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L’université à l’heure des choix - Marie Piquemal, Libération, 21 janvier 2018

lundi 22 janvier 2018, par Mam’zelle SLU

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Une petite correction : on est plus près de [40 motions votées dans les universités-http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article7947], que de 20…

La réforme de l’admission dans le supérieur entre en vigueur ce lundi avec la mise en service de la plateforme remplaçant APB. Les futurs étudiants ont jusqu’au 13 mars pour formuler dix vœux. Au cœur des inquiétudes dans les universités : les « attendus », ces connaissances prérequises pour intégrer certaines filières.

Jusque-là, le ciel était bleu, l’horizon bien dégagé pour le gouvernement : juste avant Noël, le projet de loi sur la réussite et l’orientation des étudiants (Plan étudiants) a été voté en première lecture par l’Assemblée sans coup férir, ni mobilisation étudiante. Il faut dire que le syndicat majoritaire chez les étudiants (la Fage) est favorable à la réforme, et l’Unef, bien qu’opposée à cette « sélection à l’entrée de la fac qui ne dit pas son nom », paraît anesthésiée. Avançant sur un boulevard donc (lire ici l’interview d’Anne-Cécile Douillet), le gouvernement a enclenché la mise en œuvre de sa réforme sans attendre le vote définitif du texte, pour une application dès la prochaine rentrée universitaire. Le coup d’envoi est donné ce lundi avec la mise en service effective de la plateforme flambant neuve Parcoursup, remplaçante d’APB accusée de tous les maux, notamment du recours au tirage au sort. Les terminales et les étudiants en réorientation ont jusqu’au 13 mars en principe pour formuler dix vœux de formation pour l’année prochaine, sans les classer par ordre de préférence.

Parmi les élèves croisés dans les allées du Salon postbac à Paris, mi-janvier, beaucoup paraissaient plutôt sereins (ou résignés), sur le mode « ça peut pas être pire qu’avant ». La tension était en revanche palpable derrière les stands, dans le « village universités ». Si la conférence des présidents d’université (CPU) est favorable - et même partie prenante - à la réforme, il soufflait par endroits un petit vent de révolte. Ce qui coince : les « attendus ». Les universités avaient jusqu’à mercredi pour adapter à leur sauce, si elles le voulaient, ces fameuses « connaissances et compétences tacitement requises par les formations d’enseignement supérieur ». « Ce n’est qu’une démarche volontaire, il n’y a rien d’obligé » , avait précisé le ministère de l’Enseignement supérieur, rappelant que les attendus nationaux s’appliqueront par défaut.

« Brouillard »

Une liste de compétences par discipline a en effet été publiée mi-décembre. « Sauf que leurs "attendus" sont tellement généraux et flous que l’on ne comprend pas leur utilité. On est dans le brouillard », déplore un maître de conférences en arts du spectacle, qui raconte le bazar ambiant dans son université. Ainsi, dans son domaine, on trouve « savoir mobiliser des compétences en matière d’expression écrite et orale », « pouvoir travailler de façon autonome » ou encore « disposer d’un bon niveau en au moins une langue étrangère ». Dans son département, la décision a été prise, après hésitation des équipes, de définir des critères plus précis, « quantifiables », à partir des notes inscrites sur le bulletin scolaire des élèves.

A l’inverse, dans certaines universités, les équipes ont refusé de formuler des attendus afin de manifester leur mécontentement. Une vingtaine de motions ont ainsi été adoptées depuis Noël. Par exemple celle du département de lettres modernes de[l’université Jean-Moulin (Lyon-III), établissement qui semble pourtant avoir servi de laboratoire au projet de réforme : « Ce dispositif se met en place dans la précipitation, sans moyens supplémentaires, sans concertation avec les équipes pédagogiques de terrain et d’une manière qui semble difficilement réalisable en l’état », est-il écrit.

Jimmy Losfeld, le président de la Fage, trépigne. Selon lui, « une partie des universités ne joue pas le jeu, par méconnaissance ou refus délibéré… la réforme est possible mais à condition que tous les acteurs s’y mettent ». La charge de travail que représente cette réforme pour les universités pourrait pourtant cimenter un mouvement de colère. « On va se retrouver submergé par les dossiers, nous n’aurons jamais le temps de tous les regarder. Cela risque de se transformer, par manque de temps et de moyens, en une énorme loterie », craint Guillaume Mazeau, maître de conférences en histoire à Paris-I. Au-delà des problèmes matériels, il s’indigne de l’absence de débat public sur « un tournant aussi majeur » : « En définissant des attendus, explique-t-il, on exclut en amont une partie des élèves… Alors même que l’on ne peut pas présager de leur réussite ! Comment savoir ? On se retrouve à débattre sur le plan technique de la définition des compétences requises, sans avoir eu de vrai débat politique sur le fond ».

« Ségrégation territoriale »

Plusieurs pétitions circulent, un rassemblement d’enseignants-chercheurs était organisé samedi à la Bourse du travail, à Paris. Autre signe qui interpelle : l’association Sauvons l’université, très active dans la révolte de 2009 contre la mastérisation et la loi sur l’autonomie des universités (dite LRU), a repris du service. On la croyait enterrée, elle « était simplement en sommeil », sourit Jean-Louis Fournel, cofondateur de l’association et professeur à Paris-VIII. « Nous sommes face aujourd’hui à l’acte III de la destruction de l’université publique, après les lois Pécresse et Fioraso », ajoute-t-il.

Pour lui, de la même façon que la loi LRU a paupérisé les universités, ce projet vise à organiser la concurrence entre elles. « Cela ne va pas se faire en deux jours, mais d’ici trois ou quatre ans vous verrez la ségrégation territoriale, avec d’un côté les meilleures universités qui se choisissent les bons élèves, et puis les autres. »

Yann Bisiou, maître de conférences en droit privé à Montpellier, abonde : « Il y a un vrai risque. On va se retrouver avec une telle hétérogénéité parmi les universités qu’on pourrait en perdre la valeur de diplôme national d’Etat, l’un des atouts considérables de la France ». Jean-Louis Fournel reprend, furieux : « Cette réforme est présentée comme une simple modification du logiciel APB, alors que le logiciel n’est évidemment qu’un rideau de fumée. » A l’écouter, de plus en plus d’universitaires en prennent conscience.