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"Crime contre les humanités : Comment s’opposer à la destruction organisée des sciences humaines et sociales  ?", Tribune de Marine Roussillon, L’Humanité, 16 février 2010

mercredi 17 février 2010

Par Marine Roussillon, attachée temporaire d’enseignement et de recherche. membre de la commission nationale « Enseignement supérieur-Recherche » 
et du Conseil National du PCF.

Pour lire cet article sur le site de l’Humanité

Dans un contexte de refonte généralisée du système de production et de diffusion des savoirs (recherche et enseignement, de la maternelle à l’université), la ministre Valérie Pécresse a créé il y a quelques mois un « Conseil pour le développement des humanités et des sciences sociales ». L’intention affichée est louable. Mais les premiers résultats, présentés dans un rapport qui vient d’être publié , évoquent plus une destruction organisée qu’un développement des sciences humaines et sociales.

À quoi servent les Sciences humaines et sociales ?

Valérie Pécresse, lors de la mise en place du conseil, affirmait l’utilité des SHS : « Elles seules nous permettent de comprendre et de nous retrouver dans ces changements qui sont parfois si nombreux qu’ils menacent tous les repères intellectuels, sociaux et scientifiques que nous avions patiemment construits » . Les auteurs du rapport se situent dans la continuité de cette vision utilitariste des SHS, qui doivent d’une part fournir aux futurs cadres une culture générale de plus en plus prisée par le patronat, et d’autre part aider le simple citoyen à comprendre le monde contemporain, les évolutions de la science, des techniques et donc de la société.

La dimension critique, scientifique des SHS est complètement oubliée. La réflexion sur le savoir, sa circulation et ses modes d’élaboration est ignorée. Pas besoin par conséquent de spécialisation disciplinaire, ou de formation à la recherche en SHS. Au contraire « l’enfermement disciplinaire » témoignerait, toujours d’après les auteurs du rapport, de l’absence de curiosité des étudiants. Le rapport préconise donc le remplacement des licences disciplinaires par des licences généralistes (faudrait-il dire de « culture générale » ?) et le développement de formations professionnalisantes.

La comparaison avec la réforme du lycée proposée par Luc Chatel est instructive. Là aussi, les humanités, et la dimension critique dont elles sont porteuses, sont gravement menacées : faut-il rappeler que la réforme propose aux élèves de choisir entre une formation en « Sciences économiques et sociales » et une formation en gestion ? La « revalorisation de la filière littéraire » passe par la réduction de l’horaire de français, et la création pour les élèves de seconde d’un enseignement d’exploration « littérature et société » dont l’objectif est « d’engager des partenariats permettant une découverte, en situation, des formations et champs professionnels ouverts aux élèves issus de la voie littéraire […] Cet enseignement doit se faire, autant que possible, en relation avec des partenaires, institutions ou entreprises culturelles proches du lycée » .

Sciences vs. Compétences

À l’université comme au lycée, il s’agit donc de transformer profondément la vocation des SHS. L’objectif revendiqué est d’améliorer l’employabilité – pourtant pas aussi mauvaise qu’on voudrait nous le faire croire – des étudiants sortants de filières « littéraires » en accentuant leur professionnalisation. Valérie Pécresse l’affirmait clairement dès l’ouverture des travaux du conseil : « Les sciences humaines et sociales pourraient à mes yeux devenir les pionnières de la professionnalisation par les compétences, avec un seul objectif : celui de garantir à chaque étudiant qu’il aura, à la fin de ses études, tous les atouts en main pour faire valoir les qualités qui sont les siennes ». Mais la mise en œuvre de cette « professionnalisation » des filières de SHS a un autre objectif : elle donne au patronat local (celui du « bassin d’emploi », devenu la nouvelle unité d’organisation du territoire national) le pouvoir d’influencer les contenus des formations en fonction de ses objectifs à court terme. Les entreprises n’ont plus à investir dans la formation : l’État prend en charge leurs exigences, et met le service public au service d’intérêts privés. Enfin, tous ces projets de réformes visent à remplacer des disciplines cohérentes, porteuses de démarches critiques – la réflexivité, l’analyse de la construction et de la diffusion des savoirs est une spécificité des SHS – par de la « culture générale » ayant pour but de produire un discours – si possible légitimant – sur le monde contemporain.

Cette attaque n’est pas isolée, et les SHS sont en première ligne d’une politique de destruction de la cohérence disciplinaire des savoirs, et de tout ce qui permet leur maîtrise critique. La réforme des concours de recrutement des enseignants, la pression pour des enseignants bi- ou trivalents au lycée vont dans le même sens. À l’université comme au lycée, les réformes en cours fragmentent les savoirs, pour ne plus transmettre aux futurs travailleurs que des « compétences » sur lesquelles ils n’auront aucun recul critique. Il ne s’agit donc pas seulement d’une attaque idéologique visant à instrumentaliser les SHS pour les mettre au service du pouvoir, comme on l’a beaucoup dit à propos de l’histoire par exemple. Il s’agit aussi de réserver la maîtrise de savoirs cohérents à un petit nombre, pour ne transmettre à la majorité des élèves, des étudiants et des futurs travailleurs que des compétences, directement utiles à leur employeur. La casse des SHS, la remise en cause des disciplines, l’exigence de professionnalisation participent ainsi d’une reconfiguration du salariat qui passe par un retour sur la démocratisation – certes jamais vraiment réalisée – de l’enseignement supérieur.

Qui veut tuer les SHS ? L’urgence d’un projet politique.

Les SHS sont donc en première ligne d’une politique globale de refonte du système de production et de transformation des savoirs, à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne. Que la droite et le patronat mènent ce genre de politique n’a, dans le fond, rien d’étonnant. Ce qui a de quoi surprendre, par contre, c’est que des universitaires reconnus s’associent à la démarche et en prennent en charge le discours. Parmi les signataires du fameux rapport, il y a, certes, le patron de Danone. Mais il y a aussi un spécialiste de théorie littéraire, un sociologue de l’éducation enseignant à l’EHESS, un médiéviste, un philosophe… Pourquoi ces chercheurs en SHS participent-ils de la destruction de leurs propres disciplines ?

Cet étrange ralliement est significatif d’une défaite idéologique : les idées de démocratisation et d’émancipation par le savoir, la revendication d’une formation ambitieuse pour tous et d’une recherche libre et autonome semblent désuètes. Des années de pénurie de moyens ont convaincu beaucoup d’acteurs de l’université de l’impossibilité d’un tel projet. Les abandons successifs de la gauche – jusqu’au soutien de la loi LRU par le PS – et les urgences de la crise économique ont encore aggravé la situation. Pour contrer la politique de la droite, il est donc urgent de porter un projet politique affirmant non seulement la possibilité, mais la nécessité d’une politique des savoirs progressiste, réaffirmant l’utilité sociale de la recherche et de l’enseignement – y compris lorsqu’ils ne servent pas directement l’innovation et l’employabilité.

Dans un monde où les savoirs jouent un rôle de plus en plus important, nous avons besoin plus que jamais de libérer la production des savoirs et de développer une formation émancipatrice. Cela suppose de donner à chacun les moyens de maîtriser les savoirs qu’il acquiert.
- Oui, la formation initiale a pour vocation, entre autres, de former de futurs travailleurs. Mais ces travailleurs devront être capables de réflexion critique, pour pouvoir participer à la vie démocratique de leur pays et – quand la démocratie sera enfin entrée dans l’entreprise – de leur lieu de travail. Dans un contexte d’évolution rapide des technologies, ils devront suffisamment maîtriser les savoirs qu’on leur a transmis pour pouvoir continuer à apprendre, à se former et à évoluer tout au long de leur vie.

- Pour cela, il est nécessaire de défendre la spécificité des SHS, leur dimension scientifique et critique. Plus largement, les disciplines, lieux de mise en cohérence des savoirs, doivent être maintenues, et le lien entre recherche et enseignement doit être renforcé (au contraire de ce que projette la réforme de la formation des enseignants).

- Enfin, plutôt que de développer des licences généralistes, copiant le modèle des classes préparatoires sans en avoir les moyens financiers, nous nous battons pour un système d’enseignement supérieur unique et pluraliste, intégrant les classes préparatoires au sein de l’université. Multiplier les filières dans un systèmes uniques permettrait à la fois de mettre en place de nombreuses passerelles entre les formations et les filières et d’allouer les ressources de manière plus démocratique, en donnant plus de moyens aux étudiants qui en ont le plus besoin. Le capitalisme est dans une crise profonde. Répondre à cette crise en répétant et en amplifiant les logiques qui l’ont produite, c’est aller droit dans le mur ! Au lieu de mettre l’enseignement et la recherche au service de la rentabilité financière, nous pouvons nous appuyer sur ces services publics, sur les logiques de coopération et de partage des savoirs qu’ils promeuvent, pour changer de système.

(1) Ce rapport est disponible sur la page du CDHSS  : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid23414/conseil-pour-le-developpement-des-humanites-et-des-sciences-sociales-cdhss.html (2) Projet de programme de l’enseignement d’exploration « littérature et société », disponible sur Eduscol.