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Vis ma vie d’enseignant chercheur en France - Collectif d’enseignants chercheurs, Libération, 26 novembre 2012

lundi 26 novembre 2012, par Mademoiselle de Scudéry

Vous avez aimé « La Grosse Feignasse » ? Vous adorerez Marc SYMPA.

De nos jours, dans une université française ayant conquis son « autonomie » grâce à la LRU [Loi relative aux libertés et responsabilités des universités, ndlr]. Novembre 2012.

Il est 7 h 50 lorsque Marc Sympa, maître de conférences en sociologie dans une grande université de la banlieue parisienne, arrive en cours, salle 318, bâtiment D. Pour le trouver, on ne peut pas se tromper, il est encadré par une rangée de containers et de poubelles. Il allume les néons - l’un d’eux a lâché. « Depuis quand ? » se demande-t-il machinalement… Peu de différence de température entre dehors et dedans ; un coup d’œil sur la fenêtre cassée, store pendant. « Va falloir mettre le paquet pour capter leur attention. » Il s’installe, toujours un peu fébrile. Lui-même a parfois du mal à y croire mais il aime l’enseignement !

Les étudiants arrivent :

« Ça caille, y a pas de chauffage ?

« Vous en faites pas, vous allez vous réchauffer en allant chercher des chaises, franchement je déteste quand vous êtes par terre autour de moi… »

« Mais pourquoi on est 80 en TD dans une salle pour 20 ? C’est le tiers-monde ici ? Mon cousin, à Sciences-Po, son problème c’est de savoir s’il passe un an à New York ou à Londres ! »

Il tente de commencer son cours. Valse de chaises, froid, courants d’air…

« M’sieur, sérieux, on peut pas prendre des notes avec des gants ! » (Lui-même a gardé son manteau.)

Vous avez raison ! Je vais essayer de trouver une autre salle. »

Il finit par la trouver ; ils ont de la chance, dans son université, à partir du 1er novembre, ils allument les deux tiers des chauffages. Ce n’est plus le cas partout, il le sait : sa copine, maître de conf aussi, travaille dans une « petite » université de province - trois heures de train, des allers-retours chaque semaine, deux loyers, les frais de transports à leur charge (le salaire amputé de près d’un cinquième), ils espèrent une mutation (300 candidats pour un même poste) afin de mettre un bébé en route, déjà trois ans d’attente…

11 h 12. Retour au bureau, dans le grand préfabriqué blanc sale, au fond du campus : Marc tente de se concentrer sur la dernière version d’un papier qu’il doit rendre au plus vite. Une des meilleures revues de sa discipline a finalement pris son article, la traduction anglaise semble prévue, il en est très heureux. Quelques vérifications bibliographiques et ce sera fini des multiples relectures et réécritures. « Dire que certains pensent qu’on n’est pas assez évalués… qu’on a besoin d’une Aeres ! [Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur] », soupire-t-il.

Marc vérifie ses mails. Déjà une douzaine : trois demandes de rendez-vous d’étudiants pour discuter de leur sujet de stage, de mémoire ; le secrétariat qui réclame « en urgence » les sujets d’examen de janvier pour l’enregistrement informatisé ; un collègue qui tente de monter une équipe suite à un appel d’offres et souhaite « aspirer » le CV de Marc ; un appel à communication mais il n’a pas le temps d’y répondre ; des colloques internationaux auxquels il serait bon de participer mais le labo n’a plus de sous pour financer des déplacements…

Marc attend un mail de réponse à son projet ANR [Agence nationale de la recherche] pour savoir s’il pourra financer un post-doc pour une jeune docteure qu’il suit depuis le début et qui galère. Elle espère décrocher un poste, peut-être cette année (l’an dernier, il y avait 38 postes dans sa discipline pour 500 candidats). Marc lit l’intitulé des mails restants : « Appel des 50 000 précaires, lettre ouverte des présidents d’université à madame Fioraso, enquête sur l’insertion professionnelle des docteurs… » Bonjour l’ambiance. Rien de l’ANR. Au boulot.

Sa collègue de bureau arrive ; elle doit passer quelques coups de fil avant d’aller en cours, s’en excuse. Heureusement qu’il l’aime bien.

« T’inquiète, je vérifie des références sur Cairn [portail regroupant les principales revues en sciences humaines et sociales] pour mon papier et c’est bon.

« Super, félicitations ! J’ai hâte de lire ça ! Enfin… après avoir corrigé mes 200 copies bien sûr. »

Ils échangent un sourire. Il perd vite le sien en lisant sur son écran "votre université n’est plus abonnée à Cairn, vous ne pouvez accéder au service…"

« T’as vu ça ? Comment on écrit nos papiers, si on peut plus lire ceux des autres ? Là, ça commence à être du grand n’importe quoi ! Bon, je vais à la bib en espérant qu’ils aient maintenu les abonnements papiers. »

Il laisse sa collègue devant l’ordi, incrédule. A la bibliothèque, sit-in étudiant devant la porte :

« Monsieur, ils n’ont pas remplacé la bibliothécaire partie à la retraite, du coup c’est fermé. Il paraît que la bibli de socio va disparaître. On fait comment pour réviser nos exams ?

« Et moi pour mon papier ? C’est cuit. » Il tourne les talons, commence à être sérieusement agacé. Sur le chemin du bureau, Marc croise un collègue, de sciences « dures », élu au conseil d’administration de la fac, qui vide son sac : « … sans parler du gel des postes. Profite bien de Noël, parce que vu qu’on sucre les primes administratives et pédagogiques… Et oui, notre université est en déficit comme une vingtaine d’autres, logiquement si on continue avec cette LRU, c’est le dépôt de bilan ! Bientôt, on ne pourra plus nous payer ! »

Marc est reparti, essayant de se concentrer à nouveau sur son papier et ses références à compléter. Au bureau, coup d’œil sur les mails : la réponse de l’ANR est enfin là, sa collègue jeune docteure aussi. Mentalement il croise les doigts.

« Bonjour, vous allez bien ? Je vous ai apporté un exemplaire de mon bouquin. Je suis trop contente, il vient de sortir, bon y a qu’un ou deux chapitres de ma thèse… Le reste est pas assez sexy, a dit l’éditeur. Je croyais qu’on parlait d’un ouvrage scientifique, mais bon… Des nouvelles de l’ANR ?

« A l’instant ! Je n’ai pas encore regardé. J’espère que ça a marché, vous avez bossé gratos sur ce projet en plus… les 1 500 euros demandés ne seront pas du luxe à bac + 10 ! Je ne vous promets rien, on a demandé un an, peut-être qu’on aura six mois… »

Il lit le mail : un refus, une justification en six lignes, trois mois de boulot foutu…

« C’est râpé, désolé. Je vous épargne les motifs du refus. C’est fou, on ne bosse plus que comme ça : projet, recherche de financement, projet, évaluation du projet, quand est-ce qu’on fait vraiment not boulot là-dedans ? C’est débile, infantilisant, chronophage… et ça coûte un fric dingue ! On ne réduira pas les déficits comme ça ! Bon, vous avez de quoi tenir jusqu’à l’ouverture du concours pour les postes ? Des vacations de cours ? »

« J’ai mes parents ! (rires)… Sérieusement, les vacs seront peut-être payées mais dans six mois au mieux. "J’espère que vous n’en avez pas besoin pour vivre", m’a dit la responsable de l’administration. Et puis, là je rédige un autre projet pour un financement européen, avant j’étais une machine à faire des disserts, maintenant c’est des projets ! »

« Vous avez un super CV, des articles dans les meilleures revues, le séjour à Berkeley… même un bouquin ! Ça va marcher ! En plus à Paris 18, il y a quelques postes où vous collez au profil d’enseignement et de recherche… »

« Vous n’avez pas entendu qu’ils gelaient le recrutement de 30 postes sur les 50 prévus à P18, toutes disciplines confondues ? »

« Quel gâchis ! » se dit Marc en la regardant sortir. La journée lui semble déjà bien longue… à sa montre, il est à peine midi ! Il reprend ses mails, signe l’appel des 50 000, lit la signature de son président au bas de la lettre ouverte et décide d’écrire lui aussi à sa ministre… tant pis pour son article, ça attendra.

La sélection à l’entrée de la fac, Marc n’en veut pas. Comme de l’augmentation inconsidérée des droits d’inscription. S’il est arrivé là, c’est grâce à l’école publique, à l’université publique. Ce dont il a pu profiter, il veut que les autres étudiants y aient droit aussi. Il croit toujours au service public de l’enseignement supérieur et de la recherche, et ne comprend pas comment il a pu être mis à mal aussi profondément, aussi rapidement. Marc n’est pas un révolutionnaire, il aimerait juste pouvoir faire son travail. Pour cela, ce serait bien que l’État se remette à faire le sien : en abrogeant la LRU, en supprimant les agences ANR et Aeres, en titularisant tous les précaires, en augmentant la masse salariale et le nombre de postes.

Ce texte est la lettre envoyée par Marc à sa ministre : le récit d’une demi-journée ordinaire, dans une université broyée par la LRU, entre étudiants assis par terre et précaires de tous âges qui font tourner la boutique. Chaque fait rapporté est réel.

Contact : marcsympaencolere@gmail.com
Blog : http://marcsympaencolere.blogspot.com/
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