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Vincent Geisser : “Les fantasmes sur l’islam ont déréglé la machine sécuritaire du CNRS” - Thierry Leclère, Telerama.fr, 11 juillet 2009

dimanche 12 juillet 2009, par Laurence

Le conflit qui oppose le chercheur spécialiste de l’islam, Vincent Geisser, à l’ingénieur Joseph Illand, chargé du contre-espionnage au CNRS, a rebondi en commission de discipline, le 29 juin dernier. Douze heures d’auditions pour parler sécurité et liberté d’expression des chercheurs. Après l’interview de Joseph Illand dans “Libération”, Vincent Geisser s’explique à son tour.

Télérama : Le conflit qui vous oppose à Joseph Illand, le fonctionnaire chargé du contre-espionnage au CNRS dure depuis plusieurs années : vous lui reprochez d’avoir surveillé vos écrits et d’avoir constitué « un dossier complet sur vos activités publiques ». De son côté, il vous attaque pour un mail dans lequel vous l’accusiez d’être « un idéologue qui traque les musulmans et leurs amis comme à une certaine époque, on traquait les juifs et les Justes »… La commission de discipline du CNRS, qui s’est réunie le 29 juin dernier, vous a-t-elle sanctionné ?

Vincent Geisser : Non, et certains journaux ont mal rapporté l’information. La commission, composée pour moitié de directeurs de recherche désignés par la direction du CNRS et pour l’autre moitié de chercheurs élus ou représentants syndicaux, a mis aux voix le principe d’un avertissement (sans inscription au dossier). Cinq voix se sont prononcées en faveur de cet avertissement – le plus faible niveau dans le degré des sanctions –, cinq voix contre. La commission étant donc dans l’incapacité de proposer une sanction à la direction du CNRS, elle n’a pas émis d’avis. Le dossier est désormais entre les mains du directeur du CNRS ; j’ignore quand il va statuer.

Vous avez comparu douze heures devant la commission de discipline. Que retenez-vous de cette séance marathon ?

J’avais l’impression de faire face à une réunion de collègues davantage qu’à un tribunal, même si deux ou trois chercheurs – les plus jeunes – se sont pris au jeu et ont endossé le rôle de procureurs.

Le mail et les propos injurieux qu’on me reprochait n’ont pas été longtemps au centre des débats, car mon avocat, Michel Tubiana, a vite démontré qu’il s’agissait d’une correspondance privée. J’avais envoyé ce courriel au comité de soutien d’une jeune allocataire de recherche de Toulouse, licenciée parce qu’elle portait le voile. Ce mail a été mis en ligne à mon insu, puis retiré, quelques jours plus tard, sur mon intervention.

Joseph Illand dit en avoir eu connaissance grâce « à ses amis de la DST de Toulouse »… ce qui a fait rire l’assemblée.

Votre affaire a révélé au public l’existence de ce « fonctionnaire de sécurité de défense » au CNRS, Joseph Illand. Vous avez été confronté à lui ainsi qu’à son supérieur. Qu’ont-ils dit ?

L’audition du supérieur « fonctionnel » de Joseph Illand, qui travaille au ministère de l’Education, a permis de comprendre clairement quel est le champ de compétence du « fonctionnaire de sécurité de défense » (FSD) au CNRS : il est là pour surveiller les domaines stratégiques (nucléaire, recherches liées à l’armement, expériences bactériologiques, etc.) ; il s’occupe aussi des enjeux commerciaux dérivés de la recherche (brevets, etc.). Enfin, il est chargé de protéger le patrimoine scientifique français contre les tentatives d’espionnage. En clair, le FSD n’a pas à surveiller la production scientifique des chercheurs ; il n’a pas à veiller non plus aux prises de positions publiques des chercheurs.

D’après plusieurs témoignages versés auprès de la commission de discipline, Joseph Illand surveillait, justement, et commentait les écrits de certains chercheurs sur l’islam.

Normalement il aurait du être stoppé par sa hiérarchie. On l’a laissé faire. Joseph Illand a fait notamment une « veille » – ce sont ses mots – pour observer les écrits et les propos sur Internet de certains chercheurs (mais je ne connais pas leurs noms).

Quelles étaient, d’après vous, les motivations du fonctionnaire de sécurité de défense ?

Il est ressorti des témoignages – dont celui de mon ancienne directrice du département des Sciences humaines – que ce monsieur est perturbé par la question de l’islam ; il a une focalisation totalement personnelle sur ce sujet, faite de maladresses, de préjugés et d’amalgames. Pour lui, un chercheur qui fait une intervention dans une association musulmane, par exemple, est automatiquement suspect de travailler pour une puissance musulmane. Les fantasmes ont été plus forts que la logique sécuritaire ; ils ont déréglé la machine.

Votre affaire est intervenue sur fond de réforme et de crise de la direction au CNRS. Quel rôle a joué ce climat délétère ?

Capital. Joseph Illand a eu d’autant plus de latitude qu’il a agi dans ce contexte. Le sécuritaire pénètre plus facilement dans une société quand celle-ci est en crise. Pour un organisme comme le CNRS, c’est la même chose..

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