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"Humeur noire" par Sophie Roux (Grenoble II / Institut universitaire de France)

lundi 20 octobre 2008, par Laurence

Cela sent le cliché. Elle était sans travail, et avait commencé à garder mes enfants un jour de grand hiver : elle n’avait pas de manteau. Croyant lui rendre service, je la présentai quelques mois plus tard à une autre famille, où elle devait garder d’autres enfants que les miens. Mais, d’une anicroche à l’autre, ça ne passait pas. « Ces gens-là, me disait-elle plus ou moins, ne me respectent pas. Chez vous, j’aime le travail, mais eux, ils me prennent ma dignité ». Alors elle, elle qui était presque sans travail, elle leur déclara un jour qu’entre elle et eux, ce n’était pas possible.

C’est une dignité du genre de la sienne que je m’étonne ces jours-ci de ne pas voir plus répandue ou plus manifeste parmi nous, et qui me fait penser que l’honneur de l’Université est depuis longtemps perdu — à moins qu’il n’ait jamais existé que dans l’esprit de quelques-uns. L’honneur de l’Université, tel que je me le représente, c’est l’honneur d’une communauté d’enseignants et de chercheurs, qui sait qu’elle a des valeurs et des normes propres. Dans le cas particulier de la France, l’histoire avait adossé cet honneur au statut de fonctionnaire : de sorte que chacun pouvait de droit dire ce qui fâche et ne pas perdre son âme dans l’exercice de ses fonctions. Bien sûr, les choses humaines étant ce qu’elles sont, il arrivait tout de même qu’il y ait quelques petits arrangements. Je dois dire que je n’aimais pas ça, comme un chat n’aime pas l’eau j’imagine : je me hérissais, et ne savais plus trop quoi faire de moi. Jusqu’alors, il m’avait cependant semblé qu’on pouvait s’en sortir — à peu près — indemne.

Mais aujourd’hui ? Il y avait déjà l’ANR, puis il y a eu la LRU. Nous n’avons peut-être pas encore oublié le vote à la sauvette de cette absurde réforme, et les cortèges de CRS qu’elle a amenés dans les enceintes de l’Université. Sont arrivés les campus de l’excellence, de vastes entreprises immobilières. Il a fallu mettre en place le Plan Réussite Licence, profiter de l’aubaine. Se demander si l’on allait encore une fois faire un projet pour rapporter un peu d’argent à son équipe. Pour les plus gradés d’entre nous, se mettre en costume pour la visite de l’AERES, faire un petit tour en piste avec ses experts, répondre diligemment à des rapports prévisibles : trois petits tours et puis s’en vont. Et voilà que cette même Agence nous sort, sans s’appuyer sur quelque procédure que ce soit et sans avoir pris le temps de s’informer minimalement sur les questions de bibliométrie, mais juste histoire de faire semblant de se mettre aux normes internationales, un classement des revues de sciences humaines et sociales. La ministre choisit, au mépris des jurys qu’elle a nommés et en dépit des lois existantes, vingt-deux membres d’un institut prestigieux. Une université voisine prévoit de recenser les étudiants absents, alors que d’autres étudiants se sont vus refuser leur permis de séjour s’il était attesté qu’ils manquaient d’assiduité. Jour après jour, nous recevons, puisqu’en titre, nous sommes encore des chercheurs, des appels à projets plus délirants les uns que les autres, et parfois déjà verrouillés quand ils deviennent publics. Les comités de sélection se constituent dans l’ombre. On en est parfois réduit à des bruits de couloir : on se croirait derrière les tentures du palais d’un empire en voie de décomposition. On en vient à envier ceux qui ne savent rien, ceux qui savent si bien que rien de nouveau sous le soleil qu’ils ne s’étonnent plus de rien, ou encore ceux qui ne veulent rien savoir, tant ils sont persuadés que leur excellence, leurs mérites innombrables et la force des institutions où le hasard les a placés les sauveront du naufrage. Alors quoi ? Alors rien, ou si peu. Une ou deux pétitions, une discussion au hasard d’une rencontre, un fou rire, une déclaration commune ; lorsqu’on a encore des heures à soi, le sentiment de travailler comme en sursis, dans une sorte de grâce analogue à celle des derniers beaux jours avant l’hiver ; quelques lieux où se dépensent des trésors d’intelligence, qui montrent que quelques-uns au moins continuent de faire leur travail tout en s’efforçant d’être vigilants, là où ils sont, comme ils le peuvent, selon les fonctions qui sont les leurs.

Alors aussi je nous écoute.

Ce classement, il n’est pas si mauvais que cela, il dit bien quelque chose de la hiérarchie. Mais vous n’allez tout de même pas défendre ces revues, vous ne voyez pas qu’elles ne sont pas aux normes internationales, c’est tenu par des bandes de brigands et de nuls. Pas avant dix jours, là je ne peux pas, je boucle mes cours d’agrég. Il ne faut pas voir le mal partout, tu deviens parano, c’est le Plan qui nous oblige à faire cela. Dans notre discipline, j’ai regardé, ceux qui ont été rajoutés sur la liste ne sont pas scandaleux, je vous assure ; c’est chez les autres que ça ne va pas. Tu sais, on n’a pas le choix. Chacun connaît les positions que je défends à titre personnel, mais vous comprendrez qu’avec les fonctions qui sont maintenant les miennes. Mais toi, tu n’as pas à t’en faire, avec la réputation que tu as, tu devrais finir ton bouquin. Oui, il faut que je regarde ça, mais j’ai du travail. Le week-end prochain, là, il faut que je fasse un rapport. J’ai un papier à écrire. J’ai des thèses à finir. J’ai des épreuves à relire. On ne peut pas se plaindre : elle en a nommé en plus, pas en moins. Oui, bien sûr, ce classement est scandaleux, mais on ne s’en servira pas, on en fera des petites boulettes, c’est comme s’il n’existait pas, pourquoi vous acharner, on ne tire pas sur une ambulance. C’est sûr que tout ça c’est pipeau et compagnie, mais on ne peut pas se permettre de ne pas répondre, les autres équipes, elles, elles vont répondre. On fait la demande de financement d’abord, on réfléchira ensuite, il faut qu’on soit dans les tuyaux. Si ce n’est pas moi qui y vais, d’autres iront, et ce sera pire. Nous on s’en sort, tant pis pour les autres s’ils ne savent pas monter un projet. C’est bien que tu ailles à cette réunion, moi je ne peux pas, si on n’y est pas, le truc va se faire sans nous. Ce n’est pas bien, non non non, pas bien du tout, mais on ne peut pas faire sortir cette affaire, ça va nous éclabousser, dans la position où nous sommes. On en reparle quand je reviens de cette conférence. Après le coup qu’il m’a fait, jamais je ne ferai quoique ce soit qui pourrait avoir pour conséquence même secondaire de le tirer du mauvais pas où il est. Quand j’ai corrigé mes copies. Tu as envoyé tes rapports ? Écoute, je sais bien, mais c’est une affaire compliquée, je ne pense pas qu’on va intervenir, il y aurait de la casse, et ça retomberait sur Machin, qui est excellent et qui le mérite bien. Non, avec nos effectifs qui baissent, on ne peut pas se permettre de cracher dans la soupe, il faut qu’on anticipe la mastérisation. Ne t’inquiète pas, j’ai téléphoné, la revue va être remontée. Ne publie pas ce texte, ça ne sert à rien, tu vas te faire flinguer.

Alors ?

Alors.

Alors, un ami me l’a dit, d’une phrase un peu plus crue que celles de La Boétie, mais tout compte fait mieux adaptée aux temps qui sont les nôtres et aussi à ceux qui nous gouvernent : on est tous tenus par les couilles.

Sophie Roux
(Grenoble II / Institut universitaire de France)

Le 06 octobre 2008.