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La professionnalisation de l’université n’est pas la solution, par Paolo Tortonese - Le Monde, 22 octobre 2009

samedi 24 octobre 2009, par Elie

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Dans Le Monde du 2 octobre, Alain Renaut, professeur de philosophie à Paris-IV, entonne un hymne à la professionnalisation des enseignements universitaires.

Nous connaissons ce tube ministériel, qui rebondit de gauche à droite depuis l’époque de Claude Allègre jusqu’à celle de Valérie Pécresse. M. Renaut n’y ajoute pas grand-chose : il affirme que l’université doit dispenser une formation professionnelle, mais il se garde bien de nous expliquer en quoi consisteront ses cours, le jour où la professionnalisation sera réalisée. Abandonnera-t-il l’exégèse de Kant pour s’adonner aux techniques de la communication d’entreprise ? Ce serait très regrettable, et pour ses étudiants, qu’il sait introduire dans l’univers des philosophes, et pour la communication d’entreprise, qu’il ne connaît guère.

Quand on parle de professionnalisation, il faudrait être clair et faire d’emblée quelques distinctions. La confusion règne, d’abord et avant tout dans le décret sur le statut des enseignants-chercheurs, qui attribue aux professeurs la tâche de l’insertion professionnelle de leurs étudiants, alors que cette tâche ne peut reposer que sur l’institution.

Il n’appartient pas à un professeur d’aider ses étudiants à chercher un travail après leurs études. Cette fonction de soutien des étudiants diplômés doit être attribuée à des services ad hoc, qu’il convient de créer dans chaque université. Et il ne faut pas confondre une politique d’aide aux étudiants au moment de leur accès au marché du travail, avec une politique de professionnalisation des enseignements.

En outre - c’est la troisième distinction - il n’est absolument pas indifférent de proposer des formations professionnelles qui se situent après les formations généralistes et disciplinaires, ou bien de proposer le remplacement des secondes par les premières. La première stratégie prend en compte une nécessité de toujours, diversement satisfaite par la société, les entreprises et les institutions : que les jeunes ayant acquis un savoir acquièrent aussi un savoir-faire.

La seconde stratégie prétend imposer la substitution du savoir par le savoir-faire, sous prétexte de l’inutilité des connaissances théoriques. Il est étonnant de voir un excellent professeur de philosophie se ranger du côté de ceux qui pensent que l’esprit critique, la réflexion méthodologique et l’abstraction sont des choses désuètes. Les universitaires, surtout en sciences humaines, devraient au contraire réaffirmer ce que la société risque d’oublier : que le savoir théorique a aussi une efficacité pratique. Autrement dit, que les compétences se fondent sur des connaissances.

M. Renaut apporte comme argument en faveur de la professionnalisation l’exemple de la philosophie : puisqu’un nombre très limité de ses étudiants à Paris-IV réussissent au concours de l’agrégation, il faudra transformer les formations philosophiques selon des orientations professionnelles qui ne soient pas l’enseignement secondaire. Mais M. Renaut ne nous dit pas quels sont ces métiers qui devraient dorénavant façonner par leurs exigences les cours des professeurs et les mémoires des étudiants. Son raisonnement pourrait être repris à l’envers : depuis longtemps, les diplômés en philosophie, comme les diplômés en lettres ou en histoire, ne deviennent pas majoritairement des professeurs.

Nous croyons qu’il s’agit là du débouché principal de ces études, uniquement parce que nous ignorons le devenir professionnel de nos étudiants. C’est une illusion dont on devrait se débarrasser pour regarder la réalité en face : les études de lettres, de sciences humaines et sociales conduisent à une très grande diversité d’emplois. Dans ces conditions, comment les réorganiser selon une orientation professionnelle plus précise ?

Ne vaut-il pas mieux prendre acte de la remarquable richesse de ces enseignements, qui permettent de s’intégrer à des milieux professionnels très diversifiés ? On nous objectera que le souci porte non pas sur ceux qui trouvent un emploi, mais sur ceux qui n’en trouvent pas. Mais personne n’a réussi à démontrer ce qu’on laisse toujours entendre : que le caractère généraliste et disciplinaire des formations serait responsable du taux de chômage. On donne pour acquis ce qui est plus qu’incertain : qu’on ne trouve pas de travail parce qu’on n’a pas reçu une formation professionnelle assez pointue.

C’est l’autre grande illusion, inutilement démentie par les économistes : on prétend créer un système idéal, dans lequel la prévision des besoins du marché du travail permettrait de planifier les formations, et d’apporter aux entreprises exactement ce qu’il leur faut comme ressources humaines. On peut s’étonner de la passion planificatrice dont font preuve certains libéraux.

Ils oublient deux choses : d’une part que les chefs d’entreprise sont incapables de savoir ce qu’il leur faudra comme compétences précises dans cinq ou huit ans, ce qui correspond au temps de formation en master et en doctorat ; d’autre part, que les jeunes ne sont pas seulement des ressources humaines mais des êtres humains, et que leur motivation au moment de choisir leur filière d’études supérieures n’est pas réductible à un projet professionnel.

Il faut être bureaucrate et ne jamais avoir parlé avec un étudiant, ce qui hélas ! est le cas de nombre de décideurs, pour ne pas comprendre que cette motivation est complexe, et qu’elle répond à des besoins, à des aspirations, à des anxiétés personnelles qu’aucun formulaire d’inscription ne pourra jamais refléter.

La conversion de M. Renaut à la professionnalisation forcée est d’autant plus étonnante qu’il avait lui-même émis à ce sujet, il y a quelques années, d’importantes réserves. Je me permets de lui recommander la lecture de son livre : Que faire des universités ? (éd. Bayard, 2002). Il y trouvera une discussion très convaincante sur les dangers de la professionnalisation, des pages 90 à 94.

Après avoir évoqué la politique professionnalisante suivie par les universités américaines dans les années 1960, M. Renaut écrivait alors : "Le risque paraît grand, si l’on procédait de façon aveugle à une semblable professionnalisation des filières, en même temps que de vouer des secteurs entiers du savoir (ceux qui sont sans ouverture directe sur des professions) au sort qui est devenu celui des études latines ou grecques, de faire disparaître définitivement des établissements supérieurs concernés toute dimension proprement universitaire. D’une part, la composante constituée par la formation du savoir y céderait le pas, comme dans les écoles professionnelles, à une simple formation au savoir constitué et professionnellement exploitable. D’autre part, la diversification de secteurs aussi cloisonnés que peuvent l’être les professions achèverait de retirer tout sens à ce projet de rassemblement qu’exprimait l’idée d’université" (p. 92).

La position de M. Renaut était alors nuancée : il abordait le problème en pesant le pour et le contre, et défendait fortement la formation généraliste en premier cycle. Qu’en est-il aujourd’hui de ces nuances ? Il est regrettable que la polémique politique les ait effacées.


Paolo Tortonese est professeur de littérature française à l’université Paris-III-Sorbonne nouvelle.