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Point de vue - Les sciences humaines et sociales au lycée, à quoi bon ? par Laurence De Cock, Marjorie Galy - Le Monde, 22 février 2010

mercredi 24 février 2010, par Elie

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La suppression du caractère obligatoire d’un enseignement de l’histoire-géographie en terminale S dont les médias se sont emparés n’était bien que le symptôme visible d’un démantèlement beaucoup plus large des sciences humaines et sociales (SHS) dans le secondaire dont nous aimerions expliciter ici les enjeux.

Les sciences économiques et sociales sont reléguées, en seconde, à un statut optionnel d’"enseignement exploratoire", d’une durée réduite à 1 h 30 par semaine. L’indigence des programmes, réduits à la manipulation d’outils économiques, purgés de toute approche sociologique, et dictés – après une négociation purement formelle – par le ministère, relève d’une véritable entreprise de sabotage des sciences sociales au lycée. C’est pourtant avec un tel gadget que Luc Chatel continue de communiquer sur le fait que, désormais, tous les lycéens auraient un enseignement d’économie. Quel progrès pour la culture économique et sociale des jeunes ! En réduisant la finalité de cet enseignement absent du collège à une simple exploration en seconde, c’est la contribution spécifique à la formation citoyenne qu’apporte l’ensemble des sciences sociales (économie, sociologie, anthropologie, science politique) qui est reléguée au rang d’accessoire.

Le Haut Conseil de l’éducation envisage, en outre, l’extension pour le cycle terminale de cette scission entre "économie approfondie" et "sciences sociales". Il reprend là, par l’intermédiaire d’un de ses membres, Michel Pébereau, président du conseil de surveillance de BNP-Paribas et de l’Institut de l’entreprise, les positions défendues régulièrement par certains milieux patronaux, partisans acharnés d’un enseignement où les sciences sociales seraient dissociées pour se concentrer sur l’apprentissage des " fondamentaux ", avec une préférence marquée pour la microéconomie et la seule économie d’entreprise. Outre une réduction substantielle des horaires en SES (diminution de l’horaire élève de 25 % de la seconde à la terminale), c’est la série ES dans son ensemble qui est dénaturée par la suppression pure et simple des spécialités langues, mathématiques et sciences politiques, qui permettaient aux lycéens les plus motivés de réussir de brillantes études en langues appliquées, instituts d’études politiques, classes préparatoires aux grandes écoles ou économie-gestion…

L’histoire-géographie quant à elle se voit gracieusement offrir un tronc commun en première pour compenser la perte d’heures en terminale S. De fait, il est annoncé que les programmes seront reconfigurés afin que l’ensemble du XXe siècle soit appréhendé en première. Soyons donc comptables et un tantinet réalistes : difficile d’imaginer le montage événementiel annoncé par cette condensation ; difficile également de prétendre "finir le programme", comme on dit, autrement que par une pédagogie proche du gavage d’oie mais dont certains gardent encore la nostalgie : celle du prêche du maître sur l’estrade. Quand on sait que, pour certains élèves, la méthode de prise de notes en classe de première n’est pas encore assimilée, on imagine aisément le résultat. Nouveau défi, nouveau record donc : balayer plus d’un siècle en un an. Il sera bien inutile de chercher à s’appesantir sur la complexité de moments historiques (colonisation, génocide[s], Vichy… quelle importance après tout ?) et encore plus de puiser dans le passé les multiples exemples de mobilisations sociales qui ont contribué à dessiner les contours de cette société qu’on nous enjoint aujourd’hui de ne pas chercher à comprendre. Combien d’élèves n’atteindront pas l’extrémité du programme ? Qu’importe, c’est déjà le cas diront les plus sceptiques. Et une histoire sous pilote automatique, ça a le mérite d’empêcher de penser. Que l’on se prépare donc à la scansion purement événementielle du XXe siècle…

"Mauvais procès !" répond le ministère, car l’accompagnement individualisé et l’insistance en terminale sur les "méthodes et outils" compenseront très largement cette vague impression de retour à la plus conservatrice des pédagogies, en histoire-géographie comme en sciences économiques et sociales. Pour ceux qui l’ignorent, un volet d’heures en demi-groupes sera donc attribué de façon globale aux établissements dont le conseil pédagogique – nommé par le proviseur – décidera de la ventilation. Bien-sûr on nous dira que tout cela sera négocié, collectivement délibéré, et qu’aucune matière n’en pâtira.

L’expérience a déjà été faite en collège. Fidèles à l’air du temps, les heures sont systématiquement attribuées aux "fondamentaux", entendre mathématiques et français dans le langage ministériel. Quid alors du travail sur documents d’archives ou statistiques, des travaux de groupes, de l’encadrement des recherches documentaires ou d’enquête, de toute cette sensibilisation au matériau empirique qui fonde nos disciplines ? Les sciences humaines et sociales, comme toute science, ne sont pas des produits finis, elles s’éprouvent de manière empirique, se testent, s’interrogent, sont des work in progress, et tentent de valoriser la posture du doute systématique chez les élèves. Elles ne se transmettent pas, elles s’enseignent.

Car c’est bel et bien là que le bât blesse et que cette réforme du lycée touche aux rapports intrinsèques que l’école républicaine entretient à la citoyenneté. Certes, comme toutes les matières scolaires, les SHS s’efforcent de participer à la compréhension du monde. C’est un topo politiquement peu utile que de le rappeler. Mais leurs fondements épistémologiques et leur praxis relèvent d’une posture critique valorisée comme un acquis indispensable pour agir dans le monde de demain. Peut-être est-ce ce qui gêne aujourd’hui ? Les sciences humaines et sociales véhiculeraient-elles des contenus subversifs ? En affirmant par exemple que l’appréhension du passé montre que des hommes et des femmes en action ont fait changer le monde ? En rappelant qu’une société s’appréhende par l’analyse des mobilisations d’acteurs sociaux et pas seulement par la projection comptable de ses futurs acteurs économiques ? En affirmant enfin que la culture commune véhiculée par l’école ne s’achète pas comme un bien de consommation mais se construit collectivement.

Aussi, les signataires de cet appel invitent à la vigilance face à une réforme qui considère les sciences humaines et sociales comme une simple variable d’ajustement, non pas pour se poser en garants de chapelles disciplinaires, mais pour réaffirmer un engagement fort à l’égard d’une école qui ne peut être évaluée simplement à l’aune de ses performances, de ses coûts et de sa rentabilité, une école qui doit promouvoir l’objectif de formation citoyenne des lycéens.

Laurence De Cock, du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire.

Marjorie Galy, de l’Association des professeurs de SES.