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La compétence comme modèle de la production de subjectivité au travail dans la société de contrôle, par le Collectif Anti Hiérarchie, Mille Babords, 26 mai 2011

samedi 4 juin 2011, par Elie

Document de travail du Collectif Anti Hiérarchie -
mai 2011 – Première partie

N.B. : les notes signalées par un numéro sont visibles sur le document en .pdf à télécharger en fin d’article

L’impression d’obsession maladive qui émane de l’exigence permanente d’évaluation des compétences dans tout ce qui est demandé aux enseignants laisse deviner qu’il y a quelque chose de malsain là-derrière. Au motif de chaque acte pédagogique, au quotidien de la classe, dans tout justificatif du moindre projet, la seule chose qui semble importer se réduit au formalisme de grilles de compétences et leurs vagues prescriptions artificielles et vaines. Désormais tout le travail de l’enseignant devrait être guidé, organisé, finalisé par les grilles d’un livret de compétences dont la promotion et l’obligation se font chaque année plus pressantes. Les habituelles rubriques disciplinaires y sont remplacées par des inventaires à la Prévert, qui tiennent plus de listes d’instructions procédurières hétéroclites dont on aurait perdu la finalité.

En maternelle, là où il n’y a pas si longtemps on préconisait une pédagogie du jeu libre et de l’expérimentation, il s’agit désormais d’instaurer un contrôle des résultats, dont le but est d’imposer des logiques de prescriptions programmées, qui plus est à un âge où il n’a pas de sens. On trouve ainsi dans un récent livret de compétences pour la moyenne section de l’école maternelle, document destiné à "suivre l’évolution de l’enfant" et "informer les familles", une suite de 80 items sous forme de liste d’instructions fragmentaires, parcellaires, des formulations du genre :" s’exprime dans un langage structuré en articulant correctement", "dans un énoncé oral, distingue des mots", "scande les syllabes", "dessine en respectant la consigne", "donne du sens à ses réalisations", et combien de "s’adapte", "s’intègre", le tout codé de 1 à 4, d’acquis à non-acquis ! Ceci évoque immanquablement ces objets historiques disparus, les «  manuels de savoir-vivre » à l’usage de la jeunesse du 19è ; on y trouve le même style de recueil de préceptes constituant avant tout un véritable code moral soucieux de plier à une discipline formelle. Mais, alors que les règles de morale imposaient un code de valeurs, même en décomposition, désormais avec l’évaluation des compétences, on entre dans le domaine de la valeur de la non-valeur, une rationalité de la simple performance, de l’efficacité, une sorte de rendement de l’éducation pensée comme production. En deux décénnies le paradigme de la compétence a gagné en hégémonie pour la définition des contenus de la transmission scolaire et des procédures de certification, et cela de manière assez similaire mais à des rythmes et modalités différents dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Retracer les processus de cette mise en place, déterminer l’origine et le sens du déploiement de ce qui devait transformer les systèmes scolaires, permet de saisir la véritable nature des enjeux si l’on veut discuter de la notion de compétence. Pour pouvoir se situer face à un ensemble d’exigences institutionnelles sur le "socle commun", les livrets de compétence, l’évaluation des compétences, il est indispensable d’être bien au clair sur ce à quoi répondent ces exigences, d’où elles viennent, qu’est-ce qu’elles veulent influer, inférer, produire. Sans quoi on laisse prise au risque de se tromper de combat. Et de se satisfaire d’un simple "c’était mieux avant !". Comment interpréter le changement de paradigme dans la plupart des systèmes éducatifs européens ? Faut-il y voir un passage entre la regretée école de la transmission des savoirs à celle de la fabrication de compétences utilitaires, faut-il dire que l’éducation passe du service des hommes à celui de l’économie, de l’humanisme à l’utilitarisme ? S’agit-il d’un dévoiement ou d’une continuité dans sa fonction de matrice d’assujettissement ? N’est-ce pas la fonction continue de l’institution qui est en cause ?

1. Compétence et expérience

La compétence, on a eu de longue date une certaine idée de ce que ça signifie. D’abord, au sens juridique où elle est définie par deux termes essentiels : un territoire et un domaine d’action. Et puis au sens courant où elle qualifie celui qui s’est rendu capable, qui a acquis une expérience, celui qui a fait corps avec un milieu avec lequel il s’est transformé. Qu’il s’agisse du spécialiste en noeuds marins qui laisse aller ses mains qui savent, du scientifique qui sent le résultat d’une expérience, de l’enfant qui tient pour la première fois sur les deux roues de son vélo, tout ce qui s’inscrit dans un complexe largement tacite de gestes, de perceptions, d’habitudes, de routines, dans une expérience, constitue ce qui fait qu’on va dire d’eux qu’ils sont "compétents".

2.L’ingénieur et le paysan.

Mais la catégorie de compétence présente au coeur du monde capitaliste du travail et qui devient centrale dans les politiques éducatives a une toute autre signification, et surtout un tout autre usage. Pour caractériser et faire ressortir l’étendue et l’importance politique de ce que recouvre la manière de penser la compétence au travail et l’approche par compétences qui domine dans les réformes scolaires des pays de l’OCDE, un exemple peut être particulièrement éclairant. Dans un domaine tout différent, à l’autre bout du monde, une histoire illustre bien l’enjeu sociétal, politique, éthique, épistémique dans l’affrontement qu’elle révèle entre des perspectives divergentes sur ce que veut dire "être compétent". Lors de la vaste politique de main-mise sur l’agriculture du Tiers-Monde appellée "Révolution verte", un ingénieur agronome vient voir des paysans organisés dans un mouvement de résistance, "Save the Seeds", au nord de l’Inde, qui refusaient les produits et les méthodes de l’agriculture industrielle soutenue par les USA. "Si votre variété de riz est si bonne, pourquoi ne le plantez-vous pas partout ?" leur demande ironiquement l’expert. Ce à quoi le paysan répond : "chaque variété répond à des conditions de culture spécifiques et que c’est pour cela qu’il faut miser sur la diversité et non sur la monoculture" 1. Qui est compétent ? Assurément, selon les canons de la certification académique, il n’y a pas d’hésitation. L’ingénieur agronome , qui a derrière lui les réseaux de labos de recherche internationaux spécialisées dans la mise au point d’hybrides2 , les Fondations Ford et Rockfeller initiatrices du projet, la Banque Mondiale, les industries des engrais chimiques et des pesticides (Bhopal), et même un prix Nobel pour saluer l’opération. Le paysan lui est un arriéré qui refuse le progrès et l’aide pour stopper la faim dans le monde. Aujourd’hui , avec le recul sur les effets désastreux sur le milieu et les hommes de cette politique capitaliste qui visait à déposséder les masses paysannes du contrôle sur leurs moyens d’existence, une entreprise fondée sur l’occultation du milieu vivant naturel-humain, et qui aboutit à sa destruction, on saisi mieux toutes les implications et le contexte de ce que signifie la certification par compétences. De ses conditions et de ses conséquences. Qu’est-ce que la "compétence" ? L’action "efficace "tout terrain indépendante des circonstances (mais très dépendante de ses conditions de production), déterritorialisée, normalisée en labo, commanditée par les grandes entreprises, régulée par un modèle général applicable partout, et présentée avec un alibi unique : augmenter les rendements. Et ce fut réel ! Les rendements augmentèrent ! Juste quelques temps ! Jusqu’à ce que les sols meurent ! Mais la petite paysannerie a été expropriée, le capital s’est assuré la maitrise des ressources alimentaires, la propriété des semences, des moyens de production, et le résultat est un désastre pour le milieu 3.

3. Retour aux sources

La définition de la compétence retenue dans les pays de l’OCDE pour servir de nouveau paradigme aux systèmes de formation, c’est exactement celle qu’appliquait l’ingénieur agronome : Une capacité générique et transférable de mobilisation de ressources pour agir efficacement. Mais d’où vient cette définition ? Comment a t-elle été négociée ? Pourquoi devient-elle centrale ? Qu’est-ce qu’elle implique ? Quel genre d’individus cherche t-elle à façonner, à promouvoir ? Toutes ces questions ont été débattues et résolues politiquement dans les activités d’un groupe de travail réunissant ministères, experts, représentants patronaux au sein de l’OCDE. L’objectif était de mettre en cohérence, d’harmoniser, tracer des perspectives pour les systèmes éducatifs en vue de leur ajustement aux nouvelles contraintes économiques, et d’apporter une justification et un fondement théorique notament pour les évaluations internationales PISA4. DESECO (DÉfinir et SÉlectionner les COmpétences clés) est le nom de ce groupe créé en 97 par l’OCDE, dans le cadre du projet plus global INES, sur les indicateurs en éducation pour fournir des mesures sur le développement et les effets de l’instruction, puisque selon l’adage immuable des experts, la qualité se mesure par des quantités. Pour la France, la Direction de la Programmation du ministère de l’éducation nationale, des "experts" comme M. Canto-Sperber, la néo-libérale qui sévit à l’ENS et JP Dupuy le néo-cognitiviste, ont participé aux travaux cherchant à identifier et définir ce qu’il faut entendre par "compétences clés" afin de fournir des référentiels pour les politiques publiques. Ce que l’on verra en France avec la mise en place du "socle commun de connaissances et de compétences" fixé par la loi en 2005, la prolifération des évaluations par compétence et l’instauration des livrets individualisés de compétences. On peut noter aussi qu’y participaient P.Perrenoud, le défenseur infatigable du paradigme des compétences dans l’éducation, Helen Haste, prof de psychologie morale à Bath (qui travaille pour le "Nestlé Social Research Programme" comme premier directeur, dirigeant ainsi le "Nestlé Family Monitor project on Moral Values "en 1999, au moment même où Claire Brisset - défenseure des enfants de 2000 à 2006 -dénonce les pratiques criminelles de la multinationale , cf.. Monde Diplomatique, « Ces biberons qui tuent » ), et deux économistes américains, Murnane et Lévy, ( conseillers en éducation auprès du gouvernement sur la question de l’adaptation des élèves aux nouvelles demandes de l’environnement économique). Voilà quel genre d’expert se trouve enrôlé pour apporter sa caution. Le programme de travail de DESECO se fixe assez clairement comme but de faire le point sur la manière dont peut être transférée au monde de l’éducation une demande qui vient de l’entreprise, et de légitimer un processus qui s’est déjà écrit ailleurs. Dans ces conditions, le rôle de l’expertise et la place des scientifiques sont définis dans un cadre très précis. Ils ne sont pas convoqués pour apporter des contributions à un problème, mais pour proposer des réponses plausibles à des questions déjà formulées. Et les questions qui préoccupent les différentes instances dirigeantes, politiques , économiques, administratives, sont les suivantes :
"1.Qu’entend t-on par compétence, compétence clé, et "skills" ? Bien que ces termes soient devenus très courants dans les domaines scientifiques et politiques, des significations différentes et des usages flous ont conduit à beaucoup de confusion. Une terminologie commune est donc requise pour communiquer dans un contexte interdisciplinaire et international.
2. Quelle conception sur la nature de l’homme et de la société peut servir de point de départ à l’identification des compétences importantes dont ont besoin les individus pour conduire une vie réussie et responsable dans une société démocratique moderne, et pour la société pour faire face aux défis d’un monde changeant souvent en conflit ? Quels sont les critères normatifs sous-jacents pour définir les compétences ? Y a t’il un dénominateur commun parmi les différents points de vue sur le sujet ?
3. Dans quelle mesure est-il possible d’arriver à une identification des compétences clés indépendament de la culture, de l’âge, du genre, du statut, de l’activité proffessionnelle ? Comment ces facteurs affectent-ils la conceptualisation des compétences clés ?
4.Quelles compétences sont nécessaires pour agir dans les différents domaines de la vie - économique, politique, sociale et familiale ; les relations interpersonnelles publiques et privées ; le développement de la personnalité individuelle ? Comment ces compétences peuvent-elles être décrites et justifiées théoriquement ?
5. Est-ce que les compétences opèrent indépendament ou en interdépendance ? Comment se relient-elles ?
6. Quelle est l’importance de ces notions pour les décideurs politiques... ? Quel est le rôle des institutions sociales pour le transfert des compétences à la population ? Quelles sont les démarches potentielles pour rendre les compétences opérationnelles ?
"5.

Comme on le voit avec ces formulations d’un pragmatisme très orienté, la définition de la compétence est supposée acquise, les compétences existent, il faut désormais un travail de tri, d’explicitation et de justification. Et il ne s’agit pas là d’un problème de conception théorique, mais d’une opération de négociation. C’est un travail de composition d’intérêts et de transposition en propositions générales acceptables par le public. "Définir et sélectionner une liste valable et légitime de compétences clés est en fin de compte le résultat d’un processus d’analyse, de discussion et -éventuellement- de consensus qui peut se présenter dans le domaine politique où les chercheurs travaillent en partenariat étroit avec d’autres groupes d’intérêt." 6

Sachant que "l’impulsion majeure dans les pays de l’OCDE pour le modèle compétence vient des secteurs patronaux." 7, il doit être clair que pour les experts "définir les compétences n’est pas seulement le résultat d’une analyse scientifique mais aussi d’un processus de négociation politique". Il n’a pas échappé aux participants que l’usage de plus en plus fréquent de la notion de compétence dans de multiples situations, emploi, conseil, recrutement, formation, recherche, s’accompagne des définitions les plus diverses. Principalement en formation, on rencontre des caractérisations différentes de la notion, attachées nécessairement à des contextes de mise en visibilité différents. Pour les décideurs politiques, il s’agit de prendre acte d’un usage majoritaire effectif : "il faut reconnaître qu’en sciences sociales il n’y a pas d’usage unitaire du concept de compétence, pas de définition commune et pas de théorie unifiée". "En fait, la signification du terme varie largement selon la perspective scientifique et selon le point de vue idéologique et selon les objectifs sous-jacents à son usage. Et cela, aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan politique." "c’est pourquoi DESECO adopte une position pragmatique, limitant l’usage du concept à des critères plus ou moins explicites, plausibles et scientifiquement acceptables" (INES, Assemblée générale, 2000, p.8 ) Plus la notion est utilisée et plus elle suscite du côté de la production intellectuelle un certain flou, une polysémie et l’occasion de controverses et interrogations, plus elle gagne en usage opératoire, comme catégorie pratique, du point de vue stratégique où elle intervient pour signifier des changements de configuration dans les rapports de travail. Et la plupart des experts audités ont accepté de produire des listes de compétences (voir sur le site deseco) s’ajoutant aux nombreuses autres comme celle de la Commission européenne, tout en reconnaissant après tout qu’elles reposaient sur des a priori discutables sur ce que signifient les énoncés que l’on trouve dans la liste des questions qui leur sont posées. Un intrus, parmi tous les experts en totale connivence avec les pouvoirs, l’anthropologue Jack Goody a refusé d’emblée les questions du projet DESECO : selon lui, il ne pouvait être question de s’engager dans une discussion sur des "compétences clés" décontextualisées, parce qu’on ne peut pas identifier des compétences de manière isolée, indépendamment d’un contexte particulier et de pratiques spécifiques. Pour un anthropologue confronté à la diversité des modes de construction de l’humain, c’est une évidence qu’il ne saurait être question de définir des compétences dans un cadre général qui dépasse les cultures, les contextes sociaux et personnels. Il estime impossible de définir des compétences à un niveau de généralité réclamé par la construction de mesures. C’est le principe même qui guide la construction de la catégorie de compétence que DESECO cherche à rendre "acceptable" par les systèmes éducatifs, celui d’une mise en équivalence, qui est absurde. Les objections soulevées par Goody, que la compétence ne saurait constituer une réalité indépendante, ni générique, ni transférable, s’attaquent à ce qui est justement le modèle qui opère un recadrage des activités sous contrôle capitaliste pour les définir comme simples ressources mobilisables dans différents contextes productifs.

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