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Nouvelles technologies : remue-ménage dans la pédagogie ! - Louise Fessard, Mediapart, 11 février 2010

jeudi 11 février 2010, par Elie

Cet article est la quatrième partie de l’enquête de Mediapart consacrée à "L’école à l’ère du numérique". Pour le lire sur le site de Mediapart. Pour lire la première partie. Pour lire la deuxième partie. Pour lire la troisième partie, et la cinquième partie.

L’école du futur existe, elle a ouvert en 2006 à Philadelphie aux Etats-Unis sous le patronage du programme « Innovative schools » de Microsoft. Ce lycée devait faire entrer 750 adolescents américains, issus d’un quartier pauvre, dans le XXIe siècle, en associant nouvelles technologies (un ordinateur portable pour chaque élève, réseau wifi sur tout le campus, tableau blanc interactif dans chaque classe) et une pédagogie tournée vers le travail collaboratif et les projets. Toutefois, quatre rentrées et plusieurs péripéties administratives et techniques plus tard, « un visiteur aurait du mal à déchiffrer en quoi l’école est fondamentalement différente d’un lycée classique, mis à part la supériorité des équipements », constate le journal Education Week dans un article de septembre 2009. « Je suppose que nous avons naïvement pensé qu’en fournissant un beau bâtiment et de formidables ressources, les choses changeraient automatiquement. Ça n’a pas été le cas », remarque désabusée une universitaire participant au projet, citée sur le site Web eSchool News.

« Bien que le système éducatif américain soit quasiment aux antipodes du nôtre, le déploiement des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (Tice) s’y heurte aux mêmes obstacles qu’en France, en conclut Alain Chaptal, docteur de l’Université Paris X en sciences de l’information et de la communication. On part toujours de l’illusion qu’en mettant à disposition une nouvelle technologie, ça va suffire à créer de nouvelles pratiques alors que, dans les faits, l’utilisation des Tice reste à la marge du système éducatif. »

Témoin en France, les premières conclusions plutôt mitigées des opérations de prêt – voire du don – d’ordinateurs portables à des collégiens de troisième et de quatrième dans les Bouches-du-Rhône (depuis 2003) et les Landes (dès 2001). Selon une étude de l’institut TNS Sofres, seuls 57% des enseignants landais utilisent leur ordinateur devant les collégiens au moins un cours sur deux. Les enseignants participants ne sont en effet que 45% à estimer que l’outil offre de nouvelles possibilités d’enseignement. Quant au bilan d’étape de l’opération Ordina13 dans les Bouches-du-Rhône, il constate « une approche technique dominante de la ressource l’ordinateur » plutôt qu’une « approche d’usage ».

Cours magistral versus pédagogie de projet

Pourtant « les professeurs utilisent constamment Internet pour préparer leur classe et, de leur côté, les élèves font de même, constate Daniel Andler, philosophe spécialiste des sciences cognitives. Paradoxalement, il n’y a qu’en classe que le numérique n’est pas présent. » Si les enseignants font partie des populations les mieux équipées et reliées à domicile, ils restent à persuader de la valeur ajoutée des nouvelles technologies en classe. Daniel Andler a créé en 2007 Compas, un groupe de réflexion sur les Tice au sein du département de l’Ecole normale supérieure associant des chercheurs et des industriels comme Microsoft. « Il ne s’agit pas de promouvoir les nouvelles technologies mais de comprendre ce que les sciences cognitives peuvent nous dire sur leurs effets dans l’éducation », précise un autre membre du groupe Compas, la philosophe Elena Pasquinelli.

« La réflexion pédagogique autour des Tice est généralement assez sommaire, estime Alain Chaptal. Elle tourne autour de la vulgate socio-constructiviste : pédagogie de projet, apprendre à apprendre, collaborer, etc. » Pour Daniel Andler, les Tice vont en effet « permettre de développer une pédagogie constructiviste partant de l’enfant et du projet plutôt que du programme ». Il imagine de futures pratiques qui « reposeront sur la collaboration, la compétence d’autrui et l’écoute de sa critique ». Des valeurs pas vraiment appréciées au sein du système éducatif actuel qui privilégie le travail individuel et considère la collaboration comme une tricherie.

Mais Daniel Andler met en garde contre une vision de l’enseignant comme simple accompagnateur de l’élève. « Toute l’information n’est pas sur Internet, dit-il. On peut trouver une définition en mathématiques sur Internet, mais pas la démarche scientifique : apprendre à regarder les choses d’un point de vue mathématique, former des preuves et résoudre un problème. »

Responsable de l’agence des usages des Tice, un service du ministère de l’éducation, Jean-Michel Perron trouve plutôt stérile le débat français. « Quand on parle de Tice, on oppose ceux qui pensent que ça va développer des pratiques constructivistes et centrées sur l’enfant contre ceux plus traditionalistes, adeptes du cours magistral, regrette-t-il. Alors que ce qui intéresse les enseignants est un débat plus fin sur les pratiques au quotidien. Comment présenter un document de façon efficace ? Par exemple les sciences cognitives ont montré qu’il vaut mieux montrer trois images fixes plutôt qu’une animation flash complexe qui présente une surcharge d’informations pour l’élève. » C’est ce que s’efforce de faire l’agence d’usage des Tice dont le site Web propose des témoignages d’enseignants sur leurs usages en classe et des vulgarisations de travaux scientifiques.

« 30 élèves avec des ordis, c’est perturbant »

Le risque, souligne Roberto Casati, chercheur au CNRS et membre du groupe Compas, est de se retrouver dans une simple « électrification du rapport traditionnel maître-élèves ». « L’ancien tableau noir devient un tableau blanc interactif, et le cahier un écran, explique-t-il. Mais on passe à côté de la possibilité d’innover. » Outre-Manche, le tableau blanc interactif (TBI), qui équipe 80% des salles de classe britanniques, n’a ainsi pas révolutionné la manière de faire cours. Ce qui explique peut-être d’ailleurs son succès. « Le TBI ne perturbe pas la relation entre l’enseignant et l’élève, explique Emmanuel Pasquier, directeur général de Promethean France, la société britannique leader sur le marché des TBI en Europe. L’enseignant reste toujours dans une posture magistrale face à sa classe. Un enseignant qui se retrouve face à 30 élèves avec des ordinateurs, ça peut être beaucoup plus perturbant, surtout s’il n’est pas bien formé. »

C’est une autre des raisons de la prudence des enseignants face aux Tice : « Ils sont moins bons que leurs élèves en NTIC et dans les rapports sociaux qu’impliquent ces NTIC donc ils se sentent déclassés », avance Daniel Andler. Quelques études montrent qu’il faut cependant manier avec précaution ces appellations un peu rapides de « natif numérique », « génération Internet », ou encore « génération Google ». « L’aisance des lycéens et collégiens avec les technologies paraît être une évidence dans la société de l’information, au point qu’ils inversent les rôles et deviennent les initiateurs des adultes, note Christine Dioni de l’Institut national de recherches pédagogiques (INRP) dans une étude sur le fossé entre la culture numérique des enseignants et des jeunes. Mais derrière cette aisance apparente, se cachent des lacunes en rupture avec l’image “génération branchée” fortement véhiculée. Mis à part quelques élèves, parfois issus de milieux favorisés leur permettant d’avoir un accompagnement parental, l’habileté d’une majorité avec les technologies reste partielle car liée aux usages qu’ils en ont. » Une récente étude de la Fondation travail et technologies de Namur, en Belgique, enfonce le clou : « Si les jeunes en situation de quasi-déconnexion sont familiarisés avec la manipulation de l’ordinateur et d’Internet et sont à l’aise dans les relations avec leurs pairs (Internet, le chat, le téléchargement ou l’écoute de musique et de vidéos en ligne NDLR), ils sont par contre confrontés à des difficultés quand ils sont soumis à des épreuves imposées par le contexte socio-économique ou institutionnel : rédiger un document, remplir un formulaire en ligne, postuler un emploi, organiser une activité, etc. », remarquent les sociologues de la Fondation.

« Un briseur de barrières »

Daniel Andler voit surtout dans les nouvelles technologies « un briseur de barrières qui permet de rendre très poreuse la frontière entre éducation formelle et informelle, et élargit l’accès à l’éducation aux handicapés, aux pays en voie de développement... » « Les nouvelles technologies offrent la possibilité de se connecter sans les contraintes de l’école – quatre murs, un horaire et des règles précises – !, s’enthousiasme-t-il. Des enfants et des adultes complètement en dehors du système éducatif comme des délinquants juvéniles peuvent être réembarqués dans un processus d’apprentissage. »

Convaincus de l’éclectisme des futurs usages des Tice, les chercheurs du Compas travaillent actuellement sur deux projets : les usages pédagogiques des téléphones portables en Afrique francophone et le développement d’un serious game – jeu sérieux – « Donjon et Radon », commandé par le ministère de l’éducation français pour redonner l’appétence des sciences aux collégiens français.

Sur le terrain, les enseignants ne manquent pas d’inventivité, multipliant les expériences auprès de publics plus ou moins éloignés de la société du savoir. Laurent Cadou, enseignant d’une classe unique, dans un petit village de 200 habitants en Anjou, Carbay, apprécie ainsi « la grande ouverture » que le tableau blanc interactif et les 8 ordinateurs offrent à ses 15 élèves. « On n’a pas de musée, pas de cinéma mais ce sont des enfants ouverts sur le monde, qui ont des correspondants en Nouvelle-Zélande », se réjouit-il.

Repenser l’école

Dans un autre petit village, Orthevielle dans les Landes, Annie Girard, directrice de l’école en charge des CE1, utilise elle la baladodiffusion pour apprendre à lire aux enfants du voyage, plus tournés vers la culture orale qu’écrite. Grâce à des baladeurs numériques, les enfants enregistrent leur lecture le soir dans la caravane, sans craindre de buter à chaque mot, ou regardent des séquences enregistrées en classe. Directeur d’une école maternelle en zone d’éducation prioritaire en Seine-Saint-Denis, Yves Cohen est lui persuadé de l’intérêt des Tice pour les enfants handicapés ou en difficulté. Il a fondé en 2004 avec deux autres enseignants Floc Production, une société d’édition de logiciels ludo-éducatifs. « Les enfants en situation de handicap ont leur propre rythme, dit-il. Nos CD-Roms sont complètement individualisés et s’adaptent à l’enfant selon son niveau. » Au collège Kerbonne de Brest, Monique Argoualc’h a de son côté créé un atelier informatique intergénérationnel pour raccrocher à l’école des jeunes collégiens en rupture scolaire.

Ce remue-ménage pourrait avoir au moins un bénéfice, celui de remobiliser une école, déclarée par tous « en crise ». « C’est comme si les nouvelles technologies nous rappelaient qu’on peut faire autre chose avec l’éducation, dit Elena Pasquinelli. Les serious games, ces jeux vidéo éducatifs, sont interactifs, motivants ; ils mettent l’apprenant au centre de l’apprentissage ; ils permettent d’apprendre en faisant. Mais c’est le propre aussi des jeux traditionnels, ces principes ne sont pas nouveaux ! Les nouvelles technologies nous ont seulement donné envie de remettre en question nos modèles d’apprentissage, de repenser l’école. »