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La gauche identitaire contre la gauche qui vient 6 avril 2016 - Stéphane Alliès, Mediapart, 6 avril 2016

samedi 9 avril 2016, par Hélène

Manuel Valls juge « essentielle » la bataille « culturelle et identitaire », davantage que « l’économie et le chômage ». Une façon d’incarner une vision « républicaine » se concentrant sur une islamophobie assumée sous couvert de laïcisme, un sentiment majoritaire dans la classe politique de gauche actuelle. Mais la jeunesse qui se mobilise est à mille lieues de cette obsession néfaste.

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« Bien sûr, il y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel, c’est la bataille culturelle et identitaire.  » En une phrase d’un discours tout entier consacré au péril salafiste lundi 4 avril au soir, Manuel Valls a résumé et assumé comme jamais son obsession principielle. Et celle-ci n’a plus à s’encombrer de prolégomènes sur la compétitivité, le réformisme, l’amour de l’entreprise ou de l’ordre républicain, elle peut se résumer en une grande confusion entre salafisme, djihadisme et port du foulard, le tout amalgamé en un seul et même ennemi implicite. L’islam.

Organisé par la branche française d’un think tank néoconservateur américain (l’American Jewish committee), la fondation Jean-Jaurès (liée au PS) et la Fondation pour l’innovation politique (liée à Les Républicains), le « forum citoyen » que le premier ministre a conclu lundi soir est la continuité d’une tribune signée par de nombreux artistes, et qu’on croirait écrite par les plumes de Matignon. « La barbarie puise sa force dans l’idéologie islamiste. Elle est un fléau pour l’Europe et le reste du monde, y est-il écrit. Nous nous opposons à tous les relativistes qui viendraient excuser ou minimiser cette menace, nous savons que tous les discours de complaisance suscitent la montée des populismes et surtout encore et toujours la mort de nouveaux innocents. »

La sortie du premier ministre vient ponctuer une série de déclarations de plusieurs de ses ministres qui ne laisse guère de doutes sur l’axe idéologique exclusif de la nouvelle gauche identitaire. Avant lui, la ministre de la famille, Laurence Rossignol, a déjà évoqué les “franco-musulmans” (des binationaux ayant des attaches en “musulmanie” ?) et comparé les femmes portant volontairement le voile à des « nègres américains qui étaient pour l’esclavage ». Avant elle, le ministre de la ville, Patrick Kanner, a estimé à une centaine les potentiels “Molenbeek français”, sa façon à lui d’évoquer les banlieues qu’il est censé promouvoir. Avant lui, le ministre des transports, Alain Vidalies, a justifié le contrôle au faciès dans les gares par souci d’efficacité.

Avant lui, alors ministre du droit des femmes, Pascale Boistard s’était prononcée en faveur de l’interdiction du voile à l’université. Ce que Manuel Valls a aussi défendu lundi soir avec ferveur. À ses côtés et signataire de tous les textes possibles sur le sujet, le préfet Gilles Clavreul, nommé par Manuel Valls délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra),tient les mêmes discours et la même ligne.

Se sachant en échec sur le social et l’emploi, et sur tout le reste d’ailleurs, le pouvoir – élu par la gauche – et ses derniers défenseurs ont fait le choix de l’obsession identitaire, sécuritaire et inégalitaire, comme un nouveau triptyque républicain davantage fidèle à la gauche coloniale de Jules Ferry qu’à celle de Georges Clemenceau. Manuel Valls devrait d’ailleurs relireleurs échanges sur le sujet, avant d’apporter son soutien à Élisabeth Badinter pour estimer de concert qu’« une partie de la gauche est imprégnée de l’idée que toutes les cultures et traditions se valent et que nous n’avons rien à leur imposer ». Comme cela est très justement expliqué dans cet article de Slate.fr, il est « dit en substance que toutes les cultures ne se valent pas et qu’il faudrait, pour garantir l’égalité et les libertés individuelles, imposer ce qui “nous” semble juste et bon à ceux et ceux dont nous avons décrété qu’ils étaient moins nobles et valeureux que nous, et ce à l’intérieur même de notre pays. En excluant de fait les musulmans du “nous” et en remettant en cause l’unicité du peuple français, alors même que c’est ce qu’elle semble reprocher aux “islamogauchistes” et aux femmes voilées qu’elle prétend vouloir défendre ».

En agitant le spectre de ces «  groupes salafistes qui sont en train de gagner la bataille idéologique et culturelle dans l’islam de France », Manuel Valls retrouve cependant des alliés de gauche qui se tiennent d’habitude à distance, mais marquent leur accord avec une vision de la laïcité de fer. Consciemment ou non, l’initiative du “Sursaut,” comme celle du “Printemps républicain” avant elle, font irrémédiablement penser à ce que Pierre Bourdieu avait pointé lors de la première affaire du foulard à Creil, en 1989 : « Du fait que la question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? – occulte la question latente — faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? –, [les éternels prétendants au titre de maître à penser] peuvent donner à cette dernière une réponse autrement inavouable.  »

Pour Manuel Valls et une partie de la gauche politique et intellectuelle, tout est désormais bon à combattre dans l’islam, et envisager seulement d’en débattre est en soi le début d’une complicité avec l’ennemi. La sociologie est devenu une culture de l’excuse. L’interdiction de parole de Tariq Ramadan, un acte de courage et de résistance. Même “l’intersectionnalité”, une notion universitaire certes subversive mais tout de même inoffensive, est devenue un objet à combattre, sur le même plan que le racisme. C’est en effet ce qui a été énoncé par la maire du XXe arrondissement de Paris Frédérique Calandra, en ouverture du Printemps républicain. Le mouvement créé par l’universitaire Laurent Bouvet, théoricien de « l’insécurité culturelle », compte parmi ses soutiens aussi bien François Morel, Anne Sinclair ou Marcel Gauchet que plusieurs figures socialistes (Frédéric Cuvillier, Fleur Pellerin, Olivier Faure), et même deux hérauts de l’aile gauche du PS, Emmanuel Maurel et Jérôme Guedj.

De son côté, s’il ne partage pas la volonté d’en faire une priorité programmatique exclusive, loin de là, Jean-Luc Mélenchon n’a pas une vision très éloignée de celle du premier ministre sur le sujet. Hostile aux sorties scolaires ouvertes aux mamans voilées et guère à l’aise en règle générale sur la question du foulard, le candidat de “la France insoumise” a soutenu Laurence Rossignol face aux critiques (à l’exception de l’emploi du mot “nègre”).

Puisque «  l’économie et le chômage » ne sont pas « l’essentiel  » aux yeux de Valls, et si tout ce monde se retrouvait sur l’identité ? Enfin une bonne nouvelle pour l’unité de la gauche. Avec Caroline Fourest en conseillère politique et Élisabeth Badinter en intellectuelle organique, à nous les croisades héroïques contre l’emploi du terme “islamophobie”, vivement les dénonciations courageuses de la “prison mentale” que représenterait le port du foulard, même en version haute couture. Peut-être même que cette union de la gauche républicaine permettra de doubler LR et le FN lors de la prochaine campagne présidentielle, en étant le premier des trois à se prononcer pour l’interdiction du voile dans l’espace public. Au rythme où vont les choses, le sujet n’est plus de savoir si cela aura lieu, mais quand et à l’initiative de qui…

« L’essentiel identitaire et culturel » implique aussi la glorification de l’ordre républicain, subtil mélange de déchéance de nationalité réservée aux binationaux, avortée, et de police à qui l’on donne tous les droits. Celui de perquisitionner à la place des juges, par la grâce d’un état d’urgence devenu permanent. Celui de pouvoir s’armer même en dehors du service, même quand on n’est que policier municipal. Celui d’avoir son propre service de renseignement. Et même si la corporation semble aujourd’hui majoritairement séduite par le vote FN, cela ne détonne finalement pas avec l’attitude de l’État français,qui assume désormais ses contrôles au faciès jusque devant la Cour de cassation. La fin justifie les moyens de guerre, cette fameuse « guerre au terrorisme » que Manuel Valls cite à l’envi et jusqu’à la lie, face aux djihadistes du Levant comme aux «  ennemis intérieurs » de nos quartiers. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir aujourd’hui les bataillons policiers présents en nombre impressionnant autour et dans les manifestations.

Gauche qui agit et gauche qui agite

Mais si cette gauche d’antan est hégémonique dans le paysage politicien actuel, elle n’a pourtant rien à voir avec la gauche de maintenant. À force de marteler sa « gauche du réel », qui « assume » ses « responsabilités », Manuel Valls en vient à incarner une “gauche du fantasme”, totalement déconnectée de la gauche réelle. Illustration géographique de ce décalage, le théâtre Déjazet où se tenait la table ronde de Manuel Valls se trouve à quelques mètres de la place de la République, occupée par la “Nuit debout”, lieu de convergences depuis le 31 mars des désirs d’alternative citoyenne, loin des stratégies de partis et des obsessions identitaires.

Ils ont dix-huit, vingt ou trente ans, et sont beaucoup moins crispés sur «  l’essentiel identitaire et culturel  » que la gauche de leurs parents ou même de la génération des quadras. Ils ne jurent pas que par Voltaire, et certains ont aussi connaissance de son antisémitisme forcené. Ils pensent le monde tel qu’ils le voient, préfèrent le débat ouvert aux arguments d’autorité, la vraie liberté d’expression à celle à géométrie variable, qui cache en réalité les pires oukases. Quand ils croisent une femme voilée dans la rue, ils n’ont aucune envie de l’insulter, de la dévêtir, d’en faire un fantasme sexuel ou de la comparer à un fantôme. Elle fait juste partie de la vie telle qu’elle est.

Ils ne considèrent pas par principe qu’un bout de tissu est une prison ou un tremplin vers le djihadisme, mais préfèrent parler avec celles qui le portent de religion peut-être, mais surtout de tout le reste, car ils estiment que la façon dont on s’habille demeure secondaire par rapport à ce qu’on a à se dire. Cela n’empêche pas en tout cas de s’engager ensemble. Et avec comme sens de « l’essentiel » le partage du travail et des richesses, plutôt que l’obsession identitaire.

On a pu le voir dès les manifs lycéennes en défense de Leonarda, dans les classes comme dans les campus, ou aujourd’hui dans les cortèges étudiants. On avait déjà remarqué ces derniers mois des alliances militantes ponctuelles entre les autonomes et le collectif Stop contrôle au faciès ou Urgence, notre police assassine ! (lire ici), entre le CCIF et la Quadrature du Net ou les associations de défense des droits de l’homme, entre les “Pas sans nous” et France nature environnement, le Dal et le Secours catholique (lire ici), ou encore lors de la COP21 (lire ici). La gauche qui agit est là, laissant la classe politique actuelle être la gauche qui agite les épouvantails et attise les peurs.

Il est assez réjouissant de voir la révolte désordonnée déborder les corps intermédiaires traditionnels et les appareils en ruine, après avoir contourné l’ordre médiatique installé. Les réseaux sociaux et numériques sont leur principal outil, et ils en font une arme politique. Cruel constat pour des responsables politiques qui ont regardé de loin les printemps arabes, en estimant que Facebook et Twitter avaient permis leur émergence dans une société bloquée. Toute proportion gardée, c’est aujourd’hui le même type de processus qui est à l’œuvre en France.

Le besoin de neuf se fait urgent dans la vie politique française. Le personnel politique est décrédibilisé, gangréné par l’accumulation des mandats et la professionnalisation de sa pratique. Les élites politiques vivent de la politique toute leur carrière, et leur vie dépend de leur capacité à conserver leur mandat. Cette étrange caste n’a aucun souci de la diversité, sociale ou ethnique, de sa représentation. C’est elle qui présente le plus sûr danger de communautarisme, celui des mâles blancs de plus de 50 ans qui ne vivent que de leurs fonctions et squattent l’Assemblée nationale, imperméables à toute remise en cause, ou même à une quelconque introspection.

La gauche politique est à bout de souffle, et son adhésion ou son incapacité à s’organiser face à l’évolution “identitaire républicaine” du pouvoir socialiste fut finalement le meilleur marchepied à une mobilisation inédite, dont on espère qu’elle restera le plus longtemps indépendante de ceux qui pourraient la gâcher. Une hypothèque reste à lever, celle du débouché politique. Mais ceux qui ont tweeté, pétitionné, marché ou passé des nuits debout ces dernières semaines, bousculant les appareils syndicaux et politiques au point de les contraindre à se ranger derrière eux, ont-ils envie de se passionner pour une présidentielle qui ne leur donnerait pas voix au chapitre ?

Si Internet et les réseaux sociaux ont permis la croissance et la structuration d’une « fachosphère » et accompagné la “droitisation” de la libre expression, ils ont aussi rendu possibles l’émergence et la visibilité de nouveaux militantismes de gauche, souvent intellos précaires et toujours soucieux d’autonomie des luttes. Quartiers populaires et lutte contre les méthodes policières, néoféminismes, lutte antiprécarité, affirmations minoritaires (afro, musulman, lesbien, parfois les trois à la fois), écolo-zadistes, antifas, militants du logiciel libre, etc.

Un nouveau personnel s’exprime aussi, non pas dépolitisé, mais ayant choisi de se politiser autrement, hors les murs fissurés et délabrés de la gauche traditionnelle. Ce dernier mois, on a ainsi vu s’imposer sur le devant de la scène Caroline de Haas et ses amis de la pétition « Loi travail non merci ! », des YouTubeurs étudiants ou fraîchement diplômés imaginant le hashtag culte “On vaut mieux que ça”, le réalisateur de « Merci patron ! » François Ruffin et l’équipe du journal Fakir…

Comment ne pas penser en les voyant à ceux qui furent au départ de Podemos, quoi que l’on pense de ce que ce mouvement advient : quelques universitaires précaires issus d’un même laboratoire de recherche en sciences politiques. En mémoire reviennent les mobilisations de la marche de la dignité ou de la COP21. Et résonne cette remarque de l’anthropologue Margaret Mead : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puisse changer le monde. C’est même la seule chose qui se soit jamais produite. »