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Publications académiques : le règne de l’absurde, rue89.com, tribune de Xavier Landes, Martin Marchman, Morten Nielsen, le 02 janvier 2013

mercredi 2 janvier 2013, par Alain

Il y a deux années de cela, nous avions publié une tribune dans Le Monde (« Les Chercheurs sont prisonniers d’une course à la publication », 21 janvier 2011) qui évoquait la situation dans la recherche, en particulier en sciences humaines et sociales.

Le constat que nous faisions à l’époque était désabusé. Nous pointions le fait que les chercheurs, pris dans l’engrenage d’une course effrénée aux publications, étaient soumis à une pression énorme qui les amenait à négliger d’autres obligations comme l’enseignement, le travail coopératif ou encore la contribution à la société.

Deux ans après, le constat demeure. Il tend même à se confirmer, tant la réduction des sources de financement a accentué la compétition. Mais, au
fur et à mesure de nos recherches, nous nous sommes rendus compte que la
situation était, de loin, encore plus absurde que ce que nous imaginions au
premier abord.

Parasitisme sur la recherche

En nous penchant sur le modèle économique en vigueur dans la recherche académique, nous avons découvert une situation d’exploitation caractérisée. Plus précisément, la compétition universitaire est structurée aujourd’hui dans le but de profiter à une minorité de maisons d’édition spécialisées dans le contenu académique, qui pratiquent, et les mots sont pesés, le parasitisme sur la recherche et, au final, sur les finances des bailleurs de fonds de la recherche – au premier rang desquels figurent les Etats.

Le cas des droits d’auteur dans l’édition est une situation connue en France. Hormis de rares exceptions, les auteurs de livres académiques ou de fiction sont rémunérés à un niveau très bas. Il existe même des maisons d’édition qui imposent la cession gracieuse des droits d’auteur sur les premières centaines d’exemplaires vendus.

Concernant la publication universitaire, où il est rare qu’un ouvrage dépasse les quelques centaines de copies (la barre haute se situe autour de trois cents copies), cela équivaut à une cession complète de droits.

Notre attention a toutefois été attirée par une autre caractéristique de la publication universitaire, tout aussi préoccupante, mais moins perceptible. Pour la saisir, il convient de se représenter le fonctionnement de la publication d’articles dans les revues académiques.

Evaluateurs anonymes

Tout d’abord, il faut savoir que la réussite d’un chercheur dépend de sa capacité à publier dans des revues qui ont une excellente réputation (on parle de « revues A », les plus prestigieuses, et de « revues B » ou de « revues C », moins huppées).

En philosophie et théorie politique (notre champ de spécialisation), l’accès à la quasi-totalité des meilleures revues (A) est payant. La pratique est donc, pour les institutions (universités, bibliothèques, etc.), de payer un abonnement aux versions électronique, papier, ou aux deux.

La carrière d’un chercheur dépend donc de sa capacité à publier dans des revues dont le prestige dépend de plusieurs facteurs, au premier rang desquels figure la qualité de ses « évaluateurs anonymes ».

Ces évaluateurs sont d’autres chercheurs (en fait les mêmes que celles et ceux qui proposent leurs articles aux revues concernées) qui jugent de la qualité des articles soumis. Ce sont des spécialistes reconnus dans le domaine (même si l’auteur de l’article n’a jamais connaissance de l’identité des évaluateurs de son article), qui émettent un avis quant à la pertinence de publier l’article ou non.

Un modèle dépassé

Il y a une vingtaine d’années, ce modèle, basé sur la gracieuseté du travail d’évaluation et de production scientifique, se justifiait lorsque les principales maisons d’édition académiques dans le monde anglo-saxon étaient des émanations d’universités et ne pouvaient donc pas survivre sans ces contributions en nature des chercheurs.

De plus, il était toujours possible de considérer que, comme les universités payaient les chercheurs, il était normal de demander à ces derniers de contribuer à la diffusion de la recherche par des éditeurs issus de ces mêmes universités (Oxford University Press, Cambrige Univerity Press, etc.).

Mais le marché a depuis évolué, l’offre s’est concentrée. Pour les publications en langue anglaise, quelques entreprises privées (comme Wiley-Blackwell, Elsevier, Springer et d’autres) dominent désormais le marché des articles scientifiques et exploitent sans vergogne ce modèle économique.

Les revues diffusent donc du matériel produit par des chercheurs qui sont payés par des institutions de recherche, souvent financées par les Etats. Pour ce faire, elles se basent sur le travail d’évaluation d’autres chercheurs (les « évaluateurs anonymes »), qu’elles ne rémunèrent pas et qui prennent donc sur leur temps de travail, payé par les institutions de recherche, donc les Etats, pour s’acquitter de leur tâche (soit dit en passant, être régulièrement sollicité par des revues est une autre condition à une carrière réussie).

Par conséquent, les revues vendent un produit dont les coûts de production sont assumés par d’autres (dans la majorité des cas l’Etat, c’est-à-dire les contribuables).

Le savoir n’est pas libre d’accès

Si vous jugez que la pilule est dure à avaler, attendez la suite : ces éditeurs vendent l’accès aux articles. En tant que lecteur non affilié à une institution de recherche, vous ne pouvez pas accéder au savoir produit sans vous acquitter d’un tarif à l’article (autour de 20, 30 euros) ou d’un abonnement annuel (quelques centaines
d’euros). Autant dire que le savoir n’est pas libre d’accès. Mais
c’est un autre problème...

Quoi qu’il en soit, la plupart des clients des journaux académiques sont
les universités et bibliothèques, qui paient un abonnement annuel allant de
plusieurs centaines à quelques milliers d’euros afin d’avoir accès au contenu
d’une revue. Pour prendre la mesure des enjeux financiers, il faut
réaliser que chaque maison d’édition possède de quelques dizaines à
plusieurs centaines de revues dont elle facture l’accès.

En bref, les universités (très souvent les Etats) financent des chercheurs
pour que ces derniers produisent des articles qui seront évalués par leurs
pairs (rémunérés par ces mêmes institutions), puis compilés dans des
publications dont l’accès sera revendu à ces mêmes institutions ! Les
institutions de recherche paient donc deux fois le savoir : tout d’abord
les salaires des chercheurs qui le produisent ou l’évaluent, puis
l’accès au résultat final.

Imposer les revues comme incontournables

Les éditeurs majeurs ont réussi le tour de force d’imposer leurs revues
comme incontournables dans le champ concerné. Ce qui signifie qu’un
chercheur doit publier dans de telles revues et n’a pas le choix s’il
veut réussir professionnellement.

Ce faisant, la dynamique s’auto-entretient et les éditeurs académiques se garantissent une rente de situation (en économie, cela désigne une situation dans laquelle un agent manipule le marché afin d’en tirer un bénéfice) : il y aura toujours des chercheurs pour leur soumettre des manuscrits et les évaluer, comme il y aura toujours des institutions, notamment publiques, qui payeront pour de tels contenus.

La situation n’est pas seulement absurde :

d’une part, elle est inefficiente, car les institutions de recherche sont surfacturées au vu du résultat produit. Il est peut-être temps de s’interroger sur ce modèle économique, en particulier dans un contexte de crise économique ;
d’autre part, la situation est moralement inacceptable, car certains agents en exploitent d’autres, tout en limitant l’accès au savoir du plus grand nombre.

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