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Enquête sur les classements des universités - Benoît Floc’h, "Le Monde", 6 octobre 2011

jeudi 6 octobre 2011, par Laurence, Mariannick

Pas moins de trois articles sur les classements d’universités dans Le Monde du jour…
"Il existe une fascination pour les chiffres, perçus comme objectifs"
"Classement THE : un millésime 2011 qui laisse perplexe"

Les commentaires des internautes sont intéressants — qu’ils traitent du fond ou de la forme…

Un Nobel, ça vaut combien de places dans le classement de Shanghaï ? Alain Beretz, président de l’université de Strasbourg, fait un calcul au doigt mouillé : "Peut-être vingt ou trente..." Lundi 3 octobre, l’un de ses professeurs, Jules Hoffmann, directeur de recherche émérite au CNRS, a décroché le prix Nobel de médecine. Cette distinction pourrait permettre à l’université de Strasbourg de monter dans le top 100 de Shanghaï. Mais M. Beretz garde la tête froide. "Est-ce que, par l’annonce de ce Nobel, notre qualité de la recherche s’est radicalement améliorée d’un coup, entre 11 heures et 11 h 30 ? Evidemment non."

[Pour lire cet article sur le site du Monde].

C’est toute l’ambiguïté de ces classements. Décriés, mais redoutés, ils font aujourd’hui loi dans le paysage mondialisé de l’enseignement supérieur. Dans la foulée de Shanghaï, créé en 2003 par l’université Jiao-Tong, d’autres classements ont éclos. Le Times Higher Education (THE), par exemple, dont l’édition 2011 sort le 6 octobre. L’université de Leiden (Pays-Bas) a le sien, le Financial Times ou Die Zeit également.

"Les classements ne sont pas une maladie, mais le symptôme de l’importance de l’enseignement supérieur dans le monde actuel", souligne Richard Yelland, de l’Organisation pour la coopération économique et le développement (OCDE). Là est sans doute leur principale utilité. Le supérieur est un enjeu de carrière pour les étudiants (qui seront 200 millions en 2015, prévoit-on). Pour les Etats, il représente un enjeu de compétitivité économique (en tant qu’incubateur d’innovations) et d’attractivité (comme pépinière de l’élite à venir).

Dans cet environnement mouvant et foisonnant, les classements paraissent d’utiles boussoles. Par leur brutalité mathématique, ils ont en effet le mérite de simplifier le paysage à outrance.

"Les responsables politiques ont trouvé là un thermomètre parfaitement adapté à la nature des choix qu’ils devaient opérer", souligne Ghislaine Filliatreau, directrice de l’Observatoire des sciences et des techniques, qui conçoit et produit des indicateurs sur la recherche.

Certes, dit-elle, la prise de conscience avait déjà débuté. Avec le processus de Bologne, l’unification du système d’enseignement supérieur européen est en marche depuis 1999. Avec la Stratégie de Lisbonne (2000), l’Union avait projeté de devenir "l’économie de connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde". Les classements n’en ont pas moins servi de révélateurs. "La bataille mondiale de l’intelligence a commencé et le fameux classement de Shanghaï, aussi critiquable soit-il, le montre sans discussion possible", déclarait Valérie Pécresse, alors ministre de l’enseignement supérieur, en 2007.

"Beaucoup de gouvernements ont réagi très fortement aux performances de leurs universités dans les classements, constate Ellen Hazelkorn, professeur au Dublin Institute of Technology et auteur d’un livre sur les classements. Partout dans le monde, ils sont obsédés par l’idée de créer des universités de rang mondial."Restructuration, investissement, développement... Le supérieur est en chantier.

Une évolution somme toute banale, estime Richard Yelland : "Après cinquante ans d’expansion, une certaine rationalisation était inévitable. Il n’y a pas que les classements.""Shanghaï nous a permis de nous secouer, reconnaît Laurent Wauquiez, actuel ministre de l’enseignement supérieur. Mais il ne faut pas sombrer dans le fétichisme. Ces classement sont utiles mais on ne peut réduire notre politique à une obsession de gagner des places dans Shanghaï." Le ministre a tout de même demandé à Jiao-Tong de faire une simulation de classement en intégrant les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (qui unissent les universités sur un territoire). "Les résultats sont extraordinaires, s’est-il enthousiasmé peu après. Quatre regroupements pourraient intégrés directement le Top 50."

L’impact des classements est à la fois "positif et pervers", analyse Ellen Hazelkorn : "Les gouvernements restructurent l’enseignement supérieur afin de le rendre plus élitiste et conforme aux critères des classements. De ce fait, il devient plus inégalitaire."

Les grosses universités de recherche - les Harvard, Oxford, Paris-XI et autres stars des palmarès - ont peu d’étudiants. "C’est comme Harrods, plaisante M. Yelland, il y a un peu de tout, mais ce n’est pas pour tout le monde." Hors les 500 à 1 000 établissements qui brillent dans ces palmarès, la masse des étudiants est accueillie par 17 000 établissements dans le monde. Un risque de "distorsion" n’est donc pas à exclure, prévient M. Yelland.

Cette politique s’est imposée, il est vrai. "Les employeurs utilisent les classements pour juger la qualité d’un candidat ; les philanthropes pour savoir à quelle université donner de l’argent ; l’industrie pour décider avec qui travailler", indique Mme Hazelkorn. L’utilisation qu’en font les étudiants reste cependant incertaine. Les palmarès sont regardés de près en Asie, sans doute moins en Europe. Mais, " si les étudiants s’y réfèrent souvent, relève Mme Hazelkorn, les classements disent peu de chose sur la qualité de l’enseignement dans les établissements..."

En tout cas, si l’on en croit un rapport sénatorial paru en 2008, sept dirigeants d’établissements sur dix jugent le classement de Shanghaï "utile", six sur dix ont pour "objectif explicite d’améliorer leur rang" et huit sur dix ont déjà pris "des mesures concrètes".

Attention, cependant, à ne pas faire des classements "un outil mécanique", prévient Catherine Paradeise, sociologue à l’université de Marne-la-Vallée. "Si ce modèle était poussé trop loin, dit-elle, il pourrait se former des bulles spéculatives." Ce qui se produirait si la réputation des établissements sur-dotés, courus par les étudiants les plus brillants et étouffés de prestige s’avérait trop décalée par rapport à la qualité du savoir produit.

Bref, il existe des raisons de se méfier et le président de l’université de Strasbourg en est conscient. Alain Beretz trouve de nombreux défauts aux classements. Comme beaucoup de spécialistes, il considère qu’on ne peut réduire la valeur d’un établissement à un rang dans un palmarès : trop de " failles et autres biais", ainsi que l’a pointé l’Association européenne des universités dans un rapport publié en juin. "Les classements nous transforment en produits de consommation, déplore M. Beretz. On ne peut placer une université sur une étagère de supermarché. A Strasbourg, nous avons fusionné trois universités, mais on ne l’a pas fait pour les classements ! Notre objectif, c’est de faire de la bonne recherche et formation pour servir la société."

Bref, un classement juste n’en serait pas un... C’est précisément le défi que l’Union européenne tente de relever avec son projet de "U-multirank" : une cartographie des établissements qui tentera d’en donner l’image la plus juste possible. Première édition ? "Fin 2012, début 2013, promet M. Wauquiez. Il faut que l’Europe dispose d’une vision plus humaniste que celle, qui est trop anglo-saxonne, de Shanghaï."

Benoît Floc’h