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Critique du "projet de Créteil" : Pedro Cordoba, 12 juillet 2009

dimanche 12 juillet 2009, par Laurence

Pour lire le "projet de Créteil" auquel répond cette analyse.

Le « projet de Créteil » présente l’avantage apparent de conserver le dispositif actuel (concours à Bac+4 suivi d’une année de stage payée) tout en évitant de créer « l’armée de réserve » des reçus-collés. On se contenterait de « mastériser » les formations telles qu’elles existent aujourd’hui, l’année de préparation donnant lieu à l’obtention d’un M1-MEF et l’année de stage à celle d’un M2 MEF. Il n’y aurait ni reçus-collés ni prolongation des études. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples. Car le couplage d’un diplôme et d’un concours pose des problèmes que les auteurs du projet ne semblent pas avoir suffisamment pris en compte. Ces difficultés concernent la place du concours et la nature du master (contenu des formations).

1. La place du concours

Garder le concours à Bac+4 dans le cadre d’un master implique de conditionner le passage en M2 à la réussite au concours. C’est le seul moyen, affirment les auteurs du projet, d’éviter le phénomène des reçus-collés sans prolonger les études d’un an. Certes. Mais une telle procédure est pour l’heure illégale : aucun cursus universitaire n’est subordonné aux résultats d’un concours quel qu’il soit. D’autre part, les auteurs du projet ne tiennent pas compte de l’existence des candidats libres, qui représentent entre 40 et 50% des lauréats. Si le concours a lieu à Bac+4, le diplôme requis des candidats ne peut être, en principe, que la licence. Mais ces licenciés ayant réussi un concours qu’ils auraient présenté en tant que candidats libres ont naturellement le droit d’effectuer une année de stage. Il faudrait donc valider leur réussite par la totalité des ECTS du M1. Outre que cela s’oppose à l’autonomie des universités, on créerait ainsi une injustice au détriment des candidats officiellement inscrits à l’Université : car pour passer en M2, ces derniers devraient en outre valider un certain nombre d’ECTS. On pourrait bien sûr exiger des candidats libres qu’ils soient déjà titulaires d’un M1 (c’est d’ailleurs ce que prévoient, mutatis mutandis – i.e. le M1 par un M2 – les décrets-Darcos). Mais ce sont alors les candidats libres qui seraient à leur tour victimes d’une injustice : ils devraient faire une année d’études en plus. Il apparaît en tout état de cause impossible de traiter de la même façon candidats officiels et candidats libres dans le cadre d’un MEF avec le concours en M1.

Le problème des candidats libres passe généralement inaperçu lorsqu’on essaie de réfléchir à des formes alternatives de « mastérisation ». On ne voit que ce qu’on a sous les yeux, c’est-à-dire des candidats inscrits dans les préparations officielles. Malgré leur malencontreuse invisibilité, les autres pèsent cependant d’un poids très lourd dans la réalité des concours. C’est pourquoi il convient d’y consacrer quelques lignes. Soulignons d’abord que ce problème n’existait pas avant la mise en place des IUFM. Avant 1991 présentaient les concours en candidats libres ceux qui, pour des raisons personnelles (généralement dues à l’obligation de travailler ou à la situation familiale), ne pouvaient assister aux cours. Il s’agissait d’une petite minorité. L’existence des IUFM a changé la donne. En ce qui concerne le CRPE, la petite minorité est devenue l’immense majorité : 80% des candidats sont des candidats libres. Ils n’ont évidemment pas choisi ce statut, qui réduit considérablement leurs chances de réussite. Ils sont en fait victimes d’une politique à laquelle les IUFM n’entendent pas renoncer, celle qu’ils appellent pudiquement « régulation des flux ». En fait une sélection sauvage au terme d’un pseudo-concours d’entrée en IUFM parfaitement illégal (on cherchera en vain dans le BO une mention quelconque dudit « concours »). Cette politique ultra-sélective a deux causes. Il y a d’abord le fait que le CRPE présente aux yeux des licenciés des avantages comparatifs par rapport au CAPES : on gagne pareil tout en restant dans son Académie et en ayant des élèves plus jeunes qui sont censés poser moins de problèmes de discipline. De là un déplacement massif du choix des licenciés en faveur du CRPE (les deux courbes se sont croisées en 2000). Les IUFM s’estiment dans l’impossibilité matérielle d’accueillir l’ensemble des candidats. Mais cela ne suffit pas à justifier la mise en place de la « régulation des flux ». Car cette décision remonte à une époque (début des années 90) où l’augmentation du nombre de candidatures au CRPE ne s’était pas encore produite dans des proportions aussi saisissantes. Et elle a aussi concerné les capésiens (surtout entre 1996 et 2000 à une période de baisse du nombre de postes) alors que les cours étaient donnés à la fac par des universitaires et que les IUFM ne pouvaient arguer d’un manque de places dans leurs locaux (par ailleurs bien plus spacieux et agréables que ceux de la plupart des universités). Une deuxième raison est alors intervenue : la rentabilité des IUFM. La « régulation des flux » (idéalement deux candidats-IUFM pour un poste aux concours) avait et a toujours pour but d’améliorer les résultats des IUFM. Et de fait le taux de réussite des candidats labellisés est évidemment très supérieur (trois ou quatre fois plus) que celui des candidats libres malgré eux. C’est ainsi que les apôtres de la « non-sélection » et de la « réussite pour tous » font une politique diamétralement opposée à celle qu’ils préconisent (pour les autres) quand leurs propres intérêts sont en jeu…

La « régulation des flux » a cependant provoqué des effets pervers que les IUFM ont mis des années à comprendre alors même que le phénomène leur avait été signalé et expliqué dans différents textes publiés par Reconstruire l’Ecole, qui ont eu une assez large diffusion. Car l’augmentation considérable du nombre des candidats libres fait que ces derniers prennent de plus en plus de places aux concours malgré des taux de réussite très inférieurs. Depuis leur création, les IUFM ont ainsi vu leurs positions dans le marché de la réussite se dégrader au rythme moyen de un point par an. A l’heure actuelle près de la moitié des lauréats du CRPE n’ont pas préparé le concours dans un IUFM. Selon un scénario bien connu depuis L’arroseur arrosé, l’arme de la sélection s’est donc retournée contre ses promoteurs. De là les multiples tentatives des IUFM pour « réformer les concours » qui se sont succédées depuis 1999, d’abord sous les ministères Allègre et Lang (ces projets avortèrent suite à la mobilisation d’une partie des universitaires et à la défaite électorale de la gauche), puis sous forme de propositions dans le cadre des débats préalables à l’adoption de la loi-Fillon. Ces pressions destinées à « faire sauter l’obstacle du concours au milieu de la formation » ont continué sans relâche et continuent jusqu’à aujourd’hui. D’une certaine façon, la mastérisation en est la conséquence : car les IUFM demandaient un master professionnel pour une formation de deux ans en alternance avec un concours en fin de L3, ce qui supprimait les problèmes liés à la « régulation des flux », elle-même due à l’existence d’un concours à mi-parcours. Mais là encore, les IUFM ont soulevé une pierre qui leur est retombée sur les pieds. Car Darcos a profité de cette demande pour imposer son propre schéma de mastérisation, qui suppose la mort à court terme des IUFM : arroseur arrosé, effet boomerang…

Luttant pour leur survie, les IUFM sont aujourd’hui dans un grand désarroi. Des conflits existent en leur sein, des initiatives très différentes ont lieu, les projets et contre-projets s’accumulent. Certains croient encore à la possibilité de créer des écoles professionnelles dans lesquelles on entrerait par un mini-concours placé en fin de L3 et qui pourraient délivrer des masters. Ils n’ont aucune chance de voir leurs vœux se réaliser. D’autres, comme les auteurs du « projet de Créteil », cherchent une alliance avec les UFR. Mais les considérations qui précèdent permettent de comprendre que si l’on acceptait ce schéma, on se contenterait de transférer aux universités les dysfonctionnements qui ont conduit les IUFM à leur perte. Il convient d’insister sur ce point car les auteurs du « projet de Créteil » ne sont pas les seuls à défendre cette idée. Les débris de la Commission Marois-Filâtre ont décidé de remettre malgré tout leur rapport à la date prévue du 15 juillet. Et d’après les informations qui circulent, cette Commission préconise, elle aussi, un concours en M1. Il se pourrait donc que Luc Châtel, dont l’équipe ignore tout des enjeux complexes de cette réforme, finisse par se ranger à cet avis. Il signerait ainsi la chronique d’une catastrophe annoncée.

A première vue, situer le concours en M1 permet de reconduire le dispositif actuel. D’où l’illusion consensuelle que suscite cette idée. Mais si ce concours a lieu dans le cadre d’un master, alors l’Université se trouve confrontée aux mêmes problèmes que les IUFM ont été incapables de résoudre au cours de leurs presque 20 années d’existence. Imaginons que les IUFM renoncent à la « régulation des flux » (certains l’ont déjà fait) et que tous les candidats aux concours qui le souhaitent soient acceptés dans ce M1. Situé à mi-parcours, le concours constitue alors un obstacle infranchissable pour 90% des inscrits. On évite le problème des reçus-collés mais on se trouve face à une masse ingérable de collés au M1. Contrairement à ce que disent les auteurs du « projet de Créteil », leur reconversion ne serait guère facile. La plupart s’obstineraient à passer deux ou trois fois le concours. Ils piétineraient donc plusieurs années en M1 avant de se résoudre à s’inscrire dans un autre master (là encore dans un nouveau M1 puisque, faute d’avoir réussi au concours, ils ne sauraient avoir une équivalence complète). Et quel autre master pourraient-ils choisir ? Les places sont chères dans les masters professionnels offrant de vrais débouchés. S’ils avaient pu y accéder, ils l’auraient fait avant même de choisir un M1 d’enseignement puisque, dans de très nombreux cas, la préparation des concours est devenue, hélas, un choix par défaut. Quant à l’idée qu’ils pourraient s’inscrire dans un master-recherche, elle est particulièrement saugrenue bien que les IUFM la soutiennent mordicus depuis fort longtemps. Est-il sérieux de penser qu’un étudiant ayant échoué deux ou trois fois de suite au concours de professeur des écoles soit en mesure de commencer une recherche en vue d’obtenir un doctorat ? On peut comprendre que les IUFM aient voulu à une époque (plans Oriano, Alluin-Cornu, Brihault-Cornu) se débarrasser à tout prix de leurs étudiants en échec et de leur proposer une « reconversion » dans les masters-recherche de l’Université : cette dernière était alors chargée « d’accompagner l’échec » (sic), comme on accompagne… un mourant. Mais que l’Université elle-même puisse entériner une telle absurdité laisse pantois. Les étudiants engagés dans un tel master d’enseignement (MEF), piétinant deux ou trois ans en M1 et échouant systématiquement au concours n’ont en fait aucun avenir dans l’Université. On nous dira que c’est déjà le cas : la grande majorité des candidats malheureux aux concours finissent par abandonner leurs études avec une simple licence en poche. Il existe cependant une différence majeure. La préparation aux concours est aujourd’hui découplée des cursus universitaires, qui ne sont donc pas affectés par l’échec des candidats. Avec un concours placé au milieu du cursus de master, c’est ce diplôme lui-même qui serait totalement décrédibilisé alors qu’il est censé constituer le fleuron des études universitaires : aucune université ne peut se permettre de proposer dans ses maquettes de formation un master dont on sait a priori qu’il va déboucher sur 90% d’échec.

Envisageons maintenant la deuxième hypothèse : on instaure une sélection draconienne à l’entrée du master d’enseignement sur le modèle de la « régulation des flux » pratiquée dans les IUFM. Les taux de réussite s’améliorent (ils peuvent se situer autour de 35%). Mais on recrée alors, par un phénomène de vases communicants, un immense vivier de candidats libres malgré eux, qui vont concurrencer les candidats « mastérisés ». Selon le mécanisme déjà décrit plus haut, ils prennent entre 40 et 50% des places aux concours. Le master d’enseignement n’est alors plus rentable au niveau budgétaire et le gouvernement (ou l’université passée à la LRU) envisage sa suppression (c’est ce qui s’est passé pour les IUFM). Ajoutons, pour finir sur ce point, que « la régulation des flux » a entraîné la prolifération de préparations payantes au CRPE : Adonis, CPO-ISF, Polyprépas, Agora-prépas, CRPEOnline, ILFM, Cours Galien, Cours Diderot et Forprof, qui tient le haut du pavé avec 116 écoles et centres de préparation dans toute la France. Faute d’être acceptés dans les IUFM, la plupart des candidats libres qui réussissent ont dû avoir recours à ce type de boites privées dont les tarifs ne sont pas à la portée de toutes les bourses (entre 2700 et 2800 euros en moyenne). Les auteurs du « projet de Créteil » ont raison de signaler que les concours constituent « une procédure de sélection par l’excellence et de manière égalitaire pour tous les candidats à l’échelle nationale ». Encore faut-il que la préparation des concours se fasse elle aussi « de manière égalitaire pour tous les candidats à l’échelle nationale », c’est-à-dire dans le cadre des formations quasi gratuites offertes par l’Université. Cela n’est pas le cas aujourd’hui à cause de la politique ultra-sélective des IUFM. Il ne faudrait pas que la mise en place de masters d’enseignement à l’Université reconduise une telle injustice sociale dans la préparation des concours : bien plus que des 5 Instituts catholiques qui veulent mettre en place des masters d’enseignement, la menace d’une privatisation des formations vient des 116 centres de Forprof répartis sur toute la France (qui doivent sans doute leur succès à des tarifs relativement bas : 2560 euros).

Reste la question de la durée des études. Tous ceux qui réfléchissent à la « mastérisation des concours » imaginent des formations tubulaires, conduisant les étudiants de la première année de licence à Bac+5. Cela ne correspond absolument pas au profil réel des candidats. Il y a un énorme hiatus entre l’âge moyen des étudiants de licence et celui des candidats aux concours. Et cet âge moyen des candidats aux concours est paradoxalement plus élevé pour le CRPE (28,6 ans) que pour les CAPES (26,5 ans). On est très de toute façon très loin de ce qu’il devrait être si tous les candidats étaient « à l’heure » (22 ans). C’est pourquoi il semble assez absurde de mettre en avant la prolongation des études qu’entraîne la réforme. La très grande majorité des candidats aux concours ont des parcours complexes avec redoublements, réorientations, arrêt d’études ou, au contraire, poursuite en master et même en doctorat, etc. S’obstiner à nier cette réalité ne mène à rien. Les auteurs du « projet de Créteil » semblent en avoir pris conscience puisqu’ils proposent que les candidats au CAPES fassent d’abord un M1 recherche (c’est déjà obligatoire pour le CAPES de SVT, le niveau de la licence étant trop bas pour réussir au concours) avant de s’inscrire dans un M1 enseignement où beaucoup piétineront encore pendant deux ou trois ans. Sans doute ont-ils raison. Mais cela supprime du même coup l’un des principaux avantages de leurs propositions : le maintien d’un recrutement à Bac+4. On passe automatiquement à un recrutement à Bac+5 minimum, comme dans le projet gouvernemental. Pourquoi ne pas aller plus loin sur la base du constat suivant : en très peu de temps, le niveau réel d’une majorité des lauréats du CAPES est passé de la licence (parfois la maîtrise) au master complet ? C’est un phénomène généralisé dans tous les concours administratifs : le niveau des candidats (et surtout des lauréats) est très supérieur à celui qui est officiellement requis. Les universitaires sont-ils incapables de comprendre ce que les plus futés de nos étudiants ont déjà compris ? Il vaut mieux passer le CAPES lorsqu’on est titulaire d’un master. Non seulement, on augmente considérablement ses chances de réussite au concours mais, en cas d’échec, on a au moins en poche un diplôme qui n’est pas encore dévalorisé sur le marché du travail et qui est destiné, de toute évidence, à remplacer la licence, devenue un diplôme de premier cycle sans grande valeur en termes de débouchés. Plutôt que d’imaginer des solutions acrobatiques et insensées consistant à envoyer en doctorat des candidats incapables de réussir un concours de bas niveau, il vaudrait mieux s’attacher à une réforme des masters, qui cesseraient d’être exclusivement orientés vers la recherche et ménageraient une place à un renforcement de la formation disciplinaire des licenciés. Ils n’auraient alors plus pour seul débouché l’inscription en thèse – ce qui condamne à mort la plupart des masters-recherche dans les petites universités – mais garantiraient un niveau minimal pour les lauréats des concours (même en cas d’un « allègement » de ces derniers) et constitueraient, en cas d’échec, un diplôme à part entière, ayant des débouchés par lui-même sur le modèle des anciens DEA et des actuels masters professionnels. Car l’avantage de ces derniers est d’être un diplôme terminal, contrairement aux masters-recherche tels qu’ils existent aujourd’hui, simple antichambre d’un doctorat. Depuis plusieurs années, Reconstruire l’Ecole préconise de faire d’un master disciplinaire complet (impliquant une nouvelle architecture des masters-recherche) le prérequis des CAPES. C’est aussi la position qu’a récemment adoptée le SNES. La sagesse invite à considérer que c’est la meilleure des solutions : on entérine le choix rationnel déjà opéré par de très nombreux étudiants qui présentent les concours, on supprime de façon définitive le problème des reçus-collés, on garantit aux candidats malheureux un diplôme ayant une valeur certaine sur le marché du travail et, last but non least, on permet à toutes les universités non seulement de conserver mais de renforcer leurs cursus de master.

Applicable aux CAPES, un tel dispositif s’appliquerait a fortiori à l’agrégation. Dans leur volonté de toucher le moins possible à la réalité actuelle, les auteurs du « projet de Créteil » proposent de faire du M1 recherche le prérequis de l’agrégation. Les titulaires de ce M1 s’inscriraient ensuite dans un nouveau M1 (d’enseignement cette fois) où ils risquent de piétiner à nouveau avant de réussir le concours. De fait, on aura pu constater que le « projet de Créteil » implique toujours un long surplace en M1 avant que les quelques élus puissent enfin passer dans un M2 essentiellement consacré au stage (et au mémoire) professionnel et que les autres se retrouvent avec leur petite licence Gros-Jean comme devant. Un tel piétinement n’a aucun sens. Il vaut infiniment mieux que les étudiants aient d’abord un master complet – qu’on peut boucler en deux ans sans trop de difficultés – avant de passer les concours ou de s’orienter vers la vie active. Tout dépend du type de master qu’ils auront choisi. A cet égard, les candidats à l’agrégation ne peuvent se contenter, comme les candidats au CAPES, d’un parcours essentiellement consacré au renforcement disciplinaire. Les nouveaux agrégés sont destinés, plus encore que dans le passé, à enseigner non seulement en lycée mais aussi et surtout dans les classes post-bac. Beaucoup, surtout dans le domaine des LSH, vont continuer en thèse et devenir des enseignants-chercheurs de l’université. Il faut donc aménager, au sein des nouveaux masters disciplinaires, des parcours essentiellement fondés sur l’initiation à la recherche, étant entendu que la recherche elle-même se fait en doctorat et non pas en master. De tels masters avec différents parcours et des préparations autonomes aux concours n’entraîneraient pas nécessairement des dépassements budgétaires inconsidérés par rapport au système actuel, dépassements qui seraient, de ce fait, hors de portée de la plupart des UFR. Il suffit de mutualiser les enseignements. C’est ainsi que la plupart des questions d’agreg peuvent être intégrées au sein des programmes d’un master au titre du renforcement disciplinaire. Il en irait probablement de même pour la préparation aux CAPES si le contenu de ces derniers n’est pas trop « allégé ». Les étudiants de master et les candidats aux concours pourraient donc suivre en grande partie les mêmes cours (c’est déjà ce qui se fait par exemple à l’ENS-LSH de Lyon). Mais ils le feraient dans un cadre institutionnel différent, les uns en tant qu’étudiants de master, les autres en tant que préparationnaires d’un concours. Il suffirait alors de maintenir les actuels séminaires de recherche pour disposer, à moyens constants, d’un système complet de formation : masters disciplinaires avec différents parcours et préparations autonomes aux concours.

2. La nature de la formation

Tous les masters professionnels et tous les masters disciplinaires (au sens défini plus haut) offrent à leurs titulaires des débouchés dans l’économie réelle. Tous, sauf un « master d’enseignement » ne permettant pas d’enseigner. Les auteurs du « projet de Créteil » en sont conscients puisque seuls les lauréats des concours obtiendraient in fine leur M2. Mais ils se gardent bien, sans doute pour ne pas créer de conflits entre IUFM et UFR, de préciser le contenu des différents modules composant ce master. Et fonder une improbable unité sur les non-dits, en laissant croire à chacun que son point de vue finira par s’imposer, relève d’une politique à courte vue qui prépare, dans le silence intéressé des deux parties, des conflits encore plus graves que ceux qu’on aura voulu, dans un premier temps, éviter.

Il n’est pas anodin que le projet ici commenté émane de Paris XII (où se trouve intégré l’IUFM de Créteil). Car si les formateurs de l’IUFM luttent pour leurs postes et leur survie, il n’en va guère autrement des enseignants-chercheurs de l’UFR de LSH. Dans cette université « de pointe », ayant résolument choisi la voie de la « professionnalisation », les littéraires peuvent être légitimement inquiets pour l’avenir de leurs formations, surtout en ce qui concerne des masters-recherche dont la présidence de l’université peut à tout moment choisir de se débarrasser. Il est assez logique que ces deux craintes aient fini par déboucher sur un projet commun, censé limiter les dégâts prévisibles. Mais on ne construit rien de solide sur une peur partagée. D’autant plus que les auteurs de ce projet ne sont pas seuls dans l’Académie en question. L’UFR de sciences de l’éducation de Paris VIII va vouloir sa part de gâteau, la disputant à becs et ongles aux formateurs de l’IUFM. Elle aussi menacée, l’UFR LSH de Marne-la-Vallée voudra intervenir dans ce master d’enseignement sous peine de perdre ses propres étudiants de master. Quant aux UFR de Paris VIII, plus solides, on voit mal comment elles pourraient rester à l’écart. Mais on voit mal aussi comment elles pourraient se contenter du piétinement proposé en M1 en guise de lot de consolation pour des universitaires privés d’un M2 digne de ce nom. Contrairement à ceux de Paris XII et de Marne-la-Vallée, les enseignants-chercheurs de Paris VIII peuvent et veulent conserver leurs masters. Le « projet de Créteil » est donc le symptôme de cette fuite en avant, engendrée par une peur de la concurrence, dont la solidarité qui a caractérisé le grand mouvement de ces derniers mois a prouvé qu’elle pouvait être surmontée. Il vaudrait mieux continuer dans la ligne de la non-remontée des maquettes plutôt que de vouloir édifier sur du sable des constructions hasardeuses dont les architectes seront les premières victimes si, par malheur, on acceptait leur projet.

Le texte de Créteil dit les choses à moitié. Il convient d’expliciter ce mi-dire. Le projet consiste en fait à ajouter à l’année de préparation et à l’année de stage des modules et mémoires de recherche relevant pour l’essentiel des sciences de l’éducation de façon à fabriquer un master inédit. Or non seulement les sciences de l’éducation sont inutiles pour la formation professionnelle des enseignants, elles constitueraient en outre dans le cadre d’un tel master un obstacle à la réussite des candidats aux concours. Les étudiants ont besoin de pouvoir consacrer tous leurs efforts à la préparation des épreuves. Si on surcharge la barque avec des modules annexes (comptabilisables en ECTS de master), on diminue leurs chances de réussite. En cas d’échec répété, ils doivent alors quitter le master au bout de 2 ou 3 ans en n’ayant même pas un M1 complet, ni évidemment le concours. Il est utopique d’imaginer que des étudiants puissent boucler en deux ans un master et, en même temps, réussir un concours et faire un stage d’un an. Comme dans un projet analogue présenté l’an dernier par l’UFR de sciences de l’éducation de Paris VIII et l’IUFM de Créteil (qui offrait l’avantage de détailler les choses), on aurait des études de master composées à 60% de sciences de l’éducation, la partie disciplinaire se réduisant à peu de chose près à la préparation du concours. Les auteurs de ce premier projet reconnaissaient eux-mêmes que les étudiants auraient besoin de 3 ans minimum pour effectuer l’ensemble du parcours. N’y a-t-il pas, là encore, prolongation de la durée des études – prolongation elle-même prolongée en cas de reconversion obligée ?

Il existe des UFR de sciences de l’éducation. Elles n’ont qu’à proposer leurs propres masters, ce que d’ailleurs la plupart font déjà. Rien n’empêche un licencié de s’inscrire à un tel master avant de passer un concours quel qu’il soit, s’il estime que les sciences de l’éducation constituent un atout pour un enseignant. On peut tout présenter avec un master en sciences de l’éducation, y compris une agrégation de mathématiques s’il vous en prend fantaisie. Mais les résultats des licenciés en sciences de l’éducation au CRPE ne sont guère encourageants : ils se trouvent en queue de peloton avec les licenciés en sociologie et les licenciés en psychologie. Comme par hasard, les trois piliers de la professionnalisation telle qu’elle est conçue dans les IUFM. C’est bien parce qu’ils craignent de ne pas attirer suffisamment d’étudiants que les UFR de sciences de l’éducation ici, ou les formateurs en IUFM là, veulent faire des candidats aux concours des étudiants captifs dans un master spécifique. Mais ni les UFR ni les candidats aux concours n’ont rien à gagner à seconder une telle stratégie.

Les auteurs du projet de Créteil affirment que ce master d’enseignement devrait se situer au niveau de la mention ou, au minimum, de la spécialité. Ils refusent l’idée, pourtant proposée par les deux Ministères concernés, d’un simple parcours à l’intérieur d’un master disciplinaire pour les candidats aux concours du secondaire. L’argument donné est que les candidats en échec ne pourraient pas, par la suite, se réorienter dans un master disciplinaire ou, inversement, s’inscrire en préparation-concours après avoir fait un M1-recherche :

« Une des difficultés majeures engendrée par le projet de réforme gouvernementale réside en la mise en concurrence des masters recherche actuels et des nouveaux masters, qui risquent de « vider » les masters recherche en imposant un itinéraire unique aux étudiants ; car il est théoriquement impossible de faire deux masters dans la même spécialité. Il faut donc que les masters MEF et les masters Recherche soient fléchés comme des spécialités différentes (seule garantie pour que les étudiants ne soient pas « interdits » de masters recherche dès lors qu’ils auront fait un master enseignement, ou l’inverse. »

Or le projet gouvernemental n’impose absolument pas un « itinéraire unique aux étudiants » puisqu’il dit en toutes lettres que n’importe quel master permet de présenter n’importe quel concours. Et, d’autre part, l’impossibilité de faire deux masters dans la même spécialité est toute « théorique ». Il suffit de demander une dérogation, qui est généreusement accordée pour peu que l’étudiant justifie sa demande, ce qui ne présenterait aucune difficulté dans l’hypothèse ici envisagée. En outre, cette hypothèse n’a même pas à être envisagée si les « masters enseignement » ne sont pas mis en place. La concurrence qu’on prétend éviter entre « masters enseignement » et « masters recherche » disparaîtrait elle aussi ipso facto. Aucun risque alors de « vider » les masters-recherche, ce que ne garantit nullement la mise en place d’une mention ou d’une spécialité de master pour les candidats aux concours. Bien au contraire sauf à devoir peupler, comme il a été dit plus haut, les masters-recherche avec les déboutés du master d’enseignement, c’est-à-dire avec les recalés aux concours.

Il va de soi que cette « argumentation » est poudre aux yeux pour imposer la mise en place de masters en sciences de l’éducation qui n’osent pas dire leur nom et de les rendre obligatoires pour tous les candidats aux concours. A tous les concours. Car les IUFM ne veulent pas entendre parler de dispositifs différents pour le CRPE et les CAPES. Ils tiennent dur comme fer à l’idée d’une « formation commune », qui a lamentablement échoué dans les IUFM et qu’ils veulent cependant imposer dans les masters universitaires, où elle échouera aussi. C’est la seule et vraie raison pour laquelle ce master est envisagé comme mention ou spécialité (avec des parcours diversifiés pour les différents concours). Le même dispositif est proposé dans les Universités dont les présidents sont vendus aux sciences de l’éducation, comme Toulouse-le-Mirail et Reims : ce n’est pas un hasard.

Si les IUFM veulent survivre et signer avec les UFR une paix des braves à défaut d’entente cordiale, il faut qu’ils acceptent leur reconversion en écoles normales d’un nouveau type, intégrées dans l’Université. Il faut donc aussi qu’ils renoncent définitivement à coloniser les masters disciplinaires et les préparations aux CAPES. Leur déjà longue histoire prouve qu’ils avaient eu les yeux plus gros que le ventre : au bout de presque 20 ans d’existence et malgré les centaines, ou les milliers, de postes de maîtres de conférences et de PU mis à leur disposition, ils n’ont toujours pas réussi à assumer la préparation aux CAPES, qu’ils continuent à sous-traiter à l’Université. C’est cette aberration qui doit cesser une fois pour toutes au lieu de prévoir un dispositif où les universitaires, spécialistes des différentes disciplines, deviendraient de simples prestataires de service dans le cadre d’un master « mention enseignement » piloté par les IUFM et/ou les UFR de sciences de l’éducation. Si les IUFM acceptent de se limiter à la formation des professeurs du primaire, ils n’ont pas à craindre pour leur avenir ni à redouter une concurrence des UFR. La mission qui leur serait confiée n’a rien de déshonorant, bien au contraire : c’est à l’école primaire que tout se joue. Imaginer une formation adéquate pour les futurs professeurs des écoles, assurant à la fois un bon niveau pluridisciplinaire et des compétences didactiques et pédagogiques indispensables à ce niveau, n’est pas une mince affaire. Et ceux qui prendraient à bras-le-corps un tel problème ont du pain sur la planche. Il est cependant évident qu’on ne pourrait laisser carte blanche aux actuels formateurs de l’IUFM, faute de quoi ils reconduiraient (ou aggraveraient) toutes les erreurs déjà commises dans l’enseignement primaire. Il conviendrait donc d’instaurer un double système de tutelle, par les rectorats et par l’université intégratrice, qui devraient approuver les plans de formation et en évaluer régulièrement les résultats effectifs (y compris dans l’enseignement délivré par les néo-titulaires).

La coexistence pacifique entre UFR et IUFM rénovés passe par un partage des territoires et par le respect des frontières. Quant aux concours du secondaire, ils seront réservés qu’on le veuille ou pas, et quel que soit le dispositif adopté par le gouvernement, aux candidats titulaires d’un master. L’évolution récente du profil des lauréats le prouve et rend d’emblée caducs tous les projets visant à intégrer la préparation des concours dans des masters existants ou à créer. Les projets de décret tels qu’ils ont été rédigés par Xavier Darcos avant son départ assument cette réalité sans le dire vraiment.

Car l’une des avancées dues à la lutte des derniers mois – dont les universitaires ne semblent pas avoir encore mesuré la portée – consiste à garantir aux lauréats le bénéfice du concours pendant un an. Ce texte prévoit donc la possibilité de consacrer une année entière à la préparation du concours (qu’elle s’appelle M2 est simple convention verbale) et l’année suivante à l’obtention du master – le terme « master d’enseignement » n’apparaissant jamais dans le décret. Il suffira donc aux universitaires de proposer à leurs étudiants de prendre les choses à l’envers : d’abord un master disciplinaire complet, puis une préparation spécifique au concours. Cela est évidemment beaucoup plus rationnel que de couper en deux le cursus de master par un concours que beaucoup devront passer deux ou trois fois de suite avant de l’obtenir (ou pas). Il revient maintenant aux UFR et aux associations de spécialistes de travailler ensemble à la construction de masters disciplinaires avec des parcours respectivement adaptés au CAPES et à l’agrégation, comportant une initiation à la recherche et constituant en outre des diplômes à part entière ayant des débouchés par eux-mêmes. Là aussi nous avons du pain sur la planche. Mais il est une condition préalable à tout cela : ne pas céder à la peur de la concurrence et affirmer une solidarité sans failles dans la non-remontée des maquettes des « masters d’enseignement ».