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Chercheurs pris en fraude 1/5. Alerte dans le monde biomédical ! Nicolas Chevassus, Mediapart, 6 août 2013

mercredi 7 août 2013, par Mariannick

Entorses à la rigueur scientifique, retouche de clichés d’observation, lissage d’une courbe... Autant de falsifications de données qui conduisent à retirer un article d’une revue scientifique. Mais, depuis 1975, le taux de rétractation pour fraude a été multiplié par dix ! Pourquoi ? Premier volet d’une série d’enquêtes sur la junk science.

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Experts en proie à des conflits d’intérêts, dissimulation de résultats, dépendance à l’égard des données fournies par l’industrie... L’affaire du Mediator a mis au jour nombre de dysfonctionnements, aux conséquences potentiellement dramatiques, dans l’évaluation des médicaments. Mais le plus inquiétant est peut-être ailleurs, en amont : dans la recherche biomédicale, menée pour l’essentiel par des laboratoires publics. Tandis qu’explose le nombre de publications scientifiques en sciences de la vie, les indices s’accumulent tendant à démontrer qu’elles sont de moins en moins fiables. Parmi les millions d’articles que publient chaque année les milliers de revues spécialisées dans les différents domaines de la biomédecine, une fraction croissante décrit des résultats erronés ou arrangés. Des expériences bâclées impossibles à reproduire. Voire des données frauduleuses. Comme le secteur financier miné par ses créances irrécupérables, la littérature scientifique en biologie et en médecine s’avère de plus en plus gangrénée par ces articles toxiques.

Une étude américaine publiée l’an passé dans les Proceedings of the National Academy of Science (consultable ici) l’a illustré de manière spectaculaire. Ses chercheurs ont examiné dans la base de données Pubmed, qui recense et indexe la quasi-totalité des articles scientifiques publiés en science de la vie et en médecine dans le monde entier, les articles ayant été retirés, après publication, par leurs auteurs. Cette procédure, dite de rétractation, permet à des scientifiques se rendant compte d’une erreur majeure commise dans leurs travaux de signaler à leurs collègues que cet article ne doit plus être cité. Telle est, du moins, la conception vertueuse que l’on s’en faisait. En fait, ont calculé les chercheurs américains, seul 21 % des 2 047 articles rétractés de la littérature scientifique depuis 1973 l’ont été pour ce motif. La première cause, de loin, est la fraude, avérée ou présumée : elle représente 43 % des rétractations. Les autres motifs en sont la duplication de publication pour 14 % des cas (l’usage étant que le résultat d’une expérience n’est publiée qu’une et une seule fois), le plagiat d’autres articles pour 9 %, le restant provenant des conflits entre auteurs. Surtout, souligne cette étude, ce taux de rétractation pour fraude ne cesse de progresser : il a été multiplié par dix depuis 1975 !


Cette épidémie est particulièrement intense parmi les revues les plus prestigieuses, celles dont les articles sont les plus cités. Parmi les dix revues qui ont retiré le plus d’articles pour fraude, on trouve Science (32 articles), Nature (19 articles) ou encore Cell (13 articles) dans lesquelles tout biologiste rêve de publier. Il existe même une corrélation entre le « facteur d’impact » d’une revue (c’est-à-dire la moyenne du nombre de citations des articles de la revue par d’autres articles dans les deux années suivant leur parution) et son taux de rétractation pour fraude ou erreur.

Les fraudes par origine géographique

Autre signe que c’est le cœur du système scientifique mondial qui est gangréné : les chercheurs travaillant aux États-Unis, en Allemagne ou au Japon, trois nations à la réputation scientifique ancienne, ont signé deux tiers des articles scientifiques reconnus frauduleux... Et la France ? Elle n’apparaît même pas dans l’étude ! De même, le blog retractionwatch, tenu scrupuleusement par un journaliste médical américain, ne recense que trois études françaises publiées dans des revues internationales ayant été rétractées depuis 2010. Contactés, leurs auteurs nous ont expliqué avoir demandé eux-mêmes le retrait de ces articles du fait de conflits entre auteurs dans lesquels la fraude n’entrait pas en jeu. Est-ce à dire que la science française est plus vertueuse ? Ou, plus probable, que la France, qui continue à briller en physique, est devenue une nation de second rang dans le domaine de sciences de la vie... Ce qui conduit les chercheurs du domaine à moins publier ?

Conséquences médicales

Des exemples de fraudeurs ? Joachim Boldt, brillant anesthésiste allemand de l’hôpital universitaire de Ludwigshafen, dont 80 des articles publiés depuis 1999 ont été retirés après qu’il s’est avéré, suite à des alertes lancées par ses collègues, qu’il avait inventé nombre de patients qu’il décrivait. Naoki Mori, virologue japonais de l’université de Ryukyus, dont 36 articles sur un virus à l’origine de leucémie ont été rétractés du fait du trucage des images présentées par l’auteur. Ou encore Scott Reuben, médecin américain de la Tuft University spécialiste de la douleur, dont 18 articles ont été rétractés, l’auteur ayant reconnu avoir purement et simplement inventé les données. Le record, si l’on peut dire, est à ce jour détenu par le médecin japonais Yoshitaka Fujii, dont 172 articles consacrés à différents médicaments agissant contre les douleurs et les nausées post-opératoires, entièrement trafiqués, ont été rétractés.

Certes, ces fraudeurs en série ont été sanctionnés et bannis du monde scientifique. Joachim Boldt, poursuivi au pénal en Allemagne, a disparu. Scott Reuben a été condamné à six mois de prison et à une lourde amende... pour la fraude à l’assurance médicale qu’entraînaient ces publications fausses. Naoki Mori et Yoshitaka Fujii ont été licenciés par les institutions japonaises qui les employaient.

On peut également se rassurer en soulignant, que, s’il a décuplé en trois décennies, le taux de rétractation pour fraude reste minime : un pour 10 000 au pic observé pour les articles publiés en 2005.

Certes, mais, comme le fait observer le médecin et microbiologiste Arturo Casadevall, de l’Albert Einstein College of Medicine de New York, qui a dirigé l’étude parue dans les Proceedings of the National Academy of Science, «  il est faux de croire que la fraude scientifique est un crime dont seul le criminel pâtit ». Précisément parce qu’elle touche à la santé, la fraude dans le domaine de la biomédecine est susceptible de conséquences gravissimes. Et Casadevall de prendre l’exemple de l’affaire Wakefield.

On a peu entendu parler, en France, de cette histoire très connue au Royaume-Uni. En 1998, le chirurgien Andrew Wakefield publie dans un journal médical réputé, The Lancet, la description de douze cas d’enfants autistes ayant été vaccinés par le vaccin “Rougeole Oreillons Rubéole” (ROR). Et suggère un lien de cause à effet. Wakefield, jouant les lanceurs d’alerte, s’exprime dans les médias. Panique. Le taux de vaccination chute rapidement au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, aux États-Unis. Les cas de rubéole s’envolent, et des rougeoles mortelles réapparaissent. Il faut cependant attendre 2010 pour que l’article, cité plus de 700 fois dans la littérature spécialisée, soit rétracté par The Lancet. Wakefield, dont il s’est avéré par la suite qu’il avait été financé par des groupes anti-vaccination, avait inclus dans son étude, portant déjà sur un très faible effectif, des cas sans rapport avec l’hypothèse qu’il entendait démontrer.

Plus insidieuse est la menace que fait peser l’existence dans la littérature spécialisée d’articles signés d’auteurs qui se sont révélés être des fraudeurs systématiques, mais qui n’ont pas été rétractés.

L’Allemand Joachim Boldt en offre un cas d’école. La commission d’enquête qui a demandé la rétractation de 90 de ses articles ne s’est penchée, pour des raisons inconnues, que sur ses travaux datant d’après 1999. Que penser de ceux publiés avant cette date ? N’y a-t-il pas des raisons de penser qu’ils étaient tout aussi frauduleux ? La question n’est pas que spéculation intellectuelle. Boldt a tant publié dans sa spécialité que le fait d’intégrer, ou non, ses travaux à des méta-analyses (c’est-à-dire des études statistiques reprenant ensemble les données de toutes les études publiées) en change les conclusions.

Le médecin allemand a par exemple travaillé sur l’utilisation des hydroxy-éthyl amidons, produits qui gonflent le volume sanguin permettant ainsi de compenser les effets des hémorragies, dans le traitement des états de choc. La toxicité de ces produits pour le rein est bien connue mais les travaux de Boldt soutenaient que le risque valait la peine d’être pris. Mais si l’on enlève les sept articles de Boldt publiés avant 1999 de la méta-analyse, la conclusion change : les hydroxy-éthyl amidons causent plus de décès qu’ils ne sauvent de patients. Pourtant, ils restent toujours fréquemment utilisés par les réanimateurs, même si l’on commence à s’en méfier. Leur emploi causerait, selon le médecin Ian Roberts de la London School of Hygiene and Tropical Medicine qui a participé à la ré-analyse de la littérature scientifique sur les hydoxy-éthyls amidons, 200 à 300 morts par an dans le seul Royaume-Uni !

Peu de signalements

L’inquiétude du monde biomédical, surtout, vient du constat unanime que ces exemples spectaculaires, aux conséquences potentiellement dramatiques, de fraudes ne sont en fait que la face émergée d’un iceberg. « Les grands fraudeurs, qui fabriquent de toutes pièces ou falsifient délibérément leurs résultats, sont exceptionnels. Ils relèvent presque de la pathologie et ont toujours existé. Bien plus préoccupants sont les comportements qui ne relèvent pas au sens strict de la fraude, mais plutôt de petites entorses à la rigueur scientifique. On entre là dans une zone grise et incertaine, qui est la plus dangereuse pour la qualité de la science », analyse le biologiste François Rougeon, qui dirige le Comité de veille déontologique et de conciliation de l’institut Pasteur.

D’innombrables anecdotes de chercheurs, rapportées sous le couvert de l’anonymat, en témoignent : ici, on « cuisine » les données pour enlever les points qui sortent de la courbe que l’on souhaite obtenir ; là, on arrange, à coups de logiciels de retouche d’images, les clichés des observations au microscope ; ailleurs, on laisse publier des résultats douteux d’un étudiant avec lequel on s’entend mal parce que l’on souhaite surtout s’en débarrasser (la soutenance de la thèse étant conditionnée à la publication d’articles)...

« Il y a une continuité entre les résultats "arrangés" et la fraude avérée. D’ailleurs, il est courant de dire qu’une expérience "a marché" ou "n’a pas marché". Bien sûr, personne ne rapporte l’expérience qui ne marche pas. Or, en toute rigueur, elle devrait être présentée. De même, la majorité des expériences de biologie ne sont faites qu’un très petit nombre de fois, ce qui fait, qu’en principe, elles ne veulent rien dire », explique le biologiste Antoine Danchin qui, après une longue carrière au CNRS et à l’institut Pasteur, dirige à présent la société AMAbiotics.

Plusieurs études de sociologie des sciences ont cherché à quantifier ces manquements quotidiens à l’éthique scientifique en envoyant à des milliers de chercheurs des questionnaires qu’ils pouvaient remplir de manière anonyme. Daniele Fanelli, de l’université d’Édimbourg, a regroupé une vingtaine de ces études menées entre 1986 et 2005 en une méta-analyse (consultable ici). Ses conclusions ? De l’ordre de 2 % des scientifiques admettent avoir une fois dans leur carrière fabriqué ou falsifié des résultats. Il y a, cependant, de fortes raisons de penser que ce taux est sous-estimé. De fait, 14 % des scientifiques déclarent avoir connaissance d’un collègue qui a embelli ses résultats... Bien que la moitié d’entre eux déclarent n’avoir rien fait pour signaler le problème.

Si l’on quitte les péchés capitaux que sont la fabrication et la falsification de données pour entrer dans la zone incertaine des péchés véniels (utiliser une méthode d’analyse dont on sait qu’elle n’est pas la plus pertinente mais qu’elle permet d’obtenir un résultat désiré, changer en cours d’étude la méthodologie, exclure de la publication les expériences qui ne confirment pas la thèse qu’elle défend...), le taux d’admission s’envole à 34 %. Ce travail regroupe des études faites sur toutes les disciplines, mais la méta-analyse montre, une fois encore, que le domaine de la recherche en biologie et en médecine est sur-représenté.

Ces petites entorses à la rigueur sont-elles de plus en plus fréquentes ? Nombre de chercheurs, en particulier parmi les plus expérimentés, en sont persuadés mais il n’existe pas d’études chiffrées permettant de confirmer, ou d’infirmer, leur impression. En revanche, deux études publiées coup sur coup en 2011 et 2012 par des chercheurs des firmes pharmaceutiques Bayer et Amgen ont marqué les esprits.

Ces chercheurs ont entrepris de reproduire, dans leurs propres centres de recherche, les résultats de laboratoires publics qui affirmaient avoir identifié des mécanismes biologiques pouvant servir de cibles pour la conception de nouveaux médicaments dans le domaine du cancer, de l’hématologie et des maladies cardio-vasculaires. Résultat : respectivement 25 % et 11 % de reproductibilité. En d’autres termes, entre 75 et 90 % des résultats publiés dans les meilleures revues biomédicales ne sont pas reproductibles. Donc pas fiables. Pourquoi ? Impossible à dire. Mais les chercheurs d’Amgen ne mâchent pas leurs mots pour dire combien ils sont enclins à soupçonner que la tendance des chercheurs à arranger leurs données pourrait bien être la première cause de cette absence de reproductibilité. «  Les éditeurs des revues scientifiques, leurs relecteurs, et les évaluateurs des demandes de financement, sont le plus souvent à la recherche de découvertes scientifiques simples, claires et complètes : des histoires parfaites. Il est donc tentant pour les chercheurs de publier seulement les données qui correspondent à ce qu’ils veulent démontrer, voire de cuisiner les données pour qu’elles correspondent à l’hypothèse sous-jacente. Mais le problème est qu’il n’y a pas d’histoire parfaite en biologie. »

D’où proviennent ces problèmes de fiabilité, dont la recherche biomédicale et plus encore l’industrie pharmaceutique se passeraient bien ? Suite au prochain volet de notre enquête.