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Langues’O dit non à son démantèlement, Les invités de Médiapart, 18 avril 2012

mercredi 18 avril 2012

Pour lire cet appel sur le site de Médiapart

« L’entrée de l’Inalco dans l’Initiative d’excellence (Idex) Sorbonne-Paris-Cité, préparé dans le secret, sans concertation des instances élues, apparaît comme une aberration à laquelle il faut nous opposer. » Par un collectif de personnels enseignants et non enseignants de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), soutenu par de nombreux universitaires tels que Geneviève Azam, Françoise Héritier et Philippe Meirieu.

Idex (Initiative d’Excellence) est le nom donné aux programmes visant à faire émerger en France cinq à dix pôles pluridisciplinaires « d’excellence » d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial. Réinscrite dans une perspective plus large, la constitution des Idex représente une nouvelle étape ( [1]) dans le processus de refonte néolibérale de notre système d’enseignement ( [2]), c’est-à-dire d’introduction de la concurrence et du modèle de l’entreprise comme norme.

Le processus de Bologne ( [3]) (1999), présenté comme un projet d’harmonisation des systèmes d’éducation et de recherche au niveau européen, est une pièce de la globalisation visant à étendre le champ du capitalisme à la vie sociale. Les verrous qui séparaient jusqu’à une période récente l’échange symbolique (de la culture, l’éducation, les connaissances, le savoir) du monde du marché ont sauté, à la faveur de transformations progressives, n’ayant jamais fait l’objet de débat public :
• la loi du marché est une loi fondamentale à laquelle nous devons nous adapter
• l’université doit répondre aux impératifs de rentabilité, de concurrence internationale des entreprises, parmi ses objectifs figurent l’employabilité, la flexibilité et la mobilité (livre blanc de la Commission européenne, 1991)
• l’éducation est un service rendu à l’économie, elle doit s’adapter aux transformations de la société et de l’économie (Toward the learning society, table ronde des industriels européens, 1995)
• la déclaration de la Sorbonne (1998) introduit la notion « d’économie de la connaissance » : la connaissance, a priori le bien le plus anti-économique qui soit, est envisagée comme marchandise soumise à la loi du marché. La notion de « compétence » –qui fait plus aisément entendre les logiques d’efficacité et de rentabilité– fait son apparition aux côtés des « savoirs » dans toutes les descriptions des missions des établissement éducatifs ; et l’unité de compte de la connaissance est créée dans le cadre de la loi LRU, avec les ECTS (European Credits Transfer System).
• l’éducation répondant à la logique marchande, elle peut être confiée au secteur privé : les partenariats public-privé, accentuant encore la soumission du bien public à la logique du marché, sont encouragés par toutes les instances de contrôle de l’enseignement et de la recherche (ANR, Aeres)
• la loi LRU fournit les pouvoirs nécessaires au président d’université pour qu’il gère son entreprise de façon rentable, et instaure une logique managériale à tous les niveaux (sous-traitance des biatoss d’abord, hausse des droits d’inscription, etc.)

Cette révolution culturelle, impensable il y a encore quelques dizaines d’années, tant elle va à l’encontre de la tradition humaniste de l’Université, s’est petit à petit imposée comme avenir indépassable, à la faveur du tournant néolibéral des années 80, relayé par de nombreuses institutions (OCDE, Commission européenne, Unesco, OMC) et les médias.

L’objectif affiché –et présenté comme rationnel– de cette logique et dont l’Idex est un maillon crucial, est la constitution d’une université à deux vitesses avec la création de quelques « établissements d’excellence » concentrant tous les moyens et recrutant un petit nombre de privilégiés, une petite élite d’excellence ( [4]) destinée à être compétitive sur le plan mondial, au détriment de la masse de la population qui devrait se contenter d’un socle minimal commun de formation pour pouvoir tenir des fonctions subalternes.

Cette vision « post-moderne » de l’Enseignement est aux antipodes des missions que se fixaient jusqu’ici l’Université et l’Ecole ( [5]), et il nous appartient de mesurer l’impact de cette logique sur notre société à long terme pour décider si le jeu vaut la peine de s’y opposer.

Les sciences humaines et sociales et les humanités dans les Idex

S’il est un domaine qui semble particulièrement inadapté à l’application de la logique de l’entreprise et de la concurrence, il s’agit bien de celui des sciences humaines et sociales et des humanités (la philosophie et l’épistémologie, l’histoire des peuples, des institutions et des sciences, les études littéraires etc.). Domaine par excellence du savoir non rentable, des enseignements visant à construire l’esprit critique du citoyen, à lui fournir les moyens de se penser comme un être libre, capable de transcender le monde dans lequel il vit, domaine des formations aux antipodes de l’utilitarisme de rigueur dans le monde du marché, il constitue l’os susceptible de bloquer cette mécanique bien huilée.

Les partisans du néolibéralisme l’ont compris depuis longtemps, d’où leurs efforts répétés pour intégrer ce champ de la connaissance à leur révolution ( [6]). Dans cette optique, la relégation des « sciences humaines et sociales » au profit d’une relecture très vague des « humanités » témoigne de la volonté de réduire cet ensemble impertinent à quelques fondamentaux de culture générale très éloignés de ce qui constitue leur essence.

Les Idex sont une mise en péril directe de la recherche fondamentale, indépendante et dégagée de toute compétition. Ils signifient également une disparition à court terme des formations axées sur la transmission du savoir et de la culture. Les sciences humaines et sociales et les humanités ont tout à perdre dans ce type de cadre, c’est leur fondement même qui est menacé.

L’Inalco dans l’Idex Sorbonne-Paris-Cité

Dans ce contexte, l’entrée de l’Inalco dans l’Idex Sorbonne-Paris-Cité, préparé dans le secret, sans concertation des instances élues ( [7]), apparaît comme une aberration à laquelle il faut nous opposer. Quel est notre rôle dans la très grande université (120 000 étudiants) qui se prépare ? Apprendre le chinois, le japonais ou autre langue de pays économiquement fort aux ingénieurs et aux managers que le Board of Directors ( [8]) ambitionne de former ? Ce serait là le démantèlement de notre Institut, où les formations adaptables aux impératifs de la concurrence entreraient dans le périmètre d’excellence, et où les autres seraient rejetées à l’extérieur, condamnées à une disparition proche ( [9]).

Nous ne pouvons pas être les spectateurs passifs de la négation pure et simple de la mission que l’Institut national des langues et civilisations orientales assume depuis plus de deux cents ans. Cet établissement, héritier d’une histoire longue et complexe, où 93 langues sont enseignées
en articulant étroitement connaissances linguistiques et maîtrise des contextes historiques sociaux et culturels des domaines étudiés, est un Institut unique au monde, à mille lieues d’une simple école de langues. Acteur essentiel de la diffusion de la connaissance et de la compréhension des langues, cultures et sociétés du monde, l’Inalco tient une part cruciale dans le rayonnement des ambassades françaises, grâce à la qualité reconnue de sa préparation des futurs diplomates. Depuis plusieurs années, l’Inalco se fait également remarquer par sa
recherche, unique en ce que les chercheurs des 93 domaines linguistiques représentés travaillent à partir des sources originales, aussi bien historiques qu’actuelles. Ils sont régulièrement sollicités pour de nombreuses manifestations et publications scientifiques croisant littérature, linguistique, géopolitique et histoire, et ce sont pour beaucoup aussi des experts recherchés par les ministères et les médias.

Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons pas accepter la fonte programmée de l’Inalco dans cette énorme machine qu’est l’Idex Sorbonne Paris Cité et dont l’objectif affiché est de figurer en bonne place dans le classement de Shanghaï. En tant que personnels de l’Inalco, responsables actuels de l’avenir de cet établissement historique, nous nous devons de préserver ce patrimoine culturel français et de nous opposer maintenant à la situation que l’on tente de nous imposer. Au-delà du cas emblématique de l’Inalco, c’est l’ensemble de l’enseignement et de la recherche qui est concerné et, au final, notre société tout entière.

Signataires

Christina Alexopoulos, chargée de cours de grec et de méthodologie ; Makiko Andro-Ueda, MCF de japonais ; Michel Antelme, MCF HDR de khmer ; Anton Antonov, MCF de japonais ; Gueorgui Armianov, MCF de bulgare, membre du conseil scientifique ; Benoît Berthelier, doctorant en coréen ; Faruk Bilici, PU en études ottomanes et histoire turque, directeur de la collection Bibliothèque turque chez Actes sud/Sindbad ; Piotr Bilos, ater de polonais ; Dominique Blampain, technicien ; Rémi Bordes, MCF de népali ; Frosa Bouchereau, MCF de macédonien, directrice du département Europe centrale et orientale, vice-présidente du Conseil national des universités section 13, études slaves ; Michel Bozdémir, PU de turc, vice-président de la section 15 du CNU ; Olga Camel, PU d’ukrainien ; Lucia Chabert, assistante ressources documentaires ; Oleg Chinkarouk, MCF de russe ; Elisabeth Collard, responsable pédagogique ; Nadine Cointet, administratif ; Joelle Dalègre, MCF HDR de grec, directrice du Centre d’études balkaniques ; Gilles Delouche, PU de Thaï, ancien Président de l’Inalco ; Thierry Djikine, technicien ; Sophie Drouet, secrétaire pédagogique filière commerce international ; Bruno Drweski ; MCF HDR de civilisation polonaise ; Tom Durand, doctorant en sciences du langage ; Catherine Durandin, PU de roumain, directrice de la collection Aujourd’hui l’Europe aux éditions l’Harmattan) ; Outi Duvallon, MCF de finnois ; Cécile Folschweiller, MCF de roumain ; Pauline Fournier, MCF de slovène ; Snejana Gadjeva, MCF de bulgare ; Georgios Galanes, MCF de grec ; Francine Hennel, administratif ; Agnès Henri, MCF de linguistique océanienne ; Jean-Charles Hilaire, MCF de haoussa, membre du conseil scientifique ; Evelyne Huet, administrative Itarf ; Theeraphong Inthano, ater de thaï ; César Itier, PU de quechua, directeur adjoint de la section Langues et cultures des Amériques ; Pierre Jobard, gestionnaire à la direction du budget ; Meta Klinar, lectrice de slovène ; Jovan Kostov, répétiteur de macédonien ; Boris Lazic, répétiteur de serbo-croate ; Andrei Lebedev, MCF de russe ; Diana Lemay, MCF de slovaque ; Emmanuel Lozerand, PU de japonais, directeur de la collection Japon de la Société d’édition Les Belles Lettres ; Elisabeth Luquin, MCF de filipino/tagalog, directrice du département Asie du Sud-Est, Haute Asie, Pacifique ; Alexandru Mardale, MCF de roumain ; Jean-Luc Martineau, MCF d’histoire contemporaine ; Amir Moghani, MCF de persan, responsable du master traduction et rédaction multilingue ; Daniel Negers, MCF de télougou ; Marius Negre Popote, adjoint technique ; Hélène de Penanros, MCF de lituanien ; Patrice Pognan, PU de tchèque ; Alexandre Prstojevic, MCF de bosniaque-croate-serbe, membre du conseil scientifique ; Isabelle Rabut, PU de chinois, présidente de la section 15 du CNU ; Jelena Rajak, lectrice de bosniaque-croate-serbe ; René Ricard, technicien ; Claude Sablé, technicien ; Jack Salom, MCF de turc, directeur adjoint du département Eurasie ; Bruno Sarnay, directeur des publications ; François Stuck, ingénieur Ertim ; Thomas Szende, PU de hongrois, directeur du laboratoire Plidam ; David Teurtrie ; docteur en géographie, ater au département Russie ; Joseph Thach, MCF de khmer ; Marek Tomaszewski, PU de polonais ; Eva Toulouze, MCF HDR d’estonien ; Frédéric Vareillas, attaché d’administration ; Marie Vrinat-Nikolov, PU de bulgare, responsable de la spécialité Traduire les littératures et les oralités du monde, co-directrice du Cree (Centre de recherches Europes-Eurasie), membre du Conseil scientifique, membre de la section 13 du CNU) ; Robert Edmond Ziavoula (PU, directeur de l’EA 4511 Histoire, sociétés et territoires du monde).

Premiers soutiens extérieurs

Fumitake Ashino, docteur en sciences du langage, CNRS UMR 7110 Laboratoire de linguistique formelle, Paris Diderot ; Geneviève Azam, MCF économie, Toulouse 2 ; Vladimir Beliakov, PU de russe, UMR 5263, cognition, langue, langages, ergonomie, CNRS / Toulouse 2 ; Michel Bernard, professeur de littérature française, université Sorbonne Nouvelle ; Sanja Boskovic, MCF responsable des langues slaves, directrice du département des langues slaves et orientales, UFR Lettres et langues, Poitiers ; Christine Bracquenier, PU de russe, UFR LEA, Lille 3, membre de la 13e section du CNU ; Didier Coste, PU de littérature comparée, Bordeaux 3 ; Boris Czerny, MCF HDR, directeur du département d’études slaves, Caen ; Sylvie Gandziarski, administratif, Ecole nationale supérieure de chimie de Paris ; Régis Gayraud, PU de russe, président de la section 13 du CNU, UFR LLSH Clermont-Ferrand 2 ; Natalia Gamalova, MCF de littérature et civilisation russes, Lyon 3 ; Colette Grinevald, PU Lyon 2, membre senior de l’Institut universitaire de France ; Agnieszka Grudzinska, MCF HDR de polonais, Paris 4, membre de la 13e section du CNU ; Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, professeur honoraire au Collège de France ; Luba Jurgenson, écrivain, traductrice, MCF HDR de russe, Paris 4 ; Irina Kor Chahine, MCF HDR de linguistique russe, Aix-Marseille ; Valéry Kossov, MCF de russe, Grenoble 3, membre de la 13e section du CNU ; Valérie Lowit, ingénieur d’études, Paris 7 ; Claire Maury-Rouan, MCF de linguistique générale retraitée, université de Provence, LPL CNRS ; Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation, Lyon 2 ; Pascale Melani, PU de langue et littérature russes, directrice du département d’études germaniques et slaves, UFR des langues et civilisations, Bordeaux 3 ; Frédéric de Montigny, MCF Ecole nationale supérieure de chimie de Paris ; Denis Paillard, directeur de recherche émérite, CNRS UMR 7110 Paris Diderot ; Joël Richard, directeur de l’UFR langues et civilisations, Bordeaux 3 ; Graham Roberts, MCF de russe, Nanterre La Défense, membre de la 13e section du CNU ; Julien Serreau, MCF laboratoire APC, Paris Diderot ; Milivoj Srebro, MCF de serbe, Bordeaux 3, membre du CNU, section 13 ; Laure Thibonnier, MCF de russe, Grenoble 3, Centre d’études slaves contemporaines, membre de l’Institut des langues et cultures d’Europe et d’Amérique ; Nicolas Tournadre, PU département de linguistique et phonétique générales, Aix-Marseille I, CNRS ; Alice Vittrant, MCF, co-directrice du département linguistique et phonétique générales, co-responsable de la spécialité master recherche sciences du langage, Aix-Marseille ; Marc Weinstein, PU de littérature russe et européenne Aix-Marseille.


[1Après la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), la création des pôles de recherche et d’enseignement supérieur (Pres) et des laboratoires d’excellence (Labex).

[2La même analyse peut être faite pour notre système de santé qui subit une évolution parallèle.

[3Pour une analyse du processus de Bologne comme pièce dans la globalisation néolibérale, écouter l’exposé de Geneviève Azam

[4Cf. l’emploi récurrent de ce terme dans les appellations des diverses unités créées ces derniers temps et les discours de nos ministres et président actuels.

[5Cette révolution ne touche pas que l’Université, elle frappe également de plein fouet le primaire et le secondaire (lire « La nouvelle école capitaliste », analyse de l’institut de recherche de la FSU)

[6Ainsi, Laurence Parisot s’exprimait en ces termes le 22 novembre 2011 à la semaine de l’Ecole de l’Entreprise : « Il y a beaucoup à gagner si on finit par faire comprendre que dans les filières littéraires, sociologiques, on apprenait un tout petit peu l’entreprise. Au Medef, on fera du coup aussi comprendre qu’il y a des jeunes filles et des jeunes hommes qui certes ont choisi a priori une carrière ou une approche peut-être un peu intellectuelle des choses, mais qui peuvent apporter beaucoup à l’économie et à l’entreprise ».

[7Cette préparation anti-démocratique des différentes Idex et leur mise en œuvre précipitée est un trait récurrent, source de protestation au sein des personnels concernés.

[8Le dossier de l’Idex SPC est un document de 145 pages disponible en anglais uniquement.

[9SOAS (School of oriental and african Studies), qui était l’homologue anglais de l’Inalco (moins les langues « orientales » d’Europe), a renoncé à une grande partie des langues enseignées après sa refonte dans la très grande université de Londres.