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Notre liberté n’est pas à vendre Appel aux Etats généraux des universitaires, par Jacques Poulain, Titulaire de la chaire UNESCO de philosophie de la culture et des institutions (L’Humanité, 24 février 2009)

mardi 24 février 2009, par Mathieu

Une partie de ce texte a été publiée dans l’Humanité (édition du 24 février 2009).

Nous frôlons toujours la catastrophe. Comme chacun le sait dorénavant le projet de décret sur le statut des enseignants-chercheurs est mû par les meilleures intentions néolibérales : garantir aux meilleurs chercheurs, aux meilleures institutions universitaires les meilleures subprimes pour valoriser leurs résultats, les aider à les traduire en bénéfices industriels pour les entreprises en permettant aux meilleurs de réduire leur temps d’enseignement et d’augmenter le temps qu’ils consacrent à la recherche. Enfin un décret qui semble témoigner de ce que le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche se préoccupe du bien être et de l’autonomie des universités et des universitaires : en proportionnant leurs rémunérations à leur travail et en garantissant la justice sociale dans le déroulement de leurs carrières individuelles.

Mais même s’il n’est pas question de nier la nécessité de valoriser les résultats de la recherche française, le prix à payer est de toute évidence excessif. Il s’agit en effet de la destruction pure et simple de l’institution universitaire et du renvoi aux oubliettes du principe qui nous régit, du principe d’indépendance des universitaires, fruit d’une décision du Conseil constitutionnel datée du 20 janvier 1984. Comme le montrent la Note d’O. Beaud sur ce décret et le rapport sur la recherche émanant du CNRS, comme l’affirment bon nombre de nos présidents d’université, le principe de concurrence qui règle cette chasse aux primes s’accompagne d’une accumulation des obligations des « chercheurs-enseignants » qui condamne d’avance ce décret à l’échec car elle leur ôte d’avance le temps qu’il faut pour remplir toutes ces obligations. Aux fonctions de recherche et d’enseignement s’ajoutent celle de veiller à l’orientation des lycéens, de pallier aux déficiences des IUFM en assurant la formation des maîtres et de consacrer autant de temps à remplir les formulaires d’évaluation qu’ils n’en ont pour mener leur recherches. Car l’évaluation tous les 4 ans de leurs rapports d’activités, calquée sur la rédaction des rapports annuels des chercheurs du CNRS et la classification par le CNU de leurs « valeurs » d’enseignants et de chercheurs, projection des bonnes vieilles pratiques d’agrégation et de CAPES dans le développement même des « carrières » universitaires, sont présumées leur donner un rang suffisant dans cette classification pour voir décroître le temps consacré à l’enseignement et pour voir croître le temps dévolu à leur recherche par leur président, condamnent en fait tous les enseignants-chercheurs à se faire infliger par leurs universités un maximum d’heures d’enseignement pour pouvoir répondre aux obligations tant des universitaires que des universités. Elles s’ajoutent en effet aux épreuves de sélection légitimes qui, dans toute université du monde, règlent leur recrutement, leurs mutations, leurs promotions ainsi que l’épreuve de leurs résultats dans les colloques, nationaux ou internationaux ainsi que dans les soutenances de thèses et d’habilitation à diriger les recherches. Le dirigisme néolibéral qui préside à cette chasse aux primes et à l’application du benchmarkisme spéculatif aux universitaires condamne d’avance l’autonomie des universités et celle des universitaires à demeurer un vain mot. Mais elle les condamne surtout à la stérilité de la pensée et son destin programmé d’échec ne peut avoir que l’effet inverse que celui qu’on y recherchait : faire fuir tout enseignant et tout étudiant chercheur hors de cette machine basée sur un concours perpétuel de classification purement quantitative et de valorisation des individus.

L’autonomie des universitaires avait déjà été mise à mal par la LRU, Loi de réforme des universités datée du 10 août 2007, qui retirait aux Conseils scientifiques, et donc aux universitaires qui y étaient représentés, la mission d’orienter la politique scientifique des universités pour la confier à des Conseils d’administration intégrant des personnes étrangères à l’université au même titre que les universitaires. Le seul droit qui était reconnu à ces conseils scientifiques n’était que « d’émettre des vœux », adoptés ou non par les Conseils d’administration.

Le décret de la mise en application de cette loi va plus loin. Il consacre la disparition de la validité du principe d’indépendance des universitaires puisque l’autonomie universitaire y est violée dans ses conditions d’exercice : dans la parité des temps d’enseignement et de recherche allouée à tous les universitaires ainsi que dans le respect de leur liberté d’action puisque la modulation de leurs services y sera décidée indépendamment d’eux. Leur droit constitutionnel à l’indépendance y est remplacé par un espace de négociation, du style donnant-donnant, voué à enregistrer une concurrence stérile entre universités et entre universitaires qui n’a d’autre fin que de servir les calculs économiques du gouvernement : la disparition d’un bon nombre de postes se verra compensée par une augmentation des obligations de ceux qui demeurent à leurs postes. Il ne saurait être question pour quiconque d’assumer cette nouvelle économie universitaire, ni d’accepter cet échec programmé et son corrélat : cette transformation des universités en ce que Kafka appelait « les colonies pénitentiaires », en espaces concentrationnaires d’une main d’œuvre corvéable à merci.

Puisque le droit à l’indépendance des universitaires est pourtant toujours pourvu d’une validité constitutionnelle, il est légitime que face à cette nouvelle tentative publique de violation de la décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 (Article L-952-2 du Code de l’éducation), les universitaires demandent la transformation de cette décision en Loi, en une Loi qui leur garantisse effectivement une autonomie véritable. Seule cette transformation est susceptible de garantir l’autonomie réelle et légale des universitaires contre tout futur marchandage et contre toute contrainte étatique virtuelle illégitime car le marchandage qui nous est aujourd’hui imposé, nie de toute évidence la valeur constitutionnelle de cette indépendance.

On sait que ce projet et cette contrainte ont été présentés par le Président Sarkozy, le 22 janvier dernier à la Conférence des présidents d’universités comme la seule panacée susceptible d’enrayer « le manque de résultats » des institutions universitaires qu’il avait le regret de devoir déplorer.
Votre constat est faux et vos regrets n’ont pas lieu d’être, Monsieur le Président. Vous connaissez peut-être la validation internationale des résultats des sciences universitaires dites « dure », mais sachez, Monsieur le Président, que c’est en France, de 1985 à 2000 qu’ont été éprouvées, discutées, diffusées et validées, de façon aussi ferme et assurée que les résultats des sciences dites dures, les vérités découvertes au XXème siècle par les sciences humaines, la philosophie, les arts et les sciences de la communication. Apprenez que personne n’a attendu les évaluations et les classifications des vos universitaires, ni leur modulations d’horaires pour découvrir ces vérités, ni pour les valider internationalement comme telles per leur adoption par tous. Les résultats des sciences humaines françaises ont ainsi connu un rayonnement dans le monde entier.

Nos bâtiments sont en ruine, nos institutions universitaires, mises à mal par mille et un décrets de réforme depuis 1984, sont délabrées, mais les universitaires qui les animent, qu’ils soient enseignants-chercheurs des universités, chercheurs du CNRS ou membres des académies des sciences ou des sciences morales et politiques, sont toujours debout et ont participé en première personne à ces découvertes et à leur mise à l’épreuve dans la discussion internationale, qui a eu lieu à Paris, mais aussi dans le monde entier. Bien plus est, lorsqu’ils se sont tenus à Paris, les colloques internationaux et les séminaires internationaux dans lesquels ces vérités ont été réfléchies et validées comme conditions de vie, n’ont pu être tenus qu’en allant mendier auprès des institutions et des ambassades du monde entier les budgets que nous refusait votre premier ministre actuel, alors intendant des sciences humaines au Ministère de la recherche.
Parmi ces vérités, liées à l’enracinement du jugement dans l’identification du vivant humain au langage, figurent celles qui fondent dans la nature humaine l’autonomie de la faculté de juger dans l’épreuve du partage de la vérité. La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier qui a validé le principe de notre indépendance universitaire s’avère ainsi bien plus qu’une décision arbitraire : elle a été elle-même validée, par la recherche universitaire internationale animée à Paris, comme vérité partageable par tout universitaire. On ne saurait programmer l’invention de ces vérités, ni régler la créativité qu’elle met en œuvre par décret, ni en inventant un système infaillible de stimulations à la recherche. Cette créativité critique a besoin, pour naître, des dissentiments avec nos partenaires sociaux, universitaires ou non, ainsi que du dissentiment avec la réalité. L’intelligence universitaire ne s’exerce qu’en acceptant cette loi, en acceptant de se confronter au dissentiment avec nos pairs pour pouvoir permettre à tous de surmonter ce dissentiment dans la découverte des vérités qui manquaient et provoquaient ce dissentiment. Lorsqu’on tente d’instituer et de sécuriser ce dissentiment sous la forme de l’intronisation de la concurrence en instance souveraine de la recherche et de la propriété des brevets de vérité, on le stérilise nécessairement. La classification que vous tentez d’instaurer par vos subprimes de survalorisation est donc contraire tant à la dynamique du dialogue universitaire qu’au principe d’indépendance qui nous a été reconnu par le Conseil constitutionnel.
Pour que cette dynamique de liberté et de confrontation universitaire puisse être reconnue comme telle et devenir créative, pour pouvoir faire de l’université l’institution qui préside à la formation du jugement de chacun en faisant respecter les lois de son usage, il nous faut pouvoir faire reconnaître l’autonomie de nos fonctions universitaires d’enseignants et de chercheurs. De ce point de vue, la fécondation réciproque de l’enseignement et de la recherche : l’enseignement des résultats de la recherche et la soumission de ces derniers à la critique des partenaires universitaires, qu’ils soient enseignants ou étudiants, est devenue vitale pour le développement des universités, et par elle, le sont devenus également les rapports de coopération scientifiques qui se verraient complètement neutralisés par les rapports de concurrence que vous voulez nous imposer.

C’est pourquoi nous nous permettons, indépendamment de votre autorisation et de celle de vos ministères, d’appeler tous les universitaires de France à faire usage de l’indépendance que leur confère la décision du Conseil universitaire du 20 janvier 1984 pour organiser les Etats généraux des universitaires et pour y participer.

Etant donné l’échec programmé de votre décret d’application de la LRU, ces Etats généraux demeurent en effet à nos yeux la seule instance qui puisse nous permettre de reconstruire et de consolider l’autonomie véritable de nos universités en leur rendant à la fois la reconnaissance des conditions de leur créativité et la visée de leur finalité propre. Cette finalité n’est pas une classification des valeurs individuelles des enseignants et des chercheurs destinée à nous prémunir une fois pour toutes contre notre paresse par une dynamique d’émulation, mais elle consiste à promouvoir l’usage d’un jugement critique en respectant les lois de formation du jugement de façon à mettre les valeurs de nos activités d’enseignement et de recherche, c’est-à-dire les résultats de notre jugement critique, au service de la formation de l’être humain.

C’est au nom des résultats obtenus par la communauté des universitaires français dans le développement de leurs diverses disciplines aussi bien qu’au nom de cette dynamique du dialogue universitaire fondée sur une indépendance inaliénable que nous invitons tous les membres de cette communauté à examiner, en toute indépendance, toutes les « pistes » que le principe d’indépendance à valeur constitutionnelle nous autorise à explorer et qu’il nous a déjà permis d’adopter à titre de pratiques individuelles et collectives. Nous les invitons à organiser et à développer ces débats dans tous les lieux universitaires où ils se trouvent, puis à rassembler leurs résultats et leurs propositions dans des séances plénières et dans un cadre national pour nous permettre de réformer ensemble nos institutions universitaires en fonction de l’accord qu’il nous sera loisible d’instaurer, loin de toute pression partisane. Ces Etats généraux relaieront ainsi la formidable participation active des acteurs universitaires provoquée par le rejet de votre décret, indépendamment de tout médiateur et avant l’expression de toutes les propositions que les universitaires rassemblés dans ces Etats généraux jugeront bon de transmettre à l’Etat. Car c’est à la communauté universitaire et à elle seule qu’il revient de surmonter le dissentiment avec votre gouvernement qu’a fait naître votre projet de décret d’application de la loi LRU. Et c’est dans cette communauté et en elle seule que nous sommes l’université.