Accueil > Revue de presse > Sciences-Po : une stratégie de communication qui élimine les questions (...)

Sciences-Po : une stratégie de communication qui élimine les questions gênantes - Jade Lindgaard, Médiapart, 16 octobre 2009

samedi 17 octobre 2009, par Laurence

Pour lire :
- la première partie de ce dossier
- la seconde
- la troisième

Fin d’interview avec le directeur scientifique de Sciences-Po, Bruno Latour. Il dit : « Vous n’utiliserez pas tout ce que j’ai dit ! » L’interview est en « on », à aucun moment il n’a demandé qu’un propos ne soit pas reproduit. Tout a été enregistré, le micro posé sur la table, après son autorisation. Etonnement. « Je démentirai ! C’est comme ça qu’on fait, non ? ». Sciences-Po aime bien les journalistes mais sous condition.

Entre Sciences-Po et les médias français, c’est la lune de miel. A quelques rares exceptions près (un article dans La Tribune, quelques papiers dans Marianne), les journalistes ont peu enquêté sur le fonctionnement de l’école, les failles du système, les ratés de ses réformes. En revanche, beaucoup d’articles, d’interviews et de reportages ont accompagné les mandats de Richard Descoings, à la tête de l’école depuis treize ans.

Le personnage atypique de ce haut fonctionnaire issu du sérail devenu sur le tard trublion du monde compassé et élitiste des grandes écoles amuse et séduit les commentateurs. L’Institut d’études politiques (IEP) de la rue Saint-Guillaume en a même fait une affiche, placardée en face du bureau des services de la communication, citant les extraits d’articles les plus élogieux à son égard : Nouvel Observateur, The Economist...

« Sciences-Po est sous-critiquée », analyse une professeur, pour qui le problème dépasse l’enjeu de la couverture médiatique de son directeur. Les anciens élèves sont peu enclins à la critiquer. Ceux qui y enseignent n’ont aucun intérêt, et pas forcément l’envie, de le faire. Ceux qui n’y sont pas peuvent espérer y officier un jour. Une enseignante se remémore que le précédent directeur, Alain Lancelot, disait que « les gens paieraient pour enseigner à Sciences-Po ». Plus brutal, un responsable de master estime qu’« il faut vraiment être crétin pour ne pas enseigner à Sciences-Po ». Ceux qui n’y travaillent plus ne savent plus trop ce qui s’y passe.

La maison cultive le goût du secret et ne veut pas voir ses affaires internes étalées sur la place publique. L’accord sur l’intéressement des personnels dévoilé par Mediapart dans un précédent article n’avait pas vocation à devenir public. Richard Descoings avait demandé aux organisations syndicales de ne pas communiquer à ce sujet.


La communication des ZEP

Toute une partie de l’« élite » politique et économique française passe par Sciences-Po pendant ses études, soit pour préparer l’ENA et accéder aux hautes sphères de la fonction publique, soit pour compléter une formation et des réseaux acquis en école de commerce.

C’est aussi le cas des journalistes. Une partie de la profession y a étudié. Une partie de la profession y enseigne. C’était déjà le cas avant 2004. Mais l’ouverture de l’école de journalisme de Sciences-Po (en réalité un simple master) a scellé des liens formels avec le paysage médiatique hexagonal. Les journalistes qui y enseignent travaillent à TF1, dont l’actuel directeur adjoint, Bernard Volker, à France 2, France Inter, au Monde, au Nouvel Obs, au JDD, à BFM, La Croix, France Culture, 20 minutes...

L’école est dès son origine une création de la profession. A la demande de Richard Descoings, c’est Michèle Cotta, ancienne présidente de la haute autorité de l’audiovisuel, qui en pilote le comité de préfiguration. Elle s’y entoure alors de Nicolas Beytout, ancien directeur de la rédaction des Echos, d’Yves de Chaisemartin alors à la tête du Figaro et d’Etienne Mougeotte, alors n°2 de TF1, d’Alain Genestar, alors patron de Paris-Match, d’Hervé Brusini journaliste à France 2, et de Bernard Volker.

A sa création, l’école de journalisme est dirigée par un historien, Jean-Pierre Lescure. Son contrat ne fut pas renouvelé au bout des trois ans impartis. Depuis 2007, c’est Bruno Patino qui la dirige, ancien dirigeant du Monde et de Télérama, et aujourd’hui à la tête de France Culture. La boucle est ainsi bouclée, et l’école entièrement animée par les gens du métier. En juin 2009, le « gala de Sciences-Po », la soirée huppée de fin d’année, est sponsorisée par... TF1.

Tous ces noms dessinent une géographie des obligés. Les uns sont heureux d’ajouter la mention de Sciences-Po sur leurs cartes de visite et leurs CV. Les autres ont besoin de trouver stages et emplois pour leurs diplômés. C’est sur ce même principe que fonctionnent les autres écoles de journalisme. Mais le master de Sciences-Po dispose de ressources financières et d’une puissance symbolique qui éclipsent les autres.

Car l’école de la rue Saint-Guillaume fournit aussi une abondante matière première aux médias : flots d’analyses des chercheurs du Cevipof les soirs d’élections, d’experts en conflits lointains du Ceri, commentaires des « bons clients » made in Sciences-Po que sont Olivier Duhamel, Dominique Reynié, Jean-Paul Fitoussi. Chaque année, la remise du prix Daniel Pearl, en hommage au journaliste américain assassiné au Pakistan, permet à Sciences-Po de s’associer au Wall Street Journal et de se faire connaître de la sphère anglo-saxonne.

Tous les auteurs d’articles et de reportages sur Sciences-Po ne sont à l’évidence pas vacataires de la rue Saint-Guillaume. A leur adresse, Richard Descoings et son équipe ont élaboré d’habiles stratégies de communication. Avec succès. A partir de 1996, les premiers chantiers du directeur de l’IEP sont l’internationalisation du cursus (accueil des étudiants étrangers, séjour d’un an hors de France pour les Français) et l’intégration dans le système « Licence-master-doctorat ». «  Mais en terme de com’, ce n’est pas très porteur », analyse Xavier Brunschvicg, ancien directeur de la communication, pour qui « le déclencheur de la communication, ce fut les conventions ZEP. Ça a révélé Descoings et Sciences-Po ».

« En live sur CNN, ça n’a pas de prix »

Le lancement médiatique de l’ouverture de la rue Saint-Guillaume aux classes ZEP fut un modèle du genre : une interview accordée en amont au Monde. Une conférence de presse calée juste après la parution de l’article. « Une petite vingtaine de journalistes s’étaient inscrits à la conférence de presse. Mais après la sortie du "Monde", on a reçu 10.000 coups de fil, le standard a sauté », se souvient Xavier Brunschvicg.

La polémique éclate, opposant les défenseurs de la discrimination positive au nom de l’urgence à démocratiser les élites, aux tenants du concours comme rempart de l’égalitarisme républicain. A partir de septembre 2001, arrivent les tout premiers élèves sélectionnés par les conventions ZEP. Ils sont mis en avant par l’IEP, interviewés par les journalistes. Un numéro entier de la revue interne, Rue Saint-Guillaume, leur est consacré. Grâce à l’ouverture aux lycéens défavorisés, « les trucs qu’on n’arrivait pas à faire passer en com’ ont pu passer », raconte Xavier Brunschvicg, qui compare les conventions ZEP à « un épouvantail à agiter pour faire du bruit et à utiliser pour communiquer sur le reste ».

Les journalistes en redemandent. Richard Descoings « n’est pas bon communicant mais c’est un bon porte-parole », analyse avec le recul son ancien directeur de la communication, «  il voyait les journalistes plusieurs fois par semaine. Il est très bon avec eux, il sait les convaincre. Il les alimentait en permanence en infos ». Une poignée de journalistes, les plus influents, sont identifiés. Les projets de la direction leur sont dévoilés en amont. Une manière de les tester. Comme lors de l’augmentation des droits de scolarité en 2003.

Politique de communication, politique marketing. En 2005, la marque « Sciences-Po » est officiellement créée. Depuis longtemps déjà, le nom est utilisé. Mais à partir de ce moment, elle devient l’appellation unique de l’école, plus facile à identifier que les sigles IEP et FNSP. Tout un événementiel se développe. Des réceptions d’hôtes internationaux s’organisent. Depuis longtemps l’école les pratiquait : remises de doctorats honoris causa, responsables politiques de haut niveau invités à s’adresser aux étudiants dans le grand amphi Boutmy. Mais sous la direction de Richard Descoings, cela prend une autre proportion. « Quand les chefs d’Etat viennent à Sciences-Po, ça coûte cher : cocktail, bouffe... mais pour Condoleezza Rice, on était en live sur CNN. Ça n’a pas de prix ! », se souvient, réjoui, Xavier Brunschvicg.

On trouve de tout à Sciences-Po, et à chaque rentrée sa réforme. Cette année, c’est la création du « collège universitaire ». Bientôt la création d’une nouvelle « école » ? La délocalisation de nouveaux cours ? La suppression complète de l’examen d’entrée ? Le rythme permanent de réforme oblige à garder les yeux rivés sur l’actualité de l’IEP. Sans laisser le temps à l’analyse rétrospective et au bilan. Il brouille les pistes et protège comme un écran l’école de la rue Saint-Guillaume des regards critiques.

Jusqu’à quand Richard Descoings restera-t-il directeur de Sciences-Po ? Sa réponse en vidéo