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Modestes propositions pour empêcher les études de lettres d’être à la charge de mon pays, par Christine Noille

mercredi 23 mars 2011, par Clèves, princesse(s)

1.

[Certains conçoivent] un enseignement populaire qui se suffit à lui-même, séparé des enseignements bourgeois par des barrières matérielles et un abîme de préjugés sociaux. […] Il est encore, comme autrefois l’école des pauvres, destiné à dispenser aux pauvres, non pas des commencements ou des germes de culture, mais l’exacte quantité de connaissances précises qui conviennent à des pauvres. [Alfred Croiset, Enseignement et démocratie, 1903]

Voilà une bonne base, me semble-t-il, pour parler sans tabous de la démocratisation de l’enseignement en général, et de la nécessité des études de lettres en particulier. Car il est clair pour tout le monde que les études de lettres ne servent pas à grand-chose : pas même à apprécier la littérature, ni à écrire des livres - simplement à acquérir un savoir sur des textes. Les pauvres ont-il besoin d’étudier des textes ? Non. Tout programme politique qui conserve dans le primaire, dans le secondaire et dans le supérieur les études de lettres en particulier - et les connaissances qui ne sont pas convenables en général - est une imposture. Il faut le dénoncer pour ce qu’il est : un anti-populisme.

     

2.

On ne peut pas dire que l’économie d’un Etat tire un quelconque bénéfice d’une nouvelle lecture d’Hamlet. On ne peut pas dire sérieusement qu’un jeune diplômé d’histoire byzantine soit attractif pour une entreprise. On peut toujours rêver sur le fait que les études littéraires formeraient des citoyens mieux armés pour affronter le monde actuel, mais c’est là un idéal qui appartient à une époque révolue […]. Aujourd’hui, la moindre citation un tant soit peu érudite suffit à faire fuir les gens d’influence. [Stanley Fish, Will the Humanities save us ?, 06.01.2008 et 13.01.2008]

Je suis complètement d’accord avec Stanley Fish. La Princesse de Clèves fait fuir et la moindre plaisanterie sur la Princesse de Clèves rend populaire. Je dirai pour aller vite que les études de lettres ne sont guère rémunératrices (au sens figuré, s’entend) :

- elles permettent peut-être d’acquérir un savoir sur les valeurs, mais elles n’apprennent généralement pas à devenir meilleur (on peut être une grande spécialiste de littérature française et en même temps une personne tout à fait ordinaire, en tout cas sans prédisposition marquée pour la tolérance ni pour le tact…).
- Bien menées, elles favorisent l’esprit critique (ce fer de lance des démocraties) - mais au fond ni plus ni moins que des études (bien menées) de droit, de biologie ou de mathématiques : autrement dit comme toute étude digne de ce nom.
- Elles développent assurément des compétences cognitives formidables (en terme d’analyse et d’interprétation des discours), mais qui n’interviennent qu’à titre d’auxiliaire dès lors qu’on quitte l’analyse et l’interprétation des discours. (Il est à noter qu’affronter un échec favorise également un tas de compétences cognitives : j’ose à peine imaginer le gain cognitif qu’emmagasine un étudiant de lettres en situation d’échec).
- Enfin, la littérature a parfois pour effet de former des esprits qui révolutionnent le monde, mais ce n’est généralement pas ce qu’on attend d’un cursus de lettres modernes composé de quatre modules fondamentaux (littérature française, littérature comparée, linguistique, langue vivante) et de deux (ou trois) modules optionnels.

Autrement dit, quitte à faire l’éloge des études de lettres, autant que ce soit pour de bonnes raisons (je veux dire : des raisons qui me convainquent).

     

3.

L’art de parler est très utile, et d’un usage fort étendu. Il renferme tout ce qu’on appelle en français belles-lettres, en latin et en grec philologie ; ce mot grec signifie l’amour des mots. Savoir les belles-lettres, c’est savoir parler, écrire, ou juger de ceux qui écrivent. [Bernard Lamy, 1705]

L’art de parler est par conséquent d’un grand usage non seulement pour les écoles, mais dans toute la vie, lorsqu’on achète, lorsqu’on vend, et généralement lorsqu’on traite quelque affaire que ce soit. [B. Lamy, 1688]

L’argument est imparable (du moins je veux le croire) : savoir lire et juger de ceux qui écrivent (et qui parlent) est d’un grand usage dans quelque affaire que ce soit.

L’on marche naturellement […], & en marchant on fait certains mouvements réglés du corps. Mais il ne servirait de rien pour apprendre à marcher, de dire par exemple, qu’il faut envoyer des esprits en certains nerfs, remuer certains muscles, faire certains mouvements dans les jointures, mettre un pied devant l’autre, & se reposer sur l’un pendant que l’autre avance. On peut bien former des règles en observant ce que la nature nous fait faire ; mais on ne fait jamais ces actions par le secours des règles. [Port-Royal, La Logique, 1664]

Grosse fatigue. Je cède et je me dis : il n’y a de vérité que relative. Une méthodologie de la lecture est sans doute artificielle et peut-être de peu d’usage dans toute la vie, mais il n’empêche qu’elle est un objet de savoir légitime. Et cela me suffit.

     

4.

Reprenons d’un peu plus haut. A quoi servons-nous, enseignants, chercheurs et enseignants chercheurs ?

Le but, pour ne parler d’abord que du point de vue scientifique, c’est de former des hommes qui soient en état d’accroître la science acquise et d’ajouter ainsi au patrimoine de l’humanité. [A. Croiset, 1903]

Roulez tambours. Je vote pour.

Le progrès pour but, mais l’amour pour base - et plus précisément, cette version républicaine de l’amour des gens qu’on appelle le sentiment démocratique :

Qu’est-ce qu’une conception démocratique de l’enseignement […] ? C’est celle qui repose sur ce principe « que chacun doit avoir sa chance de parvenir à la plus haute culture ». […] Oui, l’enseignement […] doit donner à l’enfant [un] minimum utile […] ; mais il faut en outre qu’il éveille les esprits et dépose en eux des germes féconds en vue d’une éducation ultérieure qui doit toujours être regardée comme possible. […] Ce n’est pas là uniquement une question de justice, c’est aussi, pour un régime démocratique, un intérêt primordial : car la force de la communauté résulte, en définitive, de la valeur intellectuelle et morale des individus. [A. Croiset, 1903]

Rendre possible à chaque niveau, pour chacun, l’improbable, l’immatériel, l’inutile : le droit au savoir et à la culture. Car il en va ici de l’intérêt de la république : la force de la démocratie dépendra des possibilités d’accès à une instruction de qualité pour chacun de ses membres.

L’objet [de l’éducation] est de fortifier et d’assouplir les esprits en vue de leurs travaux futurs, quels qu’ils soient. […] La thèse que je crois juste peut se résumer de la manière suivante : dans une éducation rationnelle et harmonieuse, la gymnastique intellectuelle doit avoir une part considérable, parce qu’elle seule prépare véritablement toutes les contingences de la vie. [A. Croiset, 1903]

Une conception idéalement démocratique de l’enseignement, c’est une éducation au plus haut point exigeante, amenant le plus loin possible les esprits dans l’aventure des savoirs et des disciplines, par toutes les ressources de l’entraînement intellectuel.

Et dans cette gymnastique, les lettres doivent occuper la première place, surtout au début, car elles sont le fondement nécessaire de toute instruction scientifique sérieuse. [A. Croiset, 1903]

Ce que j’aime, chez Alfred Croiset, c’est son romantisme (positiviste, cela va de soi).

     

5.

Au fond, je crois qu’il est des utopies rémunératrices. L’utopie démocratique d’une éducation qui ouvre à tout le savoir possible - sur le monde ou sur les idées comme sur les textes - est de celles-là : elle rémunère le défaut d’idéalisme des politiques actuelles.

     

6.

Dans les universités, chacun choisira sa filière mais l’Etat n’est pas obligé de financer les filières (…). Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne mais les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, […] dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable mais l’Etat doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. [Nicolas Sarkozy, 15 avril 2007, dans 20 Minutes]

Pour empêcher que les études de lettres ne soient à la charge de mon pays, je propose

1. que l’éducation ne vise pas d’abord au savoir mais s’arrête à toutes autres fins utiles,

2. que la démocratisation de l’enseignement passe par une redéfinition des contenus en termes de besoins (sociétaux et économiques),

3. que l’Etat mène une politique de l’enseignement radicalement populaire.

     

Christine Noille
Professeur à l’université Stendhal Grenoble 3.

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