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Ces intellectuels que le PS désespère - enquête de Sylvain Bourmeau, Médiapart, 1er et 2 août 2009

dimanche 2 août 2009

Oublions Jack Lang, Bernard-Henri Lévy et leurs imprécations sur la mort assurée du Parti socialiste. Laissons à Max Gallo, ancien porte-parole du gouvernement de Pierre Mauroy, le soin de recycler dans la petite entreprise sarkozyste quelques figures tutélaires de la gauche, Jean Jaurès ou Léon Blum. Et explorons plus avant les contours de la crise intellectuelle et programmatique du PS et, au-delà, de la gauche.

Avec le concours de l’historien Vincent Duclert, nous avons lancé une édition participative « Socialisme hors les murs » pour présenter textes et réflexions (cliquez ici pour découvrir cette édition). Mediapart a également voulu interroger des chercheurs, non pas les quelques « intellos médiatiques » toujours prompts à clamer le bien et le mal, mais des intellectuels dont les travaux scientifiques sont reconnus et qui, depuis plusieurs années, se sont réinvestis dans le débat public.

Le traumatisme du 21 avril 2002, qui a vu Jean-Marie Le Pen accéder au deuxième tour de l’élection présidentielle, n’est pas étranger aux nouvelles formes d’engagement de certains intellectuels. En 2007, ils ont pris leurs responsabilités dès avant le premier tour en appelant à voter pour la candidate socialiste, Ségolène Royal. Contrairement aux membres du comité officiel de soutien, ils n’avaient pas été sollicités. Ce fut donc une surprise de lire leur texte et surtout leurs noms en bas de ce texte paru dans Libération quelques jours avant le premier tour.

Nous avons interrogé 22 signataires de cette pétition, choisis parmi les chercheurs en sciences humaines et sociales. Pour savoir comment le Parti socialiste avait réagi à leur main tendue en 2007, nous leur avons adressé courant juin trois questions.

1. Depuis la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle, avez-vous été sollicité par le Parti socialiste ?

2. Si oui, comment cela s’est-il passé ? Si non, auriez-vous aimé l’être, auriez-vous participé à des réflexions en liaison avec ce parti ?

3. Comment pourrait, selon vous, s’articuler les rapports entre les intellectuels et le Parti socialiste ?

Les réponses parlent d’elles-mêmes. Certaines sont violentes. Elles montrent à quel point le Parti socialiste s’est désintéressé de ces chercheurs et de leurs travaux. Beaucoup des chercheurs interrogés remarquent que c’est précisément leur posture critique dont le Parti socialiste ne sait plus quoi faire tant il apparaît soucieux de trouver des politiques publiques clés en main. Certaines (il s’agit de deux femmes) ont même poussé le sens de la responsabilité jusqu’à adhérer au Parti socialiste : leurs expériences sont emblématiques de ce qu’ont pu ressentir nombre de nouveaux adhérents venus pour débattre des idées plutôt que de la constitution des listes électorales.

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1. Jackie Assayag, anthropologue, directeur de recherche au CNRS, il travaille sur l’Inde et vient de diriger un numéro de L’Homme sur les relations franco-américaines.

1. Je n’avais aucun tropisme pour Madame Royal, catholique et militaire, mais au regard du spectre de l’élection de Sarkozy, je me suis décidé à cette signature - la mort dans l’âme. Je n’ai jamais reçu de nouvelle de la part du PS !

2. Sans doute n’aurais-je pas milité pour le PS parce que la figure et la carrière de Mitterand m’ont toujours semblé une catastrophe (depuis son rôle d’avant guerre... et l’on connaît la suite...).

3. J’ai beaucoup de réserves sur ce genre... De mon point de vue, l’essentiel serait de s’interroger sur la
disparition massive du socialisme et l’arrêt de l’idée d’émancipation...

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2. Christian Baudelot, professeur de sociologie à l’École Normale Supérieure, spécialiste de l’éducation, il vient de publier L’élitisme républicain (Seuil) et avec sa femme Olga Baudelot un livre sur leur expérience de la greffe, Une promenade de santé (Stock).

1. Non jamais

2. Eventuellement oui mais seulement sur des questions relevant de mes compétences.

3. Je n’en ai aucune idée et je m’en fous. Sur tous les sujets qui me mobilisent en ce moment, l’éducation et la révision de la loi de bioéthique côté transplantation et greffe, ils n’ont aucune idée et ne prennent aucune initiative. Ils sont partout aux abonnés absents ; triste mais vrai.

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3. Jean-Luc Bonniol, anthropologue, professeur d’anthropologie à l’Université Paul-Cézanne, et chercheur à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme d’Aix-en-Provence, Jean-Luc Bonniol travaille sur les Antilles. Il a donné sur le sujet un entretien à Mediapart en février.

1. Non...

2. Je ne sais pas si le verbe "aimer" convient... J’aurais sans doute apprécié que mon avis soit sollicité dans mon strict champ de compétences : les usages du passé et l’importance des symboliques qu’ils mobilisent ; l’usage social des catégorisations raciales et ethniques ; les sociétés issues de l’esclavage, en particulier les départements d’outre-mer... Sur bien des sujets, on a l’impression que le PS ne tient guère compte du stock de connaissances sur les enjeux sociaux et politiques accumulées par les spécialistes. Même lors de la récente crise des enseignants-chercheurs, ses informations semblent avoir été relativement imprécises et lacunaires...

3. Je ne suis personnellement pas favorable à l’établissement d’une courroie de transmission entre un parti, quel qu’il soit, et des intellectuels qui ne pourraient que lui être inféodés. Sans doute faut-il penser à des dispositifs intermédiaires, du type cercles de réflexion, indépendants par rapport aux mouvements politiques institués...

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4. Jacques Bouveresse, philosophe, professeur au collège de France, il est spécialiste du langage et de la connaissance et l’auteur de très nombreux ouvrages, dont récemment Peut-on ne pas croire ? (Agone). Dès le pré-site, il avait accordé un entretien à Mediapart.

1. Non, mais ce n’est pas une surprise. Je ne crois pas faire partie des gens dont l’opinion est susceptible de l’intéresser réellement.

2. Je ne sais pas. Je suis partagé entre l’envie de vous répondre que oui et le sentiment que cela n’aurait probablement servi à rien.

3. C’est également une question à laquelle je suis incapable de répondre. Tout ce que je peux dire est que les rapports du Parti socialiste (et ceux du monde politique en général) avec le monde intellectuel ne sont sûrement pas ce qu’ils devraient être. De façon générale, les politiques me semblent manquer cruellement de discernement dans le choix de leurs intellectuels de référence, qui sont souvent des gens pour lesquels je n’éprouve personnellement que peu ou pas du tout d’estime. Il est vrai que cela non plus n’est pas très surprenant puisque les intellectuels qui comptent pour eux sont essentiellement ceux dont parlent les médias et que ce qu’ils savent d’eux semble se réduire la plupart du temps à ce qu’en disent les journaux. Cela dit, comme je n’ai personnellement aucune envie de m’ériger en conseiller des acteurs et des responsables politiques et que je ne suis, de toute façon, pas un intellectuel assez important pour que la question se pose réellement, je ne me sens véritablement privé de rien. Je suis simplement consterné par le spectacle positivement lamentable qu’est en train de donner le Parti socialiste et par les humiliations que la droite triomphante peut se permettre de lui infliger presque quotidiennement et que je ne peux pas ne pas ressentir aussi à titre personnel. « Humilié et offensé » est sans doute la description qui caractérise le mieux mon état d’esprit, à la fois en tant que simple citoyen et en tant que représentant du monde intellectuel, en présence de ce que nous sommes en train de subir et qui, du reste, ne fait probablement que commencer.

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5. Jean-Louis Briquet, politiste, directeur de recherche au CNRS (CERI), après avoir travaillé sur le clientélisme en Corse, il mène des recherches sur les pratiques politiques officieuses et sur l’histoire politique de l’Italie. Il est notamment l’auteur de Mafia, justice et politique en Italie (Khartala).

1. Non

2. J’aurais volontiers accepté de participer aux réflexions du PS, dans la mesure où j’aurais été consulté dans mes domaines de compétences, relevant soit de mes recherches (politique italienne, corruption et délinquance d’affaires) soit de mon expérience professionnelle (université, CNRS).

3. Je ne pense pas que les "intellectuels" soient ce dont le PS a le plus besoin, mais plutôt de base militante et de capacité de mobilisation - allant bien au-delà des classes moyennes éduquées, vers les milieux populaires qui s’éloignent de plus en plus de la gauche (en France et dans beaucoup d’autres pays européens). Cela dit, l’insatisfaction que suscite la situation politique actuelle dans certains milieux intellectuels (relégation des savoirs critiques ou "gratuits", marchandisation de l’université, mais aussi plus généralement remise en question des services publics et des dispositifs de solidarité collective) aurait besoin de trouver une expression politique (autre que la pure protestation). La question est de savoir si ces insatisfactions peuvent servir de fondement à un projet politique cohérent et réaliste ; et si le PS est en mesure de formuler et soutenir un tel projet. Les rapports entre intellectuels et PS pourraient être orientés en ce sens : réfléchir à ce que pourrait être un projet de ce type ; et le penser en réelle alternative à la politique actuelle. Il faudrait pour cela s’appuyer sur les expériences collectives des milieux professionnels concernés (santé, éducation, justice, etc.).

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6. Robert Castel, sociologue, directeur d’études à l’EHESS, il travaille sur la question sociale, a publié cette année La montée des incertitudes (Seuil) et accordé à cette occasion un entretien à Mediapart.

1. Non (je fais partie d’un groupe de réflexion dans le cadre de Terra Nova sur l’Etat social, mais ce n’est pas une demande du Parti socialiste).

2. J’aurai sans doute accepté une proposition du PS car je n’ai aucune objection de principe contre ce parti et je pense au contraire que sans lui la gauche ne fera rien.

3. Il me semble que le PS fonctionne quelque peu en vase clos et préfère des "intellectuels organiques" à ceux qui pourraient l’aider à sortir un peu de ses rails. Par exemple le PS est légitimement réformiste, mais il s’est jusqu’à présent peu soucié de réfléchir sérieusement à ce qui oppose un réformisme de droite et un réformisme de gauche. Ainsi il suit la pente de l’idéologie dominante en matière de réformes. Il serait souhaitable que le PS accepte une discussion sans tabous, quitte à ce qu’il lui appartienne de décider la traduction politique à donner aux propositions qui pourraient lui être faites.

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7. Christophe Charle, historien, professeur à l’Université Paris 1, spécialiste d’histoire de la culture et des intellectuels, il a publié récemment Théâtres en capitales, naissance de la société du spectacle (Albin Michel). Il a par ailleurs beaucoup travaillé sur l’enseignement supérieur dans le cadre de l’Areser.

1. Non

2. Il se trouve qu’un de mes anciens camarades d’étude Alain Bergounioux fait partie de la direction du PS et a été responsable de certains programmes ; je le croise de temps à autre mais je dois dire qu’il n’a jamais eu l’idée de m’interroger. Nous avions eu une polémique au moment de la publication de l’article cosigné avec Bourdieu "pour une gauche de gauche" ; il doit considérer depuis cette époque que je suis un gauchiste irrécupérable alors que ce n’est pas le cas ; depuis cette date je me suis concentré sur l’animation de mon association l’ARESER pour proposer des analyses critiques de la politique universitaire ; il en a résulté deux ouvrages, l’un paru en 1997 dans la collection Raisons d’agir mais malheureusement après la campagne législative du fait de la dissolution ; l’autre en 2007 à propos de la politique universitaire en Europe ; mais comme Claude Allègre, avant qu’il passe à droite, était considéré comme le patron de cette politique au PS et que nous émettions de fortes critiques contre lui, l’absence de contacts s’explique assez bien ; je ne conçois d’ailleurs aucune aigreur de cet état de fait. Les socialistes ont leurs clubs, leurs groupes de réflexion, leurs experts, ils considèrent que cela suffit pour fournir les idées quand il y a des propositions à faire ; mon domaine de compétence n’est d’ailleurs pas vendeur et ne concerne que des groupes restreints électoralement qui d’ailleurs par devoir se sentent encore obligés de voter à gauche ou d’appeler à le faire comme lors de l’élection de 2007 ; il n’y a donc pas de raison de se rapprocher de nous. Je me souvient que le seul leader qui soit venu à l’université d’été de Sauvons la recherche avant l’élection présidentielle a été Laurent Fabius ; mais comme il a été éliminé de la compétition cette initiative louable n’a pas eu beaucoup de conséquences

3. C’est au parti socialiste d’en décider ; les intellectuels ont formé d’innombrables cercles, groupes, fondations, blogs, etc. La plupart sont proches de groupes plus à gauche que le PS mais le PS a aussi ses entrées dans certains. Je crois que fondamentalement il y a un doute profond sur l’utilité des intellectuels dans le combat politique actuel. Ils posent les questions gênantes ; ils refusent les réponses simples ; ils ne s’intéressent pas aux problèmes électoralement payants, d’où leur marginalisation au profit des personnalités consensuelles et médiatiques qui peuvent envoyer des images ou des messages simples au "bon peuple". Pendant la campagne de 2007 il y a eu des choses formidables sur le net avec notamment les petits films de "l’autre campagne" ; il faut bien dire que cela n’a eu aucun effet palpable car cela ne touchait que les convaincus ; cela a peut être contribué à la mobilisation des jeunes comme en témoigne la meilleure participation des tranches jeunes de l’électorat mais on a vu que l’effet est complètement retombé aux élections européennes où les jeunes se sont massivement abstenus.

Le corps électoral du fait de la participation très inégale des groupes d’âge surreprésente massivement les classes d’âge élevées qui sont très réceptives aux thématiques utilisées par Sarkozy (sécurité, défense de l’héritage, discipline contre les jeunes énervés). La gauche court derrière mais n’a évidemment pas la même crédibilité. En tant qu’universitaire je suis frappé de la faible politisation même des étudiants à part quelques franges radicales très minoritaires. L’échec du mouvement universitaire de février-avril vient de cette déconnexion entre enseignants-chercheurs et masse des étudiants. Nous n’avons donc pas non plus de crédibilité pour convaincre les politiques de notre pouvoir de sentir l’avenir ou les tendances sociales émergentes puisque nous n’avons pas su entraîner nos propres auditeurs sur nos thèmes qui apparaissaient trop corporatistes. Il n’est donc pas évident de recréer une fonction d’influence des intellectuels auprès des partis que ce soit le parti socialiste ou un autre.

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8. François Dubet, sociologue, professeur à l’Université de Bordeaux et directeur d’études à l’EHESS, il est notamment spécialiste de l’éducation. Il a publié cette année Le travail des sociétés (Seuil)

1. Non, à l’exception d’un soutien à un candidat aux élections municipales. Soutien donné de bon coeur autant par amitié que par conviction. Je dois rencontrer bientôt le secrétaire national chargé de l’éducation. Je suis aussi mobilisé par Terra Nova. Mais dans l’ensemble je n’ai pas eu le sentiment d’être associé aux réflexions du PS.

2. Je n’aurais cerainement pas refusé d’être associé aux réflexions du PS dans la mesure où je je suis persuadé qu’il est l’axe majeur d’une opposition capable de gouverner un jour. Mais je ne crois pas que le PS se pose véritablement ce genre de problèmes, y compris dans la période antérieure à l’élection de Nicolas Sarkozy. Concernant les problèmes sur lesquels on m’accorde une compétence (justice sociale et inégalités, ou éducation), j’ai eu le sentiment que le PS avait un stock de réponses idéologiques toutes faites dont il était persuadé qu’elles étaient en mesure de fidéliser un électorat bien plus qu’elles n’étaient capables d’inventer des réponses possibles et de prendre en charge les problèmes. Si le PS ne manque ni d’experts, ni d’élus compétents, le travail politique m’y semble dominé par des jeux d’affiliations à des écuries et par des marquages idéologiques, par la crainte d’avoir l’air "libéral" ou "technocratique", ce qui le conduit à développer quelques principes "sacrés", quitte à admettre que l’épreuve du pouvoir sera d’une autre nature. J’ai l’impression que le PS accepte de redevenir la SFIO.

Sur le thème de l’éducation, cette attitude conduit à coller aux syndicats de l’éducation qui sont assez largement défensif et conservateurs et le PS s’interdit alors de définir des projets succeptibles de déplaire à une base supposée ne rien vouloir changer. Cette stratégie me semble absurde puisque cette tendance là est mieux défendue par la gauche de la gauche qui assume pleinement l’alliance d’une critique radicale et d’un conservatisme pratique. Le PS n’a plus alors qu’un conservtisme assez mou comme programme et laisse le changement à la droite et la défense des acquis à la gauche de la gauche. En la matière, le PS ne produit aucune offre politique.

Je dois dire que mes rencontres avec les syndicats sont bien plus intéressantes car ceux-ci savent qu’ils peuvent et doivent orienter les politiques par les rapports de force et par la négociation. Aussi sont-ils moins "coincés" et plus inventifs, plus disposés à écouter des avis extréieurs. Peut-être aussi les responsables syndicaux, plus que les responsables politiques, ont-ils le sentiment de ne pas avoir les réponses à tous les problèmes et sont-ils moins "léninistes" en ce sens que les responsables des partis. En ces temps difficiles, il est heureux qu’il y ait des syndicats..

3. Ce rapport pourrai se construire dans la mesure où les partis, ici le PS, seraient capables de reconnaître que le monde a changé et que la faiblesse de la gauche est aussi une faiblesse intellectuelle. En terme gramsciens, la gauche a perdu son "hégémonie" mais elle l’ignore, elle sous-estime constamment ses adversaires en les caricaturant, elle refuse de reconnaître les épreuves et les problèmes qu’elle ne comprend plus en les invalidant d’emblée comme des ruses de l’adversaire. Je crois donc que le PS pourrait poser mille questions du style "que faire" avec l’école, avec l’hopital, avec la citoyenneté, avec la culture, avec la recherche... plutôt que de coller verbalement à une "base" dont le radicalisme n’est souvent que le produit du vide politique. Comment ne pas être radical quand il n’y a rien entre la population et le pouvoir ?

Le PS devrait aussi regarder son histoire en face. Le PC est mort de bien des maladies, notamment de celle qui fait qu’il n’a jamais voulu se confronter à son passé. Ce qui fut dramatique étant donnée l’histoire du stalinisme l’est moins pour le PS, mais les conséquences risquent d’être les mêmes.

Ceci étant dit, même si le PS invente une machine à produire des idées, il reste que le dernier mot doit être aux politiques car, après tout, l’histoire des intellectuels est loin d’être une histoire sainte. Mais si le PS ne fait pas cet effort, sa défaite actuelle dans le monde des idées sera une déroute.

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9. Stéphane Dufoix, sociologue, maître de conférence à l’Université Paris X Nanterre. il travaille sur les diasporas, sur l’exil et les étrangers.

1. Non, je n’ai jamais été sollicité par le Parti socialiste depuis la victoire de Sarkozy, ni avant d’ailleurs....

2. Si tel avait été le cas, je ne pense pas que j’aurais accepté de toute manière. Dès le soir de la défaite, les dissensions qui se faisaient jour au sein de la direction du Parti, et en particulier la remise en cause, a
posteriori (remise en cause qui n’aurait bien entendu jamais eu lieu en cas de victoire) de la candidature de Ségolène Royal, me semblaient déjà indiquer la focalisation sur des querelles de personnes, de clans et de
postes. A aucun moment, je n’ai eu l’impression depuis mai 2007 qu’un projet politique était en cours de préparation. Malheureusement, le congrès de Reims comme le résultat récent des élections européennes montre amplement que ce n’était pas le cas. Ironiquement, je viens de recevoir aujourd’hui - coïncidence ? - une invitation à participer à la commission nationale Immigration qui se tiendra fin juin.

3. J’ai l’impression que la question est plutôt : y a-t-il encore des intellectuels prêts à avoir une "relation" avec le Parti socialiste ? Au moins depuis la défaite de Jospin en 2002 (mais peut-être faudrait-il remonter à la mort de François Mitterrand), il me semble que soit les intellectuels délaissent le parti - estimant par exemple que les seuls projets permettant de "changer la vie" ou de "changer la société" étaient réalisables à la gauche du PS ou dans le cadre de la droite républicaine - soit le Parti les délaisse, préférant s’engager dans une démarche de
"rapprochement" avec le peuple, par exemple via la démocratie participative, cherchant les idées dans le contact avec les "vrais gens". Peu de cercles d’idées - à part la République des idées et Terra Nova - font partie de la galaxie PS, et il ne semble pas - encore une fois, je ne fais pas partie de ces cénacles - que le Parti ou ses dirigeants privilégient le contact avec les universitaires, les auteurs, les artistes, pour mettre en place un projet politique et enclencher des réflexions sur les thématiques centrales : la pauvreté, le logement, la quête de la stabilisation du modèle d’intégration nationale - pas seulement pour les descendants d’étrangers -, l’identité européenne, l’Université, l’environnement etc. Sur tous ces domaines, le PS est muet ou dépassé.

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10. Michel Kokoreff, sociologue, maître de conférence à l’Université Paris 5. Il travaille notamment sur la déviance, les drogues, les jeunes des quartiers populaires.

1. Non.

2. Pourquoi pas oui, dans un esprit républicain, bien évidemment.

3. Vaste question ! Y répondre supposerait de dresser un bilan de ces rapports au cours de ces dernières en prenant en compte le type de production intellectuelle, les disciplines scientifiques concernées, le cadre et le contexte de ces rapports, leur finalité, etc.

Mon sentiment est que le PS semble vivre sur un héritage ancien. Il n’a manifestement pas cherché à développer sa réflexion sur les grandes questions de société (l’école, l’emploi, l’immigration, le racisme, les banlieues, etc.). Des livres importants ont été publiés. Ont-ils été lus ? Leurs auteurs ont-ils été invités à présenter leurs résultats ? Ceux-ci ont-ils contribué à renouveller le "logiciel" socialiste (pour reprendre une formule qui commence à dater et qu’à reprise récemment Dany Cohn-Bendit) ? Pas sûr - même si l’on a tous quelques noms en tête...

Pourquoi ? Parce que le PS est fondamentalement un parti d’élus ? Parce que l’habitus d’une partie de ceux-ci (formés dans les bonnes écoles...) ne s’y prête pas ? Parce que l’appareil n’a pas su rajeunir ses réseaux ? Parce que l’université est plus qu’en crise, ce qui ne facilite guère innovation et engagement ? Parce que la figure de l’intellectuel a été remplacée par celle de l’expert ?

Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que le contraste avec la "new droite" et le travail accompli par l’UMP lors de la campagne présidentielle est saisissant, comme l’avait montré un article de Jade Lindgaard dans Mouvements...

Alors que faire ?... Difficile à répondre. Peut-être s’intéresser d’un peu plus près à ce qui se fait, au débats qui travaillent différents champs, et surtout s’efforcer de résorber ce fossé qui s’est creusé : non pas seulement entre les partis et les élites, mais entre les uns et les autres (qui appartiennent souvent au même monde...) et la "réalité sociale", telle qu’elle est vécue ici et là. De ce point de vue, pour parler de ce que je connais, l’exemple des quartiers populaires est symptômatique. Nos élus et nos grands intellectuels finissent pas ne plus connaître la société dans laquelle nous vivons, nous !

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11.
Sandra Laugier, philosophe, professeure à l’Université de Picardie-Amiens, spécialiste du langage, de l’action. Elle vient de diriger un livre sur la notion d’autonomie, Penser l’autonomie (PUF)

1. Oui

2. J’ai été invitée à l’université d’été de la Rochelle en 2008 (ai prononcé un topo sur l’individualisme comme valeur de gauche qui a été publié dans la revue socialiste). J’ai reçu des informations régulières de la section PS du 5e à laquelle j’avais adhéré à l’époque et ai été contactée pour aller voter pour la direction du parti...
J’aurais aimé être sollicitée plus directement pour réfléchir avec le parti sur de nouvelles orientations intellectuelles, mais malgré un très bon contact avec les militants à la Rochelle et un succès de la thématique
proposée, je n’ai jamais été contactée pour participer aux réflexions...

3. Le PS devrait déjà essayer de solliciter en effet des intellectuels un peu plus novateurs et sortir des thématiques républicaines et laïcardes finalement réactionnaires ; il devrait lancer des réflexions plus innovantes
et critiques — sur l’environnement of course, mais aussi sur les femmes, les gays, les immigrés, les soins à la personne, l’enseignement ... Les meilleurs arguments contre Sarkozy qui restent maintenant sont intellectuels.
J’ai eu directement la preuve que dès qu’il y a quelque chose de nouveau, qui met en cause le rôle d’intellectuel organique que jouent certains membres importants du PS, c’est enterré.

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12. Frédérique Matonti, politiste, professeure de science politique à l’Université Paris I. Elle travaille notamment sur les intellectuels et l’engagement politique, et a publié un article sur cette question cette année dans Actes de la Recherche en sciences sociales.

1. Non, aucun contact de la part du PS. C’est d’autant plus remarquable que j’ai même pris ma carte dans la foulée de la présidentielle. Donc, c’est l’inverse, c’est moi qui ai "sollicité" le PS. Je suis allée une fois à une réunion de section du PS.

2. Je ne sais pas si j’aurais aimé être sollicitée. J’ai été frappée à cette première réunion - et alors que je connaissais la secrétaire de section qui savait que j’étais prof de science politique - de justement n’être jamais sollicitée. Dès que l’on est en section, c’est l’autorité partisane qui prime et l’expérience au sein du parti. Dans "ma" (cela n’a pas grand sens pour moi, pour ne pas dire aucun) section, il y a Olivier Ferrand. Je ne suis pas sûre que s’il m’avait sollicitée, je serais allée dans son "think tank" Terra Nova. Ce que j’ai entendu à cette première réunion (sur les tests ADN et sur l’université, on était juste après la promulgation de la LRU à la rentrée 2007) m’avait sidéré. D’une part, par la dimension droitière de certaines interventions mais, d’autre part, par la manière et l’arrogance avec lesquelles c’était assené.

3. Ayant travaillé sur les intellectuels communistes, je me fais assez peu d’illusions sur la manière dont pourraient s’articuler les rapports entre politiques et intellectuels. Le PCF grossi(ssai)t des traits que l’on retrouve en réalité partout - côté intellectuels et côté demandes partisanes. J’ai l’impression quand même que, pour toute une série de raisons, ceux-ci attendent des réponses immédiatement convertibles en termes de politiques publiques et/ou de communication. Il faudrait donc (mais je ne crois pas que cela soit possible) qu’ils acceptent d’être dérangés et d’entendre (ou de lire) des analyses qui justement ne peuvent être immédiatement utilisées. Qu’ils puissent aussi admettre qu’une analyse peut déboucher sur une politique sans rentabilité politique immédiate (imaginons par exemple, à propos des sans papiers, de l’insécurité, etc.).

Ce sont aussi, je crois, d’autres pratiques de travail qui devraient se mettre en place côté politiques. Par exemple, en matière de connaissance de l’électorat, les analyses des politiques sont évidemment basées sur ce que disent les sondeurs, mais aussi parfois sur les analyses marketing des agences de communication. En bref, il faudrait imaginer un travail de longue haleine sans doute avec de vrais groupes de travail.

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13. Jean-Claude Monod, philosophe, chargé de recherche au CNRS et enseignant à l’Ecole normale supérieure. Il travaille sur les relations entre politique, religion et modernité.

1. Par "le PS" non, par l’équipe de Ségolène Royal et l’Institut Edgar Quinet de Vincent Peillon oui.

2. Des contacts téléphoniques pour une rencontre qui n’a finalement pas eu lieu (j’ignore pourquoi), une participation à un colloque-meeting sur la laïcité avec S. Royal et des intellectuels (P. Weil, G. Kepel) qui a été annulé pour une bonne raison : S. Royal a dû se rendre aux obsèques d’Aimé Césaire. Je peux donc difficilement parler d’expérience...

3. Peut-être en commençant par créer un espace neutre par rapport aux écuries du PS et aux ambitions présidentielles, ouvert aux intellectuels de gauche qui perçoivent l’urgence d’une réflexion collective sur les fondements et le sens du socialisme aujourd’hui, sur le déplacement à opérer par rapport à la philosophie du progrès industriel indéfini qui le sous-tendait à l’origine, pour une redéfinition où l’écologie devra occuper un rôle central, dans la mesure où elle est porteuse de la seule "utopie réaliste" actuelle, potentiellement d’une véritable alternative au mode de développement capitaliste dérégulé qui fait faillite sous nos yeux.

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14. Pap N’Diaye, historien, maître de conférence à l’EHESS. Il travaille sur l’histoire économique des Etats-Unis, et a récemment publié un livre sur la Condition noire en France. Il avait alors donné un entretien à Mediapart.

1. Réponse : non. Aucune relation avec les instances nationales du PS – ce qui ne m’empêche pas de rencontrer beaucoup de militants socialistes. J’ai même donné une conférence devant la section PS du "vieux Lille", celle de... Martine Aubry.

2. Je le regrette, non que je sois aucunement indispensable, mais ma situation est sans doute assez représentative. En deux mots, le PS, dans les années 1970, sut nouer des relations avec les intellectuels et en profiter. Après la victoire de Mitterrand, le PS se concentra sur l’exercice du pouvoir, et s’opéra un glissement de la réflexion intellectuelle à la réflexion "experte". En période d’opposition, il aurait dû, il devrait en profiter pour renouer des relations distendues. En dépit de velléités, cela n’a pas été réellement le cas, surtout après 2002. Il est dramatique de voir que le PS n’avance plus sur le terrain des idées, alors qu’il est dans l’opposition depuis sept ans.

Cela a eu plusieurs conséquences :

- la perte graduelle de la sensibilité sociétale qu’il avait eue. Le PS ne "sent" plus la société française, et ne comprend pas ce qui se passe. Le meilleur exemple que je puisse en donner est du côté des minorités visibles. C’est pathétique de constater à quel point le PS (à l’exception de quelques-uns de ses membres, mais qui ne pèsent pas sur l’institution-parti) ne comprend rien aux enjeux de la multiculturalité, de la lutte contre les discriminations et de l’action positive. Le score très élevé de Royal en 2007 chez les Français issus des migrations post-coloniales fut dû à un concours de circonstances (le rejet de Sarkozy) et n’était pas un vote d’adhésion.

- L’affaissement de la structure idéologique marxisante n’a pas été remplacé par un corpus d’idées robuste pour donner au PS une identité politique forte, de telle sorte que ce parti est très "flottant" sur à peu près tout. Ce qui n’était pas trop grave face à un Chirac sans colonne vertébrale idéologique est devenu catastrophique face à Sarkozy, figure d’une droite dure qui mène une offensive sans précédent sur tous les terrains et qui, avec habileté, débauche celles et ceux qui ne résistent pas aux attraits du pouvoir. De telle sorte que tout peut se dire, sans réaction particulière des instances (voir les propos récents de Manuel Valls, ou ceux, plus anciens de Frèche, très mollement sanctionnés).

3. Par des relations suivies dans le temps, où chacun reste dans son rôle (il ne s’agit pas de revenir aux compagnons de route d’autrefois) et où pourraient s’exprimer des points de vue variés, sans préalable et en ouverture générationnelle. A cet égard, le terme d’"intellectuel" mérite d’être discuté : il renvoie souvent à des grandes figures généralistes très installées, ayant pignon sur rue médiatique, parlant de tout et de rien depuis des décennies. Or le PS gagnerait à nouer des liens avec une génération plus jeune, moins connue, d’universitaires, de gens qui pensent des problèmes spécifiques sans leur demander de construire un programme politique (cela viendra après). Pour l’instant, c’est plutôt du côté de la gauche radicale que ça se passe.

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15. Gérard Noiriel, historien, directeur d’études à l’EHESS. Il a travaillé sur les ouvriers et sur les immigrés dans une perspective de socio-histoire. Il vient de publier Histoire, théâtre et politique (Agone).

1. Je suis intervenu publiquement à de nombreuses reprises dans le cadre de programmes de lutte contre le racisme et les discriminations menés avec le soutien de municipalités souvent dirigées par des élus socialistes. Mais je n’ai pas été sollicité par le Parti socialiste en tant que tel depuis la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle.

2. Je n’ai jamais refusé d’apporter ma modeste contribution aux réflexions des partis politiques de gauche, sur les questions que j’ai étudiées. Mais j’ai toujours refusé les logiques d’expertise (j’entends par là des logiques où on nous demande de fournir des réponses clé en main au problème de l’actualité du jour).

3. Historiquement, on constate que la gauche a gagné les élections quand elle a favorisé l’émergence d’un « intellectuel collectif » autonome à l’égard du pouvoir d’Etat, mais partageant les valeurs qu’elle a longtemps défendues (la vérité, la justice, la solidarité sociale, etc.). On le voit en 1902, en 1936 ou en 1981.
Aujourd’hui, il semble que le parti socialiste cherche surtout des experts et des stars médiatiques (chanteurs, etc.). Tous ceux d’entre nous qui ne se retrouvent pas dans ces deux profils se tiennent donc à distance.

J’ai pu constater que les projets auxquels je participe depuis plusieurs années pour essayer d’assumer ma fonction « d’intellectuel spécifique » (en collaboration avec des militants associatifs et des artistes) intéressent beaucoup plus les partis situés à « gauche de la gauche » que le parti socialiste. Je crois que si les dirigeants du PS (re)lisaient les textes de Michel Foucault sur les « intellectuels spécifiques », çà leur donnerait des outils pour repenser leurs rapports avec notre milieu professionnel.

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16. Serge Paugam, sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Il travaille sur les inégalités et les formes de ruptures sociales. Il a récemment publié avec Nicolas Duvoux La Régulation des pauvres (PUF). Sur Mediapart, il a publié une tribune sur le RSA.

1. Non, pas directement, mais j’ai participé aux rencontres de l’Institut Edgar Quinet de janvier 2008 sur "Inégalités et justice sociale" organisées par Vincent Peillon. J’ai aussi rencontré cette année un député socialiste qui est en charge des problèmes de l’exclusion sociale et qui souhaitait recueillir mon avis sur les politiques à mettre en oeuvre dans ce domaine.

2. J’ai pour principe de répondre favorablement aux demandes de participation à la réflexion politique sur la base de mes recherches et du champ de mes compétences. Si la PS me l’avait demandé explicitement, je l’aurais volontiers accepté dans ce cadre précis.

3. Trop souvent, les contacts pris avec les intellectuels visent une rentabilité immédiate et relèvent d’un questionnement de nature technique assez éloigné des questions de fond qui sont au coeur de la recherche en sciences sociales. Le regard critique des sociologues semble déranger des habitudes de fonctionnement ancrées dans une logique d’appareil. Le rapport n’est donc pas toujours harmonieux... J’ai le sentiment pourtant que les grandes réformes impliquent la participation des intellectuels sous une forme plus ouverte au débat d’idées...

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17.
Matthieu Potte-Bonneville, philosophe, professeur en classes préparatoires et directeur de programme au Collège internationnal de philosophie. Fondateur de la revue Vacarme, il a aussi travaillé sur Michel Foucault. Il lui arrive d’écrire sur Mediapart.

1. La question fait naître des images amusantes ("Allo ? C’est le Parti socialiste. Retrouvons-nous dans un quart d’heure"), et il n’est pas évident d’y répondre sans risquer le flagrant délit de fatuité blessée ("Non, ils ne m’ont pas appelé, qu’ils ne s’étonnent pas maintenant de leur triste situation !"). En bref : non, à titre personnel, pas du tout. Mais force est de reconnaître que je ne l’ai pas sollicité non plus. Pour l’essentiel, lui et moi nous ignorons réciproquement.

Je dois toutefois corriger en précisant - et c’est important - que certains des collectifs au sein desquels j’ai travaillé ces derniers mois ont été, eux, contactés par des parlementaires socialistes, pour produire une expertise en matière, par exemple, d’immigration. C’est là un signe positif dans la mesure où, à mon sens, la question est bien davantage aujourd’hui de reconnaître l’importance et l’apport des intellectuels collectifs que constituent les associations, mouvements, revues, que de partir en quête d’individualités plus ou moins prestigieuses.

2. A vrai dire, la question me laisse indécis : s’engager individuellement dans un tel travail supposerait que les structures politiques du parti, et les dispositions mentales de celles et ceux qui le font vivre, ne condamnent pas ces échanges à une forme de surdité décorative. Or le Parti socialiste me paraît aujourd’hui peu accueillant pour ce type d’échanges, pour deux raisons solidaires et inverses :

1/ la première tient à ce que Deleuze aurait nommé l’agencement collectif d’énonciation, ou disons l’espace des discours acceptables : de ce point de vue, si le PS est structurellement peu réceptif aux idées neuves. Ce n’est pas parce qu’il cultiverait le consensus et la "pensée unique", mais au contraire parce que tout peut plus ou moins s’y dire - tout, et le contraire de tout, sans que cela change quoi que ce soit. Le cas de Manuel Valls est à ce titre intéressant. Celui-ci mène aujourd’hui une expérimentation en vraie grandeur, visant certes à tirer le PS vers la droite, mais surtout à tester le degré d’élasticité de ses positions : agréger un peu de white power à l’ensemble au nom du "parler vrai", est-ce qu’on peut ? Apparemment, on peut.

2/ Du même coup, sur ce fond de cette plasticité collective, chaque candidat ou personnalité ne se sent au fond tenu à rien, sinon à cultiver sa propre individualité, quitte à balancer par-dessus les moulins le travail intellectuel effectué en amont. Dans un univers où tout peut se dire, il est assez logique que chacun finisse par dire n’importe quoi. Ce fut la douloureuse expérience d’un ami, qui avait sérieusement bûché au sein du PS sur les questions de sécurité, d’entendre Ségolène au soir du débat présidentiel résumer sa doctrine par l’idée que les femmes policiers devaient être raccompagnées chez elles...

Ces conditions ne sont pas favorables au travail intellectuel. Si l’on ne croit pas que les analyses produites changent la donne, et qu’elles engagent, à quoi bon réfléchir ? Pour jouer un peu sur les mots : la question de l’engagement politique des intellectuels ne va pas sans celle de l’engagement intellectuel des politiques, c’est-à-dire du type de relation, d’implication et de responsabilité qu’ils acceptent d’instaurer entre les thèses qu’ils énoncent et leur propre subjectivité.

3. La question n’est pas neuve, et ceux qui regrettent le temps passé devraient retourner lire ce qu’il en était du débat sur le "silence des intellectuels" au début du premier septennat Mitterrand. Le problème est, à mon sens, double : d’une part, il est grand temps pour le PS, ou pour la configuration social-démocrate qui viendra à sa place, d’inventer une manière de prendre en compte les analyses qui se produisent au-dehors, sans exiger le ralliement de ceux qui les produisent. Aujourd’hui, c’est à peu près l’inverse : signez ici, mais laissez vos concepts au vestiaire.

D’autre part, et j’y reviens, ce rapport de travail sans ralliement doit s’inventer en tenant compte de ce que la figure de l’Auteur a plus ou moins vécu. L’intellectualité contemporaine est en nuages, en réseaux, et toute réflexion sur ce thème doit en tenir compte.

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18. Frédéric Sawicki, politiste, professeur de science politique à l’Université Paris. Il travaille notamment sur l’engagement politique et plus particulièrement sur le Parti socialiste. Il a publié avec Rémi Lefebvre La société des socialistes (éditions du Croquant)

1. Oui. Une fois par Sophie Bouchet-Petersen, conseillère de Ségolène Royal, pour participer à une université populaire participative sur les nouvelles formes d’engagement militant en octobre prochain. J’ai accepté. J’ai été sollicité par ailleurs par Gaetan Gorce pour participer à un débat sur les primaires, mais je n’ai pas pu m’y rendre en raison des vacances scolaires.

De son côté, Rémi Lefebvre est allé présenter notre livre La société des socialistes devant les cadres du PS rue de Solferino avec un bon succès d’audience et d’attention.

2. Le contact avec Sophie Bouchet-Petersen a été excellent. Elle a manifesté un grand intérêt et une grande curiosité pour mes travaux sur le PS et sur l’engagement. Les contacts directs avec les dirigeants du PS en revanche sont inexistants. Ceci étant dit, notre livre sur le PS semble de plus en plus lu et utilisé, mais il aura fallu attendre plus de deux ans pour cela (deux comptes-rendus sont à paraître dans le prochain numéro de la Revue socialiste).

3. Sous la forme de groupes de travail réguliers auxquels ne participent pas que des "seconds couteaux", par la commande de rapports à des groupes d’intellectuels et chercheurs qui feraient l’objet de réunions préparatoires et d’auditions publiques...

NB : plutôt satisfait de l’écoute reçu localement et nationalement du PS lors de la mobilisation des universités.

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19. Johanna Siméant, politiste, professeure de science politique. Ses recherches portent notamment sur les mobilisations, l’action humanitaire et l’internationalisation du militantisme.

1. Non.

2. Je ne suis pas sûre que j’aurais aimé, avant tout parce que je ne suis pas certaine d’être utile à ce dont le PS aurait besoin. Je travaille sur certains mouvements sociaux, et je pense que le PS a plus besoin de Louis Chauvel, de Stéphane Beaud, de Vincent Tiberj, d’Emmanuel Pierru, bref de gens qui fournissent des descriptifs larges de la société et des inégalités... que de moi. Sortie de mes domaines de compétence, je suis juste une citoyenne avec des réflexes critiques mais aussi pas mal de chances de me tromper.

- Ceci dit, il est vrai qu’ayant signé ce manifeste je pensais que je serais contactée un peu automatiquement...
- Si ça avait été le cas, j’aurais au moins accepté "pour voir", pour discuter et justement pour donner ce genre de conseils (quels sociologues intéressants aujourdh’ui pour mieux comprendre la société française ?). J’avoue que voir les mêmes vieilles gloires "intellectuelles" des médias convoquées par le PS récemment (Terra Nova, etc.) ça fait bizarre....
- Je ne suis pas sûre que j’aurais apprécié de voir mon nom utilisé publiquement (un peu phobique à l’enrôlement, ne me faisant pas grande illusion sur la capacité des politiques à écouter ce que leur disent les intellectuels). Donc si c’est juste pour servir de caution intellectuelle enrôlée, bof...

3. - créer des lieux où il y aurait moyen de discuter sans finalité directe, hors campagne électorale
- aider le PS à échapper à la culture Sciences po/ENA
- rendre le PS à nouveau sensible à la défense de l’enseignement et de la recherche et à son autonomie intellectuelle.

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20. Benjamin Stora, historien, professeur à l’INALCO et à l’université Paris XIII. Il a travaillé sur l’histoire du Maghreb et de la colonisation, sur la mémoire. Il a récemment publié Les Guerres sans fin (Stock), occasion d’un entretien sur Mediapart.

1. Je n’ai pas été sollicité par le PS pendant une année, après la défaite de 2007. Les amis de François Hollande ont repris contact récemment avec moi, en particulier pour participer à la réunion qu’ils ont organisée à Lorient en juin 2009. Mes rapports avec le PS sont aléatoires. Ainsi, je n’ai rencontré absolument personne entre 1997 et 2002, années d’exercice du pouvoir de Lionel Jospin.

2. J’ai discuté avec François Hollande, mais avec aucun membre de la direction du PS. Il s’est montré très réceptif aux idées portant sur les questions d’immigration, ou d’histoires coloniales

3. Le PS ne propose jamais à des intellectuels de figurer sur les listes électorales. Ce sont, vu de l’extérieur, pour les élections, des batailles d’appareils et de courants, où chacun des leaders se place pour être en position d’être investi sénateur, député, pour se présenter devant les électeurs. J’ai le sentiment qu’il n’y a que cela qui compte aujourd’hui au PS, sauver sa place d’élu dans le jeu de courants internes. Les idées, les programmes, les débats réels n’ont plus de place dans ces luttes.

Les intellectuels sont devenus des alibis, des cautions. Mais malgré tout cela, il faut bien rester fidèle à sa famille d’origine et faire entendre, même faiblement, sa voix. Donc, je continue de me rendre dans des réunions, si on me sollicite, pour développer quelques idées qui me sont chères (mémoires de la colonisation, problèmes migratoires ou politiques au Maghreb).

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21. Loïc Wacquant, sociologue, professeur à l’Université de Berkeley (Californie). Il travaille notamment sur la ville, la pauvreté, la pénalisation de la société et sur Pierre Bourdieu. Il a publié récemment Parias urbains (Découverte).

1.- Jamais contacté, bien sûr. Ni avant ni pendant ni après. Pas envie de répondre.
3.- De toutes façons, vu le niveau de cécité sociale et d’autisme civique auquel est arrivé ce parti de nombrilistes attardés, on a dépassé depuis longtemps le stade où une discussion serait utile.

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22. Sophie Wahnich, historienne, chargée de recherche au CNRS. Elle travaille sur les émotions en politique, dans la période révolutionnaire comme au XXème siècle. Elle a publié notamment La liberté ou la mort essai sur le terrorisme (La Fabrique).

1. Le parti socialiste ne m’a pas sollicitée mais si l’on peut dire, inquiète, j’avais décidé en amont de faire contre Nicolas Sarkozy, la campagne de Ségolène Royal. Après la défaite dans la section Jean Baptiste Clément du 18e arrondissement, nous avons rédigé à une trentaine de personnes un texte intitulé "Pour un socialisme contemporain" que j’avais initié suite à une conversation avec Christophe Caresche, nostalgique de la grande époque de la revue Actes de la recherche en sciences sociales. Les thèmes proposés ont été ré-appropriés, déplacés, ré-imaginés avec je crois bonheur par ce collectif. Le texte adopté en section était paru dans le Monde.

Depuis, les municipales puis la préparation du congrès ont mis un terme fort précoce à tout mouvement d’idées au profit des affaires "importantes" : les primaires, la distribution des postes locaux, les petits arrangements de préparation de congrès, autres joyeusetés... Lassitude absolue. Le sentiment impérieux de devoir faire autre chose puisque là rien ne se passait plus et que l’anti-intellectualisme reprenait un dessus un peu terrifiant.

2. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose de considérer qu’un parti sollicite des intellectuels. Il ne sollicite jamais des intellectuels mais des experts. Experte en révolution, vous voyez ou vous imaginez aujourd’hui ce que cela peut avoir de provocateur au PS ! Non, comme telle j’ai été sollicitée par le groupe de réflexion Louise Michel, mais les réunions ont eu lieu le même jour qu’un comité de rédaction auquel je tiens fort et qui me semble tout aussi politique. Savoir si j’aurais accepté de participer à des réflexions en liaison avec ce parti. Oui , je ne crois pas que ce soit une bonne chose d’abandonner la tradition de Jaurès, de Blum, du socialisme démocratique et je pense qu’il faut être multicarte et travailler là où c’est possible.

Mais le PS ne veut pas travailler sur un mode intellectuel, son maître mot c’est le concret, pas l’imaginaire politique, les formations discursives et les analyses complexes. Trop souvent il veut faire l’économie d’un diagnostic contemporain approfondi , il ne veut pas savoir qu’il peut y avoir de la pensée, de l’intellectuel collectif en prise avec la réalité du monde. Il veut gérer des situations qu’il ne comprend plus. Mais cette non-contemporanéité, il n’en a pas encore conscience, alors les débats portent sur des personnes ou sur des manières de faire circuler cette pensée non contemporaine.

Pourtant tout n’est pas inactuel dans la forme parti issue de la tradition du XIXe siècle. L’ambition était de constituer un espace critique pour résister aux discours dominants hégémoniques. Or cette part fort pertinente a disparu elle aussi. Le PS ne vise pas à se séparer du sens commun, il espère plaire par le sens commun. Ce parti est loin de vouloir instrumentaliser les intellectuels, il pense en fait que les intellectuels en tant que tels ça ne sert à rien. Au mieux ce sont de doux rêveurs, au pire des pédants qui les jugent sans mettre les mains dans le cambouis.

3. La question n’est pas spécifique au parti socialiste. La question pourrait être retournée. Les intellectuels ne pensent que rarement aujourd’hui leur engagement et leur position dans le monde qu’ils analysent. Ils sont antisartriens dans l’âme, et ne pensent pas qu’ils ont toutes sortes d’autres choses à faire que d’écrire leurs livres et leurs articles. Quand ils veulent intervenir c’est en tant qu’intellectuels spécifiques, qui forment une espèce de position intermédiaire entre le collectif professionnel et le collectif politique. Je pense que si les intellectuels attendent qu’un parti les sollicitent pour exister dans l’espace public c’est qu’ils ne se soucient pas de faire vivre cet espace public.

Or pour se targuer de ce qualificatif d’intellectuel c’est pourtant ce qu’il faut faire. Faire vivre des revues, des lieux de débats, des centres culturels de rencontre, intervenir sous des formes multiples pour faire face à la discontinuité actuelle de l’espace public. Un parti n’est qu’un segment de cet espace public, aujourd’hui souvent très pauvre. Les intellectuels ne doivent rien en attendre mais peuvent décider de tenter d’y intervenir comme citoyens, en plus d’autres engagements.

Il y a un double mouvement. Le PS ne sollicite pas les intellectuels mais il y a aujourd’hui peu de savants, d’artistes, de gens de lettres qui se pensent comme des intellectuels. Ils sont ravis de n’avoir pas de responsabilités à l’égard du monde. Alors la boucle est bouclée et le PS n’est pas à l’origine de ce cercle vicieux. Pour ceux qui se pensent comme tels, intellectuels, les possibilités sont multiples, il faut réinventer une sphère publique forte et alors le PS ou tout autre parti, en sera irrigué.

NB : J’ai envoyé par email courant juin trois questions à 26 signataires du texte appelant à voter Ségolène Royal au premier tour de l’élection présidentielle. J’ai, en toute subjectivité, choisi 26 chercheurs en sciences humaines et sociales, dont il me semble que les travaux sont largement considérés comme importants, même s’ils sont bien entendu débattus, dans l’univers académique. Quatre d’entre eux n’ont pas pu ou pas souhaité répondre : Etienne Balibar, Stéphane Beaud, Pierre Rosanvallon et Patrick Weil.