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Où va l’université ? - André Guyaux, compte rendu de "Les libertés académiques à ’abandon ?", Fabula.org, 9 mai 2011

samedi 14 mai 2011

Le vent de la liberté souffle sur une partie du monde. Pas sur l’université française, où l’autoritarisme s’est installé. C’est l’analyse d’Olivier Beaud : la loi LRU, dans la lettre et dans l’esprit, organise le déclin des libertés universitaires, pourtant garanties par la constitution. Le titre du livre laisse planer le doute — « Les libertés universitaires à l’abandon ? » — mais le point d’interrogation s’efface au fil des pages.

L’auteur parle la langue du droit et son argument est d’autant plus fort : l’« indépendance » de l’universitaire français est une peau de chagrin qui se réduit d’une loi à l’autre, d’un ministère à l’autre, suivant la même logique. La loi LRU prétendait rompre avec les politiques antérieures. Elle est au contraire dans la droite ligne des lois précédentes, dont elle ne se démarque que par son caractère plus radicalement liberticide. Sous le mot trompeur d’autonomie, elle introduit le virus de la tyrannie.

O. Beaud se méfie des analogies et ne cultive guère celle qui vient généralement à l’esprit dans le tableau qu’offre la France d’aujourd’hui d’un recul de la démocratie et de l’état de droit : l’analogie entre le monde universitaire et le monde judiciaire, qui incarnent deux contre‑pouvoirs, auxquels le pouvoir politique fait opposition, s’employant à limiter l’espace de liberté dont l’Université, aussi bien que la justice, a besoin pour exister.

« Sa carrière est liberté, mais son métier l’est aussi », dit de l’universitaire Georges Vedel, que cite plus d’une fois O. Beaud. Car c’est Georges Vedel qui a inspiré la décision du 20 janvier 1984 du Conseil constitutionnel, dont il était membre, d’inscrire l’indépendance des professeurs d’université dans la constitution :


Par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables
. (cité p. 135).

Le livre d’O. Beaud est aussi une histoire de l’idée d’université en France, que le néant hexagonal sur le sujet fait apparaître en relief. Les libertés universitaires sont constitutives de cette idée. Humbold les définit dans une allitération : Lehrfreiheit, Lehnfreheit, liberté d’enseigner, liberté d’étudier, et Nietzsche leur donne l’expression la plus éloquente dans une charge contre l’emprise de l’État sur la « liberté académique » :

Quant au professeur, il parle à ces étudiants qui l’écoutent. […] — Voilà l’appareil académique extérieur, voilà la machine à culture de l’Université mise en activité. Pour tout le reste le possesseur de cette bouche est séparé et indépendant des détenteurs des nombreuses oreilles : et cette double autonomie est louée avec exaltation sous le nom de « liberté académique ». Du reste l’un – pour que cette liberté soit encore accrue — peut dire à peu près ce que veut, l’autre, entendre à peu près ce qu’il veut : à ceci près que derrière ces deux groupes à une distance convenable se tient l’État avec la mine tendue du surveillant, pour rappeler de temps à autre que c’est lui le but, la fin et la quintessence de ces étranges procédures de parole et d’audition [1].

L’argument n’est guère relayé au XXe siècle, sinon par quelques fortes têtes de l’intelligentsia anglo‑saxonne comme Bertrand Russell ou Allan Bloom [2].

O. Beaud reprend la question en l’abordant à partir de ce qu’en disent ou n’en disent pas les lois françaises. C’est l’objet de son livre. Il distingue trois types de « libertés universitaires » ou trois aspects de la même liberté fondamentale : la liberté de recherche, la liberté d’enseignement, la liberté d’expression. Absente du texte de la Constitution mais présente dans la loi Savary du 26 janvier 1984, qui garantit à l’universitaire et au chercheur « leur possibilité de libre développement scientifique, créateur et critique », la première de ces trois libertés n’a guère attiré l’attention du législateur. Les deux autres figurent dans la loi du 12 novembre 1968 (article 34), elles sont reprises en 1984 dans la loi Savary, et font l’objet d’une recommandation de l’UNESCO le 11 novembre 1997. Mais ce qu’O. Beaud entreprend de montrer, c’est que la jurisprudence du conseil d’État ne se conforme guère aux motifs de la décision du 20 janvier 1984 du Conseil constitutionnel : « la constitutionnalisation de la garantie des libertés universitaires par le principe d’indépendance n’a que faiblement affecté la jurisprudence administrative » (p. 147), le conseil d’État faisant le plus souvent prévaloir les dispositions de la loi relatives à la fonction publique sur « les exigences légales devant découler […] du principe d’indépendance » des professeurs d’université décidé par le Conseil constitutionnel (p. 158). De récents événements, qu’O. Beaud analyse à la fin de son livre, montrent que le Conseil constitutionnel, dans sa composition actuelle, tient l’initiative de Georges Vedel pour une incongruité.

Comme, entre elles, les différentes disciplines qui y sont enseignées, les diverses composantes de l’université sont, selon l’idée qui la fonde, nécessairement solidaires. Tout ce qui oppose celui qui étudie et celui qui enseigne est donc destructeur. De même, les libertés universitaires ne peuvent diverger en opposant la liberté institutionnelle à la liberté individuelle. C’est l’un des aspects les plus pernicieux de la loi LRU, que souligne O. Beaud, d’accorder un privilège d’autorité à l’institution et à ceux qui la dirigent au détriment de la liberté individuelle de ceux qui y enseignent, réduits à l’état de vassaux. Le pouvoir accru des présidents d’université, qui peut désormais s’exercer de manière discrétionnaire et sous la forme de pressions, se détermine en cela comme un pouvoir de nature despotique. En nombre de points, et dans son esprit, la loi LRU contredit le principe de fonctionnement de l’Université : la collégialité. Un paradoxe veut que le modèle collégial, qui s’exporte hors de l’institution universitaire comme le mode décisionnel le plus démocratique et le plus moderne, le mieux compris et le mieux accepté parce que le plus légitime, s’éloigne en même temps du monde universitaire qui l’a en quelque sorte inventé.

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[1« Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement » (1872), dans Écrits posthumes (1870‑1873), Gallimard, 1975, p. 152‑153.

[2Voir Bertrand Russell « La liberté et l’enseignant universitaire », dans Pourquoi je ne suis pas chilien (1957, en anglais) et Allan Bloom, « L’Université dans la démocratie », Commentaire, n° 41, printemps 1988.