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Le burn-out des labos - Camille Thomine, Le Monde, 17 février 2014

mardi 18 février 2014, par Elisabeth Báthory

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Le 7 février, le Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (SNTRS-CGT) s’inquiétait dans un communiqué « de la survenue, pour le seul mois de janvier, de trois suicides de personnes travaillant dans des laboratoires et l’administration du CNRS ». Et se demandait s’ils n’étaient pas un prélude à « une vague de suicides ».

Si la direction de l’organisme tient à rappeler qu’aucun de ces drames ne s’est produit sur les lieux de travail et que rien ne permet pour l’instant de les relier à leur activité professionnelle, ils surviennent dans un climat de détresse psychologique répandu dans la recherche publique. En 2013, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) avait été endeuillé par un suicide survenu sur le lieu de travail, qui avait nécessité une prise en charge psychologique des équipes. Et plusieurs autres établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) ont été confrontés à de tels passages à l’acte récemment.

« Nous avons hésité à communiquer sur ces suicides, car il est toujours compliqué d’en démêler les ressorts intimes – et parce que, dans un cas au moins, il s’agit d’un drame purement privé, indique Daniel Steinmetz, responsable SNTRS-CGT. Mais cela fait plusieurs années que nous signalons à la direction du CNRS des cas de souffrance au travail et cela nous a semblé un signal suffisamment fort pour essayer de trouver d’autres solutions que celles qui ont été mises en place jusqu’ici. »

La direction du CNRS rappelle que le taux de suicides y est inférieur à la moyenne nationale et que le nombre des arrêts maladie reste stable depuis 2010. Elle craint que l’évocation, même avec un point d’interrogation, d’une « vague de suicides » dans le communiqué syndical soit elle-même potentiellement suicidogène pour des personnes fragiles. Elle ne nie pas que la situation actuelle de la recherche publique – tensions sur l’emploi et les budgets – crée des situations difficiles, mais estime avoir fait face à la montée des risques psychosociaux.

Le suicide, toutes les parties en conviennent, reste un cas limite, difficile à interpréter. Les symptômes du risque psychosocial (RPS) les plus répandus, face aux transformations qui frappent ce secteur depuis quelques années, sont plutôt la dépression et le burn-out. Jusqu’à l’abandon, pour certains, de postes durement conquis. Les fonctions support – ingénieurs, techniciens et administratifs – sont aussi en première ligne, dans un contexte budgétaire où les organismes veulent d’abord préserver les capacités de recherche. Sans oublier la situation des nombreux chercheurs précarisés dans l’attente d’une titularisation.

« Antidépresseurs à la pelle, comportements suicidaires, brusques variations de poids, bouffées délirantes, addictions féroces… » Tels sont les maux dont souffrent les patients de Jeannie Trépos, directrice du Service médical universitaire du travail (SMUT) de Rennes, qui accueille personnels et doctorants de l’université de Rennes et d’autres organismes liés comme le CNRS, l’Ecole normale supérieure de Cachan ou l’Inserm.

Ce jour-là, elle a pris en charge un malaise cardiaque sur le campus : «  Autour, tout le monde pleurait, soupire-t-elle, mais tous avaient ce même discours terrible : ils savaient que ça finirait par arriver. » Sur les 5 000 personnes suivies par son équipe – dont 600 chercheurs du CNRS, 300 doctorants, et 1 500 chercheurs et enseignants-chercheurs –, un cinquième « souffre beaucoup », estime-t-elle.

Une enseignante du campus rennais témoigne ainsi avoir « craqué », il y a deux ans et être restée incapable d’ouvrir ses mails pendant plusieurs mois, à la suite d’un énième refus de subvention pour un projet de recherche européen. C’est là l’une des croix du chercheur contemporain : la nécessité de décrocher soi-même des financement, les subventions toujours plus réduites des laboratoires n’y suffisant plus.

« L’ARRIVÉE DES PRINCIPES DE GESTION A ÉTÉ UNE CATASTROPHE »

Chaque année, un chercheur passe donc plusieurs mois à remplir des formulaires ultraprécis d’organismes européens ou de l’Agence nationale de recherche (ANR) avec, chaque fois, neuf chances sur dix de voir son projet retoqué. « Pour chaque projet échelonné sur trois-quatre ans, il faut développer, mois par mois, le temps consacré par chaque membre à chaque activité, explique Anne Atlan, chargée de recherche CNRS en biologie évolutive à Rennes. Comme s’il était possible d’anticiper à ce degré de précision ! En recherche, par définition, on ne sait jamais ce qu’on va trouver… »

Face aux plaintes répétées, l’ANR a bien établi, en juillet 2013, un appel à projets simplifié, visant à établir un premier tri parmi les demandes. Mais à la clôture des dossiers, en octobre, elle annonçait 8 444 prépropositions éligibles. Un chiffre décourageant pour Anne Atlan, dont les onze projets déposés ces deux dernières années ont tous été refusés.

Il y a dix ans, « l’arrivée des principes de gestion dans le monde de la recherche, jusqu’ici assez libre, a été une catastrophe », déplore le chercheur Pierre-Henri Gouyon, passé il y a quelques années au Muséum national d’histoire naturelle à Paris pour gagner un peu de sérénité, dans un environnement plus « grand public ». Car la quête de contrats n’est pas, loin s’en faut, la seule mission (ni le seul dossier) à remplir.

« PUBLIER OU PÉRIR »

Les innombrables rubriques du compte rendu d’activité annuelle du chercheur (abrégé en « CRAC », par l’ironie du sort) en disent long sur le potentiel « multitâche » attendu des professionnels du CNRS. Au premier rang de ces impératifs qui participent de l’évaluation des chercheurs, tous les cinq mois, figure bien sûr la publication. C’est le fameux « publish or perish » (publier ou périr), lesté du sacro-saint critère du « facteur d’impact » : comprendre le degré de visibilité des revues où l’on publie et donc leur valeur.

Mais si prestigieuses que soient les publications, elles ne suffisent plus : le chercheur doit encore mener une activité éditoriale – par exemple en tant que relecteur desdites revues –, participer à des animations scientifiques de type congrès ou conférences, faire partie de jurys, concourir à la vulgarisation de la science par des débats citoyens, des associations, des blogs ou des wikis et bien sûr encadrer des étudiants en thèse ou en master…

Une activité d’enseignement qui, dans le cas des enseignants-chercheurs, vaut à elle seule « un temps-plein bien rempli », confie Anne Atlan. En plus des 192 heures de présence devant les étudiants (sans compter les trois-quatre heures de préparation et les corrections pour chaque cours), ses confrères enseignants-chercheurs doivent désormais gérer les emplois du temps, harmoniser filières et groupes, participer à l’accompagnement personnalisé, assurer le contrôle continu, s’inquiéter des commandes pour les travaux pratiques, préparer les salles… « Ce n’est pas la part intéressante du travail qui a pris de l’ampleur, explique Anne Atlan. Mais la comptabilité, la paperasse administrative, la gestion de l’informatique, le travail technique… jusqu’à la rénovation des peintures du labo ! » Sans compter l’obligation de faire tenir les thèses en trois ans, faute de quoi l’école doctorale voit sa note dégradée et le nombre de bourses allouées diminué l’année suivante.

CERTAINES PRATIQUES FONT FROID DANS LE DOS

Concernant l’évaluation quadriennale des laboratoires par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres), certaines pratiques des labos font froid dans le dos, comme celle qui consiste à gommer des organigrammes les noms de certains collaborateurs « non publiants ». Une méthode violente pour éviter la note sanction, qui consiste tout simplement à nier l’existence de certains chercheurs, tenus un temps éloignés de la course à l’article pour des raisons aussi banales qu’un sujet d’étude moins fructueux ou un congé parental…

Le plus souvent c’est la « perte de sens de leur travail » qui mine les professionnels, estime la médecin Jeannie Trépos : « Ce sont des gens qui ont choisi ce métier par passion, qui ont souvent supporté d’être précaires à un âge avancé et mis des années à obtenir leur poste. » Mais quand la « recherche frénétique de financements », la pression de l’évaluation et les tâches administratives les empêchent le plus souvent d’« être à leur paillasse », alors à quoi bon ? En 2012, une psychologue a été recrutée d’urgence, pour renforcer l’équipe du SMUT. Une clinicienne chevronnée qui, jamais, n’avait vu auparavant tant de « passion et de désespoir associés ».

Ce malaise dans le milieu de la recherche est rarement exposé au grand jour. Anne Atlan explique cette discrétion par « l’aura fantasmatique » qui entoure la profession de chercheur. Un métier correctement payé, reconnu, où l’on n’a pas à pointer… « Si bien qu’on n’ose pas se plaindre, de peur de ne pas être crus. »

Ces six dernières années, l’équipe de Jeannie Trépos a vu une trentaine de chercheurs « sortir du circuit » : certains, très brillants, ont tout plaqué pour ouvrir un restaurant ou un gîte. D’autres émigrent pour les Etats-Unis, l’Europe du Nord ou le Québec, où leur « valeur est mieux reconnue » et la logistique, prise en charge par l’administration. Audrey, qui a dû terminer sa thèse à Marseille en vivant de ses allocations chômage parce que son CDD n’avait pas été renouvelé, songe ainsi « sérieusement à changer de voie ».

Mais d’autres conséquences sont à redouter. Et en particulier la fraude, à l’origine de nombreuses rétractations d’articles. En septembre 2013, dans une lettre ouverte, adressée à son ex-directeur de thèse et publiée depuis par le collectif Sauvons la recherche, un doctorant dénonçait certaines pratiques : « J’ai appris qu’il ne fallait jamais refaire une manip’ une seconde fois, sous peine d’obtenir des résultats complètement différents (…) tu m’as appris à ne jamais être honnête envers les reviewers (et par conséquent envers les futurs lecteurs également) en te cachant derrière l’excuse du “pour exister, il faut publier, et il faut publier haut”, etc. » Resté anonyme, l’étudiant concluait sur son renoncement de la recherche et signait ironiquement Ph. Deceit (en jouant sur l’abréviation « Ph. D » qui désigne les doctorants, et le mot anglo-saxon pour « fraude ».)

Ces témoignages renvoient à des crispations sur le management. Au cours de son premier mandat, de janvier 2011 à septembre 2013, la médiatrice du CNRS, Maïté Armengaud, a pu constater une augmentation de 22 % du nombre des «  saisines » par rapport à ses prédécesseurs. Sur ces 190 sollicitations, 44 % concernaient des différends relationnels, souvent générateurs de souffrances. « Ce qui engendre le plus de mal-être, c’est le délitement de la notion de collectif », explique-t-elle. Pour chaque saisine, la médiatrice a pu mobiliser six à cinquante-cinq agents, sans compter que trois mois sont en moyenne nécessaires pour parvenir à une conciliation.

En 2011-2012, la direction des ressources humaines du CNRS avait aussi chargé le doctorant en psychologie Marc Guyon d’une « Etude qualitative des relations entre souffrance, plaisir et organisation du travail de la recherche ». Basée sur les témoignages de chercheurs volontaires, recueillis en commun, l’étude révélait un ressenti partagé de déclassement, de manque de reconnaissance, de pression liée à l’évaluation et à une culture accrue de l’excellence, dans un contexte de compétition scientifique mondialisée.

« LE CNRS EST UN GROS PAQUEBOT »

Mais si cette étude a été « remontée » depuis aux comités d’éthique et aux agences d’évaluation, selon Marc Guyon, une « véritable réflexion sur l’organisation du travail » reste encore à mener. « Le CNRS est un gros paquebot, il lui faudra du temps et, surtout, une réelle volonté politique non seulement de la direction, mais au-dessus d’elle, de la haute administration. »

Aujourd’hui, les mesures de prévention, prévues par la loi, se multiplient dans les EPST : mise en place de cellules régionales et de formation des responsables d’unités, tant aux fonctions de management qu’à la détection des risques psychosociaux, à l’Institut de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea, ex-Cemagref), comme à l’Inserm ou au CNRS. Cela suffira-t-il ? Tout comme la recherche elle-même, trouver les bons remèdes demande du temps…


Premier témoignage : Pas d’argent, pas de résultats…

Chercheuse, 36 ans, thèse soutenue en 2004. A requis l’anonymat.

En 2007, le CNRS m’a recrutée après un post-doc. C’était pour un projet assez novateur à l’époque et conforme à la vogue de l’interdisciplinarité. En théorie, c’était une chance immense, trois ans seulement après ma thèse mais, en pratique, le projet était mal ficelé et, à certains égards, irréaliste… Très vite, je me suis retrouvée très isolée pour tout monter moi-même, sans gage de réussite ni soutien. J’avais l’impression que, si je prévenais que je ne m’en sortais pas, mon avenir était foutu, que ce serait interprété comme un manque d’autonomie.

Après mon recrutement, j’ai fait une dépression que j’ai cachée à tous. J’ai vu une psychologue privée qui m’a mise sous antidépresseurs pendant un an. Je pensais que ma titularisation résoudrait tout mais, en réalité, ceux qui m’avaient aidée à accéder au poste n’étaient plus derrière moi et il fallait de nouveau chercher de l’argent, non plus pour trouver mon salaire, mais pour financer les manips…

JEU DE DUPES TRÈS ANXIOGÈNE ET CHRONOPHAGE

Chaque année, je passe trois mois par an à répondre à des appels à projets. J’ai un taux de réussite de 25 %, ce qui n’est pas trop mauvais mais c’est aussi parce que je ne réponds qu’à des appels locaux et peu rémunérateurs… Avec ces appels, on est dans un jeu de dupes très anxiogène et chronophage : il faut quasiment avoir fait les manips pour lesquelles on demande l’argent et toujours promettre la lune pour que ça passe ! Si on n’a pas de résultats, on ne nous donne pas d’argent et si on n’a pas d’argent, on n’a pas de résultats… C’est un cercle vicieux qui fait qu’il y a toujours un décalage entre le discours qu’on tient aux agences ou aux collègues et la réalité.

De la même façon, on nous demande de publier dans des revues prestigieuses mais, quand on n’a pas un grand nom, c’est quasiment impossible. Aujourd’hui on n’a plus le droit d’être ce rat de laboratoire qui fait proprement son travail dans son coin.

UNE PAPERASSE PAS POSSIBLE

Désormais, on nous demande d’inclure dans nos CV les prix obtenus et les indicateurs (facteur d’impact des revues où l’on publie, « facteur h » qui tient compte du nombre de publications et de citations des articles). Mais ça n’a aucun sens : les lauréats des prix sont cooptés et un article peut être autocité ou au contraire cité pour démontrer qu’il est faux…

Finalement je m’en suis sortie grâce à mes thésards, avec lesquels on s’est serré les coudes, et en prenant conscience que je n’étais pas la seule à galérer. Ces trois dernières années, quatre personnes sont parties du labo : l’une à cause d’un laser en panne, qu’elle ne voyait pas comment remplacer, l’autre pour le privé, après des années de service au CNRS, un troisième après un burn-out et le dernier parce qu’il ne supportait plus l’ambiance et la pression de son chef. Sans compter les fonctions supports à la recherche, dont 75 %, sur un effectif de 20-30 personnes, me semblent être en dépression. Ils gèrent une paperasse pas possible avec de moins en moins de personnel, une hiérarchie très forte, aucune perspective de promotion et un lien affectif à leur profession sans doute différent de celui des chercheurs. »


Deuxième témoignage : Explosion des dépressions

Psychosociologue clinicien de formation et président de l’association de psychothérapeutes Entr’actes, Christian Lujan est spécialiste des risques psychosociaux. Il intervient fréquemment dans le monde de la recherche.

Si j’écoute les médecins de prévention avec lesquels je travaille, on peut évaluer à 20 % des effectifs la proportion de chercheurs et techniciens en souffrance aujourd’hui. Les dépressions, les troubles somatoformes et les demandes de consultation hors visites médicales explosent. Ce qui a considérablement changé la donne, ces cinq dernières années, c’est que le chercheur est devenu l’acteur principal de la recherche de financement de son travail. Cela veut dire faire du lobbying, démontrer très vite la pertinence de ses projets et cela signifie aussi plus d’opacité sur la gestion financière des équipes : qui a obtenu quoi, qui en est en réseau avec qui, etc.

Il y a aussi la pression de la « bibliométrie », c’est-à-dire qu’aujourd’hui on n’est plus évalué selon le prestige des revues dans lesquelles on publie mais selon le nombre de fois que notre article est cité par d’autres, ce qui met la barre encore plus haut. Un autre paradoxe spécifique à la recherche, c’est qu’on est là dans le domaine public mais que les labos doivent se comporter comme des start-up privées. On a des personnels à statuts différents : certains dépendent structurellement d’une entité et fonctionnellement d’une autre. Cela demande énormément d’ajustements mutuels et la gestion des ressources humaines n’est pas toujours à la hauteur.

L’ÈRE DES HYPERMUTUALISATIONS

Par ailleurs, on se trouve à l’ère des hypermutualisations et donc des très grosses universités de recherche. Or plus les unités grandissent, plus les luttes sont fratricides et moins la structure est lisible. La dimension interculturelle n’est jamais prise en compte. Surtout, ces grandes « usines à gaz » compliquent considérablement le pilotage, un enjeu absolument central. Si certains milieux sont plus exposés que d’autres parce que les modes d’évaluation y sont plus tendus – c’est le cas des sciences dures, où la logique d’excellence est toujours accrue –, les problématiques sont assez récurrentes quels que soient les domaines.

Le laboratoire n’est pas une niche à risque psychosocial mais, sur le terrain, je m’aperçois que même si on a beaucoup prôné l’interdisciplinarité, cela reste un milieu très fermé sur lui-même : sortir le problème du laboratoire représente une prise de risque immense, ce qui fait que les situations mettent plus de temps à se déclarer et qu’elles durent donc plus longtemps.

A travers mes consultations dans les unités mixtes de recherche, je constate qu’on se situe presque toujours à un niveau curatif. Par exemple, il vient de se produire un drame dans l’une des structures avec lesquelles je travaille : je suis sollicité pour mettre en place un temps d’écoute… A terme, on aimerait qu’il y ait une sensibilisation de tous ceux qui accèdent à la responsabilité scientifique pour s’installer dans une logique de prévention primaire, c’est-à-dire en amont du risque afin de ne plus être amené à jouer les pompiers. »


Troisième témoignage : « Après ma thèse, je songe à changer de voie »

Sur le point de terminer sa thèse, cette étudiante a passé ces six dernières années dans un laboratoire du sud de la France. L’occasion pour elle de constater de profonds « dysfonctionnements », tant sur le plan du statut des personnels, des méthodes d’évaluation des laboratoires, de la gestion des financements ou du suivi des étudiants.

Dès ma première année de thèse, on m’a confié deux étudiants de master à encadrer. Ils faisaient tout mon travail, ce qui était très difficile à vivre pour moi mais aussi pour eux, car j’étais mauvaise manager. En somme, on me demandait d’être chercheur avant d’être chercheur et aux masters d’être mes techniciens ! Je trouve dommage que l’on reçoive des formations pour apprendre à mettre en ligne notre thèse mais jamais pour encadrer des étudiants, gérer des conflits ou trouver des financements…

J’ai aussi eu l’occasion d’assister à l’évaluation quadriennale du laboratoire. Avant la venue de la commission de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aères), la hiérarchie a briefé le labo pour rôder notre discours et nous faire préparer de beaux classeurs avec des soi-disant fiches de suivi de chacun…Evidemment, le jour J personne n’a rien dit et on a reçu la meilleure note : A+… Bien sûr, c’est compliqué de dézinguer son propre laboratoire, ce serait scier la branche sur laquelle on est assis mais je trouve scandaleux que l’école doctorale non plus n’ait rien dit. En six ans, j’ai quand même vu deux thésardes démissionner…

LA PUBLICATION RESTE UN INSTRUMENT DE MENACE

Bien sûr, la publication reste un instrument de menace. On nous dit : « Si tu ne finis pas ton article à temps tu ne seras pas premier auteur » (l’ordre des noms étant LE critère qui donne sa valeur à une publication). La magouille de nous obliger à inscrire sur le papier les noms de chercheurs X ou Y, qui n’ont rien à voir avec le travail effectué, mais qui ont des comptes à rendre à des organismes ou qui doivent être titularisés etc. Le responsable décide de faire inscrire leur nom sur le papier pour montrer qu’ils publient afin que le labo ne perde pas d’agent ni ne voie sa note dévaluée.

J’ai songé à démissionner mais, quand j’ai évoqué le sujet auprès de ma hiérarchie, ils m’ont envoyé à l’étranger. Evidemment ce n’est pas reluisant pour un labo que des thésards partent en cours de route… Cette expérience m’a beaucoup appris mais les projets que j’ai menés en mission n’ont pas plus été suivis que ceux d’ici... Pour s’inscrire en thèse, on est obligé d’avoir un « comité de thèse ». Il est censé se composer de professionnels extérieurs au labo et jouer le fôle de garde-fou, mais je ne l’ai jamais vu !

Je ne suis pas encore décidée à abandonner la recherche, donc je vais me laisser six mois pour chercher un post-doc dans un autre domaine. Mais si ça ne marche pas, terminé, c’est la recherche qui m’aura abandonnée !


Entretien avec Anh Van Hoang, médecin : « Le stress se transmet ou se propage »

Médecin de prévention à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) et au siège du CNRS, Anh Van Hoang est aussi le médecin référent choisi par la Coordination nationale de la médecine de prévention du CNRS en matière de risques psychosociaux. Dès 2007, cet organisme a ouvert une réflexion sur la prévention de ces risques pour aboutir, en 2011, à la mise en place d’un plan d’action global « conditions de vie au travail ». Anh Van Hoang analyse cette politique.

En 2012, 17 % des formations reçues par les médecins de prévention du CNRS étaient consacrées aux risques psychosociaux. Pourquoi ?

Au départ cela correspond à une directive du ministère, qui engageait tout employeur à prévenir le harcèlement moral au travail. En 2010, le CNRS a constitué un groupe de travail consacré à la prévention des risques psychosociaux que j’ai piloté en vue du plan d’action de 2011. Le risque psychosocial est lié à l’interaction entre une personnalité et un collectif, c’est pourquoi sa prise en charge doit impliquer les médecins et les ressources humaines. On a coutume de le décliner en quatre items : harcèlement moral ou sexuel, violence au travail, stress et burn-out, mais, en réalité, le harcèlement représente une part minime des risques.

Selon le dernier rapport national d’activité de médecine de prévention du CNRS, en 2012, 2 % des agents soumis à une surveillance médicale particulière (SMP) entraient dans la classification « aspects psychosociologiques ». En 2011, ils étaient 3 %. Comment interpréter ces chiffres assez modestes ?

Sachant que le CNRS compte environ 35 000 agents, c’est beaucoup. Cela ne veut pas dire qu’il y a plus de risques psychosociaux au CNRS qu’ailleurs, de ce point de vue nous sommes dans la moyenne nationale, mais les chiffres sont très relatifs. S’ils paraissent faibles, ils masquent des situations très chronophages et lourdes à gérer. [Le rapport d’activité de 2012 précise en effet que la surveillance médicale particulière des aspects psychosociologiques a généré 727 visites, 448 courriels et consultations téléphoniques dans l’année.] Un directeur d’unité dont j’assure le suivi a calculé que la situation de souffrance d’un seul agent avait généré 700 heures de travail pour son laboratoire.

Quels sont les outils mis en place pour mesurer le risque ?

On est à la chasse aux indicateurs. Avec les fonctionnaires, la mesure du risque est particulièrement insaisissable : un chercheur est très autonome, il ne pointe pas, n’envoie pas d’arrêt maladie, travaille parfois la nuit, le week-end…

Depuis deux ans, nous avons introduit de nouvelles mesures comme celles du nombre d’agents « sous traitement psychotrope ou hypnotique en rapport avec leur situation de travail » [101 des 22 529 chercheurs suivis en 2012] ou ceux ayant exprimé pendant l’examen médical « des plaintes relatives à l’organisation, l’ambiance au travail ». Mais, là encore, c’est très relatif.

Celui qui fait de la boxe pour évacuer ne souffre pas moins que celui qui prend un Temesta [anxiolytique] ! Pour être au plus près du ressenti, nous avons mis en place une « fiche individuelle de risques psychosociologiques », à remplir à chaque visite médicale. C’est un questionnaire simple où l’agent évalue son stress sur une échelle de un à dix et coche « oui » ou « non » aux propositions : « Je suis content de retrouver mes collègues le matin » ; « Je me sens utile » ; « Je me sens isolé », etc. Cela aide le médecin à faire la part entre le personnel et le professionnel.

Quels facteurs favorisent le risque psychosocial parmi les chercheurs ?

Cela dépend des laboratoires, qui ne sont pas égaux devant l’argent ; aux suppressions de postes et au nombre croissant de contrats à durée déterminée (CDD). Et cela tient beaucoup aussi à la personnalité du manageur. On parle beaucoup du stress des employés, mais les directeurs d’unité sont également sous pression. Or, le stress est aussi incompressible que l’énergie : il ne se perd pas, il se transmet ou se propage.

Jusqu’ici assez préservés, les chercheurs prennent contact avec la réalité mondiale et entrent dans l’univers de la concurrence. On est passé à l’ère de la recherche sur appel d’offres, et la part de leur travail « hors recherche » augmente, alors qu’ils ne sont pas forcément formés aux tâches annexes de négociation, présentation de leurs projets, maîtrise des réseaux… Tout cela génère des conflits entre les différents corps de la recherche : les chercheurs, les techniciens et les « fonctions supports » de l’administration.

Existe-t-il une spécificité du mal-être parmi les chercheurs ?

De mon point de vue, la dégradation de la situation n’est pas le propre de la recherche, elle a trait à la situation économique et à l’évolution de la société. Aujourd’hui, on est dans une civilisation du sensationnel et de l’utilitarisme : on veut des résultats et on veut qu’ils servent. L’une des particularités, cependant, c’est que la souffrance du fonctionnaire est beaucoup plus difficile à traiter que celle du salarié.

La réaction normale, quand on se brûle, c’est d’ôter la main du feu, mais dans la fonction publique, c’est plus compliqué : il n’y a ni licenciement ni prud’hommes, et le système de mobilité n’est pas si étendu que cela. De plus, les chercheurs sont des passionnés. Les plus stressés sont aussi les plus investis : lorsqu’on ne reconnaît plus leur compétence ou que leur poste ne leur correspond pas, leur implication n’a plus d’objet, et cela les met hors circuit.

Le CNRS a mis en place des « cellules de veille sociale » pour prendre en charge certaines situations critiques : quel est le fonctionnement de ces cellules ?

Elles sont destinées à apaiser un climat tendu par la parole et le consensus. Trois fois par an, et parfois plus selon les urgences, on se réunit à six ou sept, médecins de prévention, assistants sociaux, responsables des ressources humaines et éventuellement chef d’unité pour aborder les situations sensibles. Soit parce qu’on a repéré un agent possiblement en souffrance, soit à la demande d’un agent lui-même.

Normalement, notre travail intervient à trois niveaux : la prévention, l’adaptation et le traitement, mais, dans les faits, comme il est très difficile de remettre en question l’organisation du travail, on se situe principalement au troisième niveau.