Université.

Pour faire ça, on va utiliser nos supers indicateurs : 90% des Mathilde réussissent dans la filière “soufflage de bougie”, alors que 95% des Agathe y échouent. Il paraît donc bien naturel que Mathilde puisse y entrer, et qu’on évite à Agathe d’y perdre son temps et quelques plumes (et du précieux pognon universitaire, mais chut...).

Oui, mais voilà : ces indicateurs sont justes, mais ils ne disent rien sur ta Mathilde et ton Agathe. Ta Mathilde peut aussi bien être dans les 90% des Mathilde qui réussissent, que dans les 10% qui échouent. Et ton Agathe peut aussi bien être dans les 95% des Agathe qui échouent, que dans les 5% qui réussissent.

En réalité, ton Agathe peut bien avoir 100% de chance de réussir, aucun dossier, aucun critère, aucun entretien ne pourra jamais le prouver.

Crois-en l’expérience d’un gars qui se tape depuis bientôt 10 ans des dizaines de dossiers de lycéens qui veulent entrer à l’IUT chaque année, et qui a expérimenté différentes manières de les sélectionner : on ne sait pas prédire la réussite d’un individu. L’humain est ainsi fait qu’il ne cesse de nous surprendre. Le plus assidu des étudiants peut bien craquer et tout plaquer pour parcourir le monde. Le plus cancre de tous peut bien trouver sa voie et se révéler. Et c’est très bien ainsi.

Et ça, ils le savent pertinemment, mais il n’en ont rien à faire de ta Mathilde et de ton Agathe. Le gouvernement et les patrons d’universités ne souhaitent plus financer l’Université, en tout cas pas celle qui forme notre jeunesse. Les machins prestigieux pour faire un concours de qui a la plus grosse, oui. Mais l’Université tranquille qui pourra former Mathilde et Agathe, non. Ça leur rapporte quoi, à eux, de toute façon, la formation de ta Mathilde et de ton Agathe ?

Donc avec cette sélection, Mathilde va se retrouver avec des Mathilde. Déjà, c’est pas terrible. Ça aurait été mieux qu’elle se mêle un peu à d’autres. Mais bon, au moins elle aura la formation supérieure de son choix, ou du moins une formation supérieure.

Et pour Agathe… Et bien… Tout est prévu. Soit ce sera une formation professionnalisante courte, dans une filière qui a du mal à recruter, et tant pis si ça ne l’intéresse pas. Soit ce sera une année de remise à niveau/préparation/propédeutique. Là aussi nos dirigeants deviennent confus parce qu’ils n’ont pas le courage d’utiliser les bon mots : des filières poubelles, mises en œuvre à la va-vite avec pour seul objectif de permettre à l’Université de remplir son obligation légale d’accueillir tous les bacheliers, et surtout d’éviter une révolte.

On peut même lire des trucs géniaux écrits par nos patrons, du genre “L’accent sera mis sur les transformations pédagogiques, en abandonnant évidemment la logique stricte du « présentiel » pour la notion plus souple d’« équivalent présentiel  ».” Imbitable, hein ? C’est pourtant limpide : si Mathilde ou Agathe ne sont sélectionnées nulle part… l’Université va les accueillir… sur un site web ! Où elles seront livrées à elles-même face à des vidéos et des QCM permettant d’obtenir ces fameux équivalents présentiels.

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