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« Je ne publierai plus jamais dans une revue scientifique » Olivier Ertzscheid, rue89, 19 mai 2016

vendredi 20 mai 2016, par Hélène

notre putain de métier n’est pas d’écrire des articles scientifiques et de remplir de faire des dossiers de demande de subvention qui nous seront refusés plus de 3 fois sur 4 (chiffres officiels de l’AERES). Notre putain de métier c’est d’enseigner, de produire des connaissances scientifiques permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ET DE PARTAGER CES PUTAINS DE CONNAISSANCES AVEC LES GENS. Pas JUSTE avec nos gentils étudiants ou JUSTE avec nos charmants collègues, AVEC LES GENS. Notre putain de métier ce n’est pas d’attendre deux putains d’années que d’improbables pairs qui auraient par ailleurs bien mieux à faire - de la recherche ou des cours - aient bien constaté que nous n’écrivions pas n’importe quoi pour nous donner, au bout de deux ans, la permission de voir nos écrits diffusés avec un niveau de confidentialité qui rendrait jaloux les banques suisses et avec un coût d’accès qui ... rendrait aussi jaloux les banques suisses.

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Ce que je vais raconter n’est, pour une large mesure, valable que dans certaines des disciplines des sciences humaines et sociales - SHS et ne vaut pas dans la même mesure pour les sciences "dures" et les sciences de l’ingénieur, même si bon enfin bref disons que ça vaut surtout en SHS même si bon enfin bref.*

Donc oui, je ne publie plus que vraiment très occasionnellement dans des revues scientifiques. Et ce pour plusieurs raisons.

If you Pay Peanuts you get Monkeys.

D’abord le modèle économique de l’oligopole (voire du quasi monopole dans le cas des SHS) qui gère aujourd’hui la diffusion des connaissances au travers de revues est celui d’une prédation atteignant des niveaux de cynisme (et de rente) de plus en plus hallucinants.

A tel point que de plus en plus d’universités préfèrent carrément renoncer à l’ensemble de leurs abonnements chez Springer ou Elsevier. La dernière en date estcelle de Montréal. Cette situation est hallucinante et ubuesque. Hallucinante tant les tarifs d’Elsevier (ou de Springer) et les modalités d’accès proposées relèvent du grand banditisme et de l’extorsion de fonds. Ubuesque car nous sommes dans une situation où des universités doivent renoncer, j’ai bien dit renoncer, à accéder à des revues scientifiques. Monde de dingue. Un peu comme si des agriculteurs devaient renoncer à certaines graines et semences du fait des pratiques de certaines firmes agro-alimentaires. Monde de dingue au carré. D’autant qu’on sait que dans ce choix extrêmement délicat effectué par l’université de Montréal, l’existence de Sci-Hub (site "illégal" dont je vous reparlerai un peu plus tard dans ce billet) pourrait avoir largement pesé dans la balance.

Parce que c’est ahurissant mais c’est ainsi, pour faire de la recherche scientifique aujourd’hui en France (et ailleurs dans le monde), il faut nécessairement passer par des bibliothèques clandestines (Shadows Libraries)

Argent trop cher et travail gratuit.

Ensuite les "éditeurs" desdites revues ont arrêté depuis bien longtemps de produire le travail éditorial qui justifiait le coût et l’intérêt desdites revues : ils se contentent le plus souvent d’apposer leur "marque", toutes les vérifications scientifiques (sur le fond) sont effectuées gratuitement par d’autres chercheurs, et les auteurs eux-mêmes se coltinent l’application de feuilles de style la plupart du temps imbitables.

Je peux pas j’ai administration.

Et puis j’ai pas le temps. Parce que les bien nommées "tâches administratives" occupent une place hallucinante, indépendamment de celles qui pourraient être d’une utilité quelconque comme de remplir d’interminables dossiers de demandes de subvention pour différents projets scientifiques. Je dis bien qui "pourraient" être d’une utilité quelconque, si la vie était bien faite et les instances d’évaluation aussi, ce qui comme tout le monde le sait est naturellement très loin d’être le cas.

Voilà pour les raisons "économico-professionalo-éditoriales". Mais les plus importantes sont celles qui suivent.

Jargon mon amour.

Ecrire pour une revue scientifique c’est se plier à un exercice stylistique extrêmement frustrant. Il faut avoir le "style" revue, c’est à dire écrire en respectant quatre règles :

  • citer les mandarins de sa discipline (même si lesdits mandarins écrivent nimp sur le sujet que vous traitez et/ou qu’ils n’ont eux-mêmes rien publié d’intéressant si ce n’est quelques articles de complaisance dans les revues de leurs copains mandarins)
  • faire des états de l’art (très très bien les états de l’art, y’en a tellement sur n’importe quel sujet que ça ne sert plus à rien mais paraît que c’est bon pour être cité à son tour et donc avoir un bon facteur d’impact)
  • faire (toujours) des phrases compliquées pour expliquer des choses (parfois assez) simples. Le Gangnam Sokal Style
  • faire 4 fois (ou 8 fois si on est très fort) le même article sur le même sujet mais en se débrouillant pour ne pas qu’on s’en aperçoive. Et si possible le faire à partir du dernier vrai travail de recherche qu’on a effectué (et qui a déjà été publié et validé) c’est à dire, sa thèse. Je connais un type (je vous jure que c’est vrai), très connu dans son domaine, membres de tout plein de trucs dont différentes instances d’évaluation (CNU et tout et tout) et qui a passé sa vie à publier sous différentes formes les différents chapitre de sa thèse. Ce qui prouve par ailleurs que sa thèse devait être très bonne. Si vous avez le temps, faites cet exercice rigolo : prenez les 5 ou 6 dernières publications d’un chercheur. Vous vous apercevrez qu’il s’agit exactement des mêmes idées, mais présentées sous un angle légèrement différent et avec des variations stylistiques (et dans le meilleur des cas bibliographiques) qui la plupart du temps tiennent lieu de seule véritable nouveauté (je m’inclus naturellement dans le lot concernant l’essentiel de mes "publications dans des revues").

Ô temps suspend ton vol et moi ma carrière.

Au cours des deux années précédentes j’ai commis quelques articles pour des revues scientifiques, ainsi que divers "écrits" du genre préface ou postface d’ouvrages. Si je continue de me livrer à ce genre de pratique ce n’est pas dans une quelconque perspective de carrière : ça va j’ai un métier, j’avance à l’ancienneté, ne comptez pas sur moi pour revivre à 40 balais passés l’extraordinaire expérience d’allégeance en mode "carpette" que constitue le passage d’une HDR - habilitation à diriger des recherches - avec tout ce que cela implique de cirage de pompe mandarinales, déjà quand j’avais 20 ans de moins et que j’avais dû faire ça pour ma thèse et ma qualif j’avais limite du mal à me regarder dans la glace le soir, alors avec 20 piges de plus ... Ce n’est pas non plus dans un quelconque espoir de rentrer dans les cases de l’évaluation par l’AERES, ça j’y ai renoncé depuis longtemps, précisément pour les raisons décrites dans le billet que vous êtes en train de lire ... et aussi parce qu’à chaque fois que j’ai été confronté (en groupe dans un labo ou à titre individuel dans différents colloques) à des experts évaluateurs de l’AERES j’ai surtout eu envie :

a) de commencer une thèse sur la détresse sexuelle et psychologique de l’évaluateur

b) d’effacer la morgue affichée par ces "pairs" à grands coups de bazooka afin d’éparpiller le tout une bonne fois façon puzzle

Donc bref, si je commets encore (raaaaaaarement) quelques articles ou pré/postfaces ce n’est que sur la demande de gens que j’estime professionnellement et/ou humainement (et il n’y en a pas beaucoup), et qui me font - d’aussi loin que je puisse en juger - l’estime d’accorder un peu de crédit aux articles (pas scientifiques) de ce blog même s’ils ne rentrent pas dans le cadre d’une "revue". Et à chaque fois c’est le même bazar. Le temps moyen s’écoulant entre le moment ou je mets le point final et celui ou le texte paraît enfin en papier ou en ligne varie de 6 mois à deux ans, et plus souvent deux ans que 6 mois. Non pas que 2 ans après ce que j’ai écrit n’ait plus aucun intérêt ou soit complètement dépassé (quoique parfois ...) mais cette temporalité débile qui n’est justifiée par rien d’autre que ... que je ne sais pas trop quoi d’ailleurs, bref cette temporalité débile prive le chercheur (moi) de l’un des rares plaisirs qui peuplent sa vie de chercheur, c’est à dire se confronter à l’expérience de la publication et de la lecture d’un texte (même si c’est mon texte est que ledit plaisir relève, je vous l’accorde, du narcissisme le plus vil).

Parce que 2400 articles de blog en 10 ans, ben ça devrait compter un peu non ?

Non bien sûr je sais bien que ça ne compte pas. Mais bon 2400 articles en un peu plus de 10 ans de blog, ça fait quand même 240 articles par an, 20 articles par mois. Depuis 10 ans. Alors bien sûr - inutile de nier je vous connais - vous allez me dire : "Ouiiii mais quand même le regard de ses pairs, l’évaluation par ses pairs c’est important pour vérifier que tu racontes pas n’importe quoi. C’est pour ça, pour vérifier que les chercheurs ne racontent pas n’importe quoi qu’on a inventé l’évaluation par les pairs d’ailleurs, et que les revues scientifiques sont tellement importantes." Donc vous allez me dire ça et moi je vais vous répondre en un mot comme en cent : B-U-L-L-S-H-I-T. Total Bullshit. Hashtag Total Bullshit même.

Bien sûr que l’évaluation par les pairs c’est important. Sauf que même à l’époque où je publiais encore régulièrement dans des revues soumises à l’évaluation par les pairs (et en l’occurrence "soumises" n’est pas un vain mot), ladite évaluation de mes pairs se résumait 9 fois sur 10 à m’indiquer :

a/ que je n’avais pas ou insuffisamment cité les travaux de tel ou tel mandarin (ou de l’évaluateur lui-même ...)
b/ que c’était très intéressant mais que le terme "jargon 1" prenait insuffisamment en compte les travaux se rapportant au terme "Jargon 2". Jamais, je dis bien jamais aucun débat scientifique, aucune idée neuve, aucune confrontation d’idée, juste une relecture tiédasse
c/ que ce serait mieux si je changeais cette virgule par un point-virgule

Mais nonobstant, c’est vrai que la vraie évaluation par les pairs c’est important. Sauf que JAMAIS AUCUN CHERCHEUR NE S’AMUSERA A PUBLIER DES CONNERIES juste pour voir si ses pairs s’en rendront compte ou pas. Parce que d’abord en général les chercheurs sont plutôt des gens instruits, relativement compétents, et relativement soucieux de contribuer à l’avancée des connaissances. Et aussi parce que SI TU PUBLIES UN ARTICLE AVEC DES CONNERIES SCIENTIFIQUES OU DES METHODOLOGIES FOIREUSES ben tu te fais immédiatement aligner et ta carrière est finie. Sauf bien sûr si c’est pour faire une blague ;-)

Alors soyons clair, nul n’est heureusement infaillible et à moi aussi il m’est arrivé de publier des articles sur ce blog contenant sinon des conneries, en tout cas quelques inexactitudes ou imprécisions. Lesquelles m’ont été immédiatement signalées de manière tout à fait constructive par les lecteurs dudit blog, qui sont loin d’être tous des scientifiques-chercheurs-universitaires. Bref le syndrome Wikipédia. Oui il y a des erreurs dans Wikipédia, mais non il n’y en a pas plus que dans les encyclopédies classiques et oui, à la différence des encyclopédies classiques elles sont presque immédiatement signalées et corrigées.
Parce que ces putains de revues scientifiques ne sont lues par personne ! #bordel.

Ai-je besoin de développer ? Des milliards (oui oui) d’euros de budget par an versés à quelques grands groupes que je n’ose même plus qualifier "d’éditoriaux" et un lectorat proportionnellement équivalent à celui du bulletin paroissial de Mouilleron Le Captif (au demeurant charmante bourgade de Vendée avec un patronyme trop choupinou).

Et puis il y a la vraie raison.

Celle qui surclasse toutes les autres. La vraie raison c’est que notre putain de métier n’est pas d’écrire des articles scientifiques et de remplir de faire des dossiers de demande de subvention qui nous seront refusés plus de 3 fois sur 4 (chiffres officiels de l’AERES). Notre putain de métier c’est d’enseigner, de produire des connaissances scientifiques permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ET DE PARTAGER CES PUTAINS DE CONNAISSANCES AVEC LES GENS. Pas JUSTE avec nos gentils étudiants ou JUSTE avec nos charmants collègues, AVEC LES GENS. Notre putain de métier ce n’est pas d’attendre deux putains d’années que d’improbables pairs qui auraient par ailleurs bien mieux à faire - de la recherche ou des cours - aient bien constaté que nous n’écrivions pas n’importe quoi pour nous donner, au bout de deux ans, la permission de voir nos écrits diffusés avec un niveau de confidentialité qui rendrait jaloux les banques suisses et avec un coût d’accès qui ... rendrait aussi jaloux les banques suisses.

Le boulot du chercheur n’est pas - forcément - de trouver.

Hé bé non. Le boulot du chercheur n’est pas forcément de trouver. Mais de rendre public. Et de chercher ... à comprendre. De chercher à comprendre pour rendre public. C’est ça le boulot du chercheur. Juste ça. Il y a 20 ans que je fais ce métier. Que je fais de la "recherche". En 20 ans qu’ai-je réellement trouvé ? Rien. Nib. Que dalle. Que tchi. J’ai aligné des concepts, j’ai proposé des solutions d’explicitation plus que d’explication, je me suis efforcé de donner un cadre, un contexte, un relief, une distance aux transformations numériques que nous traversons depuis ces 20 années. De le faire en temps réel et de le partager avec le plus de monde possible. C’est cela mon métier. Et c’est en faisant cela que je me sens "utile". D’autant que je me suis aperçu d’un truc assez fou : les gens ont l’air de trouver ça intéressant. Oui oui, intéressant. Je me sens utile en maîtrisant le rythme de mes publications, je me sens utile en en maîtrisant également le coût (gratuit donc puisque j’ai déjà un salaire et que je considère que ce salaire me paie aussi pour ce que je publie sur ce blog), je me sens utile en leur donnant une "audience".

Un jour un type avec un col roulé et une écharpe (c’est tout ce dont je me rappelle parce que c’était vraiment bizarre ce col roulé et cette écharpe), un jour ce type extrêmement brillant et avec un CV académique long comme le bras et rempli de vraies publications dans des vraies revues scientifiques avec qui nous devisions gaiement sur cette nouvelle "mode" qui consistait à ouvrir un blog pour parler de sa recherche (oui bon ben c’était il y a 8 ans, et je vous jure qu’il y a 8 ans ouvrir un blog à la fac c’était limite punk à chien comme attitude), donc un jour ce type à qui l’expliquais que ça me semblait un super bon moyen de faire de la valorisation de la recherche en SHS, ce type m’a regardé de très très haut et de son col roulé avec écharpe et m’a rappelé comme une mère castratrice le rappellerait à son enfant onaniste que la "valorisation" c’était ce qui permettait de ramener de l’argent et que moi, au mieux je ne faisais que de la "vulgarisation". Je me souviens très bien du coup de pied rotatif - high kick - que j’ai alors déclenché pour atteindre sa tempe avant de briser sa colonne vertébrale d’un coup de talon afin qu’il passe le restant de sa vie dans un fauteuil roulant en bavant. Bon en vrai j’ai rien dit et je suis allé prendre un café mais ce jour là j’ai compris que c’était pas gagné c’t’histoire.

J’ai des collègues passionnants. Et je ne suis pas le seul. Mais personne ne le saura jamais.

Ça me rend dingue. Depuis 20 ans donc (en comptant ma thèse et mon post-doc) je croise souvent plein de collègues qui ont des choses passionnantes à raconter. Et qui ne les racontent pas. Qui ne les raconteront jamais autrement que sous la forme d’un jargon imbitable dans des revues hors de prix pour un public inexistant. Rien que dans mon petit IUT de province y’a une spécialiste en communication politique qui s’intéresse à l’analyse des discours de l’extrême-droite. Plus de 20 ans qu’elle bosse sur le sujet. Elle a écrit des tas d’articles (que personne n’a lu), elle a publié plein de bouquins (que pas grand monde n’a acheté) et pourtant elle aurait plein mais alors vraiment plein de choses intéressantes à raconter sur ce qui se passe en ce moment. Et ça passionnerait plein de monde. Au dessus de son bureau y’a une collègue sociologue, spécialiste de tout un tas de trucs, dont l’enfance maltraitée. Qui écrit aussi plein de bouquins. Un jour elle m’a expliqué ce qu’étaient les enfants qualifiés "d’incasables", avec ses mots de sociologue mais aussi sur le ton de la conversation. C’était passionnant. Si vous voulez savoir ce que c’est un enfant "incasable", et pourquoi c’est passionnant (et déprimant) il vous faudra acheter son bouquin, qui est bien sûr épuisé. A côté de mon bureau y’a un collègue que je taquine régulièrement parce qu’il bosse dans un champ scientifique que je ne maîtrise pas mais alors pas du tout. Genre génie électrique. Bref. Le type il bosse sur des projets d’éoliennes en mer et quand il vous parle de ça c’est super intéressant. Le type (le même) là il me disait à la pause déjeuner qu’il venait de boucler un projet de demande de subvention pour un bateau de pêche autonome en énergie (renouvelable) à destination des pays en voie de développement C’était vraiment super intéressant. Même moi qui ne connaît rien à la pêche ni aux pays en voie de développement ni aux énergies renouvelables ça m’a super intéressé. Pour comprendre pourquoi c’était super intéressant il faudra attendre qu’il écrive un article chiant en anglais que personne ne lira, à condition qu’il obtienne ce financement européen qu’il n’aura pas (même lui le sait et pourtant il continue d’y passer des nuits). Et des collègues comme ça y’en a plein. Il leur manque juste deux ou trois trucs. Un blog (ou un site ou un écosystème numérique permettant de publier facilement, quand on en a envie), du temps, et de l’envie. Mais à chaque fois que j’en parle avec eux "l’envie" est loin, très loin d’être le principal problème. Alors bien sûr dans le lot y’a aussi quelques heu ... disons ... réticences et vieux réflexes :

"Ah ben oui mais alors si quelqu’un me pique mon idée ?"

Ben c’est qu’elle était intéressante. C’est bien non ? Et en plus ce sera facile de vérifier que tu as été le premier à la publier, à en parler.

"Ah ben oui mais faut que je publie dans des revues de rang A si je veux pouvoir rester dans mon labo."

Ben commence par publier une vingtaine de billets de blogs sur tes sujets de recherche, et si vraiment t’as besoin ensuite d’une publication académique tu verras à quel point t’auras gagné du temps.

Parce que dans la vie y’a ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent.

Et que ceux qui creusent, on les connaît. A commencer par les président d’université auxquels j’avais déjà par le passé témoigné de toute mon admiration pour le côté visionnaire de leur immobilisme. Sans oublier bien sûr tous mes charmants collègues qui a force de "c’est trop compliqué", "j’ai pas le temps", et autres "c’est pas la priorité" ou "les éditeurs de revues ne veulent pas", ne déposent même pas la version auteur de leurs articles dans des archives ouvertes et qui mettent donc une hallucinante énergie mortifère à creuser leur propre tombe (ça c’est leur problème) mais hélas aussi et surtout la tombe de la diffusion des connaissances et de l’accès aux savoirs.

Parce que tant qu’il y aura des couilles éditoriales en or y’aura des lames d’Open Access en acier.

Je vous avais déjà parlé d’Alexandra Elbakyan. S’il y avait un Panthéon des militants de l’accès aux connaissances scientifiques (et du courage scientifique du même coup), elle siègerait aux côtés d’Aaron Swartz. Cette femme a créé le site Sci-Hub qui est tout simplement à l’heure actuelle la plus grosse bibliothèque scientifique clandestine du ouèbe, plus de 50 millions d’articles scientifiques, et dont la controverse qu’il suscite ne va pas assez loin. Bien sûr Elsevier lui colle un procès, bien sûr diverses manipulations plus ou moins légales tentent de faire disparaître ce site, qui heureusement, résiste et résiste encore. Pour s’y connecter actuellement, si l’adresse sci-hub.cc ne répond pas, tentez sci-hub.ac ou carrément l’IP 31.184.194.81 :-)

Open Access Guerilla Manifesto

Parce que ces requins du grand banditisme éditorial sont partout et qu’ils ont bien compris d’où venait le danger. A tel point que l’on apprenait ce matin qu’Elsevier (encore ...) avait réussi à racheter une archive ouverte en sciences sociales (et pas l’une des moindres ... SSRN). Carrément.

Alors figurez-vous que y’a pas que Martin Luther King qui fait des rêves. Moi aussi j’ai fait un rêve. J’ai rêvé que les acteurs publics de la recherche publique (l’état, les universités, les présidents d’université, les enseignants-chercheurs, les bibliothèques universitaires) lisaient, adhéraient et appliquaient à la lettre lemanifeste pour une guerilla de l’Open Access d’Aaron Swartz.

"There is no justice in following unjust laws. It’s time to come into the light and, in the grand tradition of civil disobedience, declare our opposition to this private theft of public culture. We need to take information, wherever it is stored, make our copies and share them with the world. We need to take stuff that’s out of copyright and add it to the archive. We need to buy secret databases and put them on the Web. We need to download scientific journals and upload them to file sharing networks. We need to fight for Guerilla Open Access.

With enough of us, around the world, we’ll not just send a strong message opposing the privatization of knowledge — we’ll make it a thing of the past. Will you join us ?

Aaron Swartz. July 2008, Eremo, Italy"

  • J’ai rêvé que plus un centime d’argent public ne soit versé à ces escrocs mais que la totalité dudit argent public soit consacré à développer, construire et soutenir des initiatives comme Sci-Hub ou toute autre forme d’archive ouverte ou de libre accès, que ces initiatives soient légales ou illégales.
  • J’ai rêvé que des gens qui disposent majoritairement d’un bac+8 soient capables de comprendre et d’entendre que le fruit de leur travail (de recherche), que leur rôle dans la société (faire avancer les connaissances et mettre ces connaissances à disposition du public), que tout cela était non seulement menacé mais en train d’être entièrement détruit depuis déjà des dizaines d’années par un système devenu totalement dingue et atteignant un niveau de cynisme ahurissant et piloté par quelques grands groupes qui osent encore se dire "éditoriaux" quand la réalité de leurs pratiques les constitue en autant de mafias. J’ai rêvé que des gens qui disposent d’un bac+8, d’un salaire confortable, et d’un temps de cerveau disponible non-entièrement dédié à Coca-Cola soient capables d’entendre et de comprendre que pour des populations entières sur cette planète, que pour des millions de personnes souffrantes, malades, exploitées ou tout simplement ... curieuses, la privatisation des connaissances était littéralement, je dis bien littéralement, mortifère.

Bon et là vous vous dites : "OK il est énervé." "OK c’est réjouissant." Mais "OK il exagère."

Parce que vous me connaissez hein. Pondéré. Pas sanguin pour deux sous. Raisonnable au-delà des attendus du devoir de réserve. La faconde de la grande muette à moi tout seul. Donc devinette.

Qui a écrit :

"Les éditeurs et les scientifiques insistent sur l’importance cruciale de l’évaluation par les pairs. Nous la dépeignons au public comme si c’était un processus quasi-sacré qui aide à faire de la science notre accès le plus objectif à la vérité. Mais nous savons que le système d’évaluation par les pairs est biaisé, injuste, non fiable, incomplet, facilement truqué, souvent insultant, souvent ignare, parfois bête, et souvent erroné."

Un punk à chien. Le rédacteur en chef de la revue "The Lancet".

Qui a écrit :

"Nous avons peu de données quant à l’efficacité réelle du processus, mais nous avons la preuve de ses défauts. En plus d’être peu efficace pour la détection de défauts graves et presque inutile pour la détection des fraudes, il est lent, coûteux, distrait le chercheur de son laboratoire, est très subjectif, tient de la loterie, et peut facilement abuser. Vous soumettez une étude pour un journal. Elle entre dans un système qui est en fait une boîte noire, puis une réponse plus ou moins justifiée sort à l’autre extrémité. La boîte noire est comme la roulette, et les profits et pertes peuvent être grands. Pour un universitaire, une publication dans un journal important comme Nature ou Cell équivaut à toucher le jackpot."

Un marxiste léniniste. Richard Smith du Journal of Royal Society of Medicine.

Qui a écrit :

"qu’il n’enverrait plus jamais d’articles à des revues comme : "Nature, Science ou Cell dans la mesure où ces revues à comité de relecture faussent le processus scientifique, et constituent une tyrannie qui doit être brisée."

Un agitateur anarcho-autonome. Le prix nobel de médecine 2016.

10 ans de perdus ?

Du coup je me sens un peu moins seul, et pas uniquement du fait de ma schizophrénie. Donc non, je ne publierai plus jamais dans des "revues scientifiques" (et s’il m’arrive de le faire une ou deux fois à titre exceptionnel pour des gens que j’estime intellectuellement ou amicalement, la version intégrale - pas juste la version "auteur" - sera toujours disponible sur ce blog et dans une ou plusieurs archives ouvertes). Et s’il faut pour cela être dans "l’illégalité", j’y serai plutôt deux fois qu’une, et ce ne sera pas la 1ère fois ... Je ne publierai plus jamais dans des revues scientifiques qui ne me permettent pas de mettre simultanément en libre accès le résultat de ma recherche. Et j’espère sincèrement que nous serons de plus en plus nombreux à le faire.

Il y a à peine plus de 10 ans, le 15 mars 2005 très précisément, un autre universitaire avait pris un tel engagement. Celui de "ne plus jamais publier dans des revues scientifiques qui ne me permette pas au minimum les libertés d’unelicense Creative Commons Attribution Noncommercial." Ce type c’était Lawrence Lessig. Sur son blog. Lawrence Lessig. Le même qui lors de l’enterrement d’Aaron Swartz après son suicide prononçait avec une immense peine ces quelques mots, le 12 Janvier 2013 :

"Mais quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d’articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur."

Dix ans plus tard je vais m’autoriser à aller un peu plus loin :

Quiconque affirme aujourd’hui qu’en acceptant de publier dans des revues scientifiques sans systématiquement déposer son texte dans une archive ouverte et/ou avec une licence d’attribution non-commerciale il ignore ou feint d’ignorer sa part de responsabilité dans la situation catastrophique de privatisation de la connaissance que mettent en oeuvre quelques grands groupes éditoriaux à l’échelle de la planète, celui-là est à la fois un idiot, un menteur et surtout un irresponsable.

Alors je ne publierai plus jamais d’articles dans des revues scientifiques. Et je continuera de m’opposer, de manière légale ou illégale, à toute forme de privatisation de la connaissance. Et vous ?

Mise à jour du lendemain

Bon ce billet a beaucoup "buzzé" (20 000 visiteurs uniques en moins de 48 heures) et suscité énormément de réactions (enthousiastes) et de débats (critiques et constructifs), notamment sur Twitter. Vous pouvez, en synthèse, aller consulter la "réponse" d’Alexandre Moatti sur son blog : "Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai. (en réponse à Affordance)."


Note de l’éditrice : si les sciences biologiques ne sont pas des sciences humaines et sociales ... alors, ceci est vrai aussi en dehors des SHS !