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Les rapaces de l’édition scientifique, David Monniaux, Libération, 14 décembre 2011

samedi 17 décembre 2011, par Sylvie

PAR DAVID MONNIAUX CHERCHEUR AU CNRS ET PROFESSEUR À L’ECOLE POLYTECHNIQUE

Jeune chercheur américain, Aaron Swartz risque trente-cinq années de prison. Son crime ? Avoir téléchargé une grande quantité d’articles de recherche universitaire en prenant quelque liberté avec la loi. Cette affaire lève le voile sur certaines curieuses pratiques des éditeurs. Expliquons d’abord comment fonctionne la publication universitaire.

Les chercheurs en sciences exactes doivent publier leurs résultats sous forme d’articles de revues spécialisées afin de les faire connaître à leurs collègues. Ces revues, à bien distinguer des magazines de vulgarisation comme Pour la science ou Science & Vie, peuvent être pluridisciplinaires, telles les bien connues Nature et Science, ou spécifiques à une discipline. Les articles passent devant un comité éditorial, aidé d’experts extérieurs, qui évaluent le sérieux, l’originalité, etc. des résultats, puis, s’ils sont acceptés, sont publiés. Ni les auteurs, ni le comité éditorial, ni les experts ne sont rémunérés par les éditeurs ; souvent même, les auteurs, ou plutôt leurs employeurs (universités, instituts de recherche), doivent payer les revues pour « participer aux frais d’impression ». Or, on imprime de moins en moins, les chercheurs accédant directement aux articles en ligne.

Ces organismes doivent aussi payer leurs abonnements, souvent très coûteux : il n’est pas rare qu’une revue coûte plus de 4 000 euros par an. De plus, les éditeurs exigent souvent que les auteurs et leurs employeurs cèdent tout droit sur les articles, au point parfois de ne pas pouvoir les publier sur leur propre site web ! Comme la recherche publique, mais aussi une partie importante de la recherche privée, est financée par le contribuable, cela signifie que celui-ci paye trois fois (recherche, publication, abonnement) pour un document qui in fine n’appartient plus à la collectivité. Et quand les articles sont disponibles à l’unité, ils le sont aussi à un prix considérable : 30 euros pour quelques pages.

Une poignée de grands groupes se partagent l’essentiel du marché. Cet oligopole fait des bénéfices considérables aux dépens des institutions scientifiques. Les chercheurs peuvent difficilement s’y opposer : ils sont évalués en fonction du nombre d’articles publiés dans les revues les plus prestigieuses. Qui voudrait risquer sa carrière en ne publiant que chez les moins rapaces ?

Aaron Swartz a voulu mettre à disposition de tous des articles anciens, archivés par un site appelé JSTOR, pour lequel l’abonnement coûte typiquement plusieurs dizaines de milliers d’euros par an aux universités. Certains de ces articles sont trop anciens pour être encore protégés par le droit d’auteur, mais les éditeurs invoquent alors d’obscurs droits de numérisation, au fondement légal douteux.

Outre des contributions techniques à Internet et la création de start-up, Aaron Swartz milite notamment pour une plus grande transparence des institutions américaines. Au moment des faits, il était boursier d’un centre de recherches de la prestigieuse université Harvard. Il n’a dérobé aucun mot de passe, n’a endommagé aucune base de données. Il s’est contenté de brancher sans autorisation un ordinateur sur le réseau du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de profiter de l’accès de ce dernier à JSTOR. Les moyens employés étaient certes illicites et maladroits, mais son action met en lumière de réels problèmes.

Tout d’abord, il est anormal que la recherche financée par le contribuable constitue une rente au profit de puissants groupes industriels. Un chercheur isolé ne peut imposer ses conditions à ces derniers, mais un Etat, ou, mieux, l’Union européenne, le peut. Il suffirait d’inscrire dans la loi que les articles de recherche écrits par les fonctionnaires et agents publics, ainsi que ceux qui ont été financés pour tout ou partie par l’argent public, ne peuvent être donnés en exclusivité à un éditeur. C’est déjà le cas pour ceux écrits par des fonctionnaires fédéraux américains, et les éditeurs s’en accommodent bien.

Ensuite, on peut s’interroger sur la durée du droit d’auteur, qui en Europe est de soixante-dix ans après la mort. Il est difficile de justifier pareille durée par la nécessité de rémunérer les créateurs, puisqu’elle bénéficie non aux auteurs mais à leurs héritiers ou éditeurs. De plus, en raison de sa longueur, de nombreuses œuvres sont « orphelines » : personne n’a le droit de les utiliser sans l’autorisation des ayants droit, mais ceux-ci sont introuvables, et de nombreux articles anciens sont inaccessibles sans de coûteux abonnements. Peut-être serait-il pertinent de revenir aux durées de protection antérieures (cinquante ans) ou d’introduire des durées différenciées suivant le type de document. Hélas, à chaque fois que le Parlement s’est penché sur le droit d’auteur, c’était presque uniquement afin de renforcer la répression du téléchargement illicite des produits des industries du divertissement. Pourtant, le droit d’auteur touche à bien d’autres sujets !