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Sélection à l’université : l’arbre qui cache la forêt - Camille Stromboni, le Monde Campus, 2 novembre 2017

vendredi 3 novembre 2017

Si l’instauration d’un tri à l’entrée des universités reste un tabou, ce n’est pas seulement en raison de l’histoire des mobilisations étudiantes.

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Chez les hommes politiques, le mot est devenu quasiment imprononçable. « Recrutement  », « orientation prescriptive  », «  orientation active  »… Dès qu’il s’agit d’évoquer l’entrée à l’université, tout est bon pour éviter d’employer le terme « sélection  ». Le nouveau gouvernement ne fait pas exception : Frédérique Vidal, la ministre de l’enseignement supérieur, réfute le terme quand elle évoque le système d’entrée à l’université qui sera mis en place dès 2018. Désormais, les universités pourront, à l’entrée des licences, fixer des « prérequis » – un dispositif promis par Emmanuel Macron durant sa campagne. Plusieurs syndicats étudiants et lycéens dénoncent déjà une « sélection qui ne dit pas son nom  ».

L’université apparaît comme le parent pauvre de notre système d’enseignement supérieur, elle est régulièrement caricaturée comme une « usine à chômeurs », elle est brocardée en raison de l’échec massif enregistré dans les premiers cycles de licence mais l’instauration d’une barrière sélective à l’entrée demeure un sujet explosif. « Nous sommes un peuple très cartésien, mais nous ne craignons pas les contradictions », souligne, en souriant, l’historien de l’éducation Claude Lelièvre.

Mobilisations

C’est un fait : l’histoire traumatisante des manifestations étudiantes et lycéennes contre chaque tentative d’instaurer un possible tri à l’entrée des universités inquiète les responsables politiques. Deux dates ont marqué les mémoires.

Tout d’abord, les événements de mai 1968, qui, on l’oublie souvent, se sont nourris de la contestation contre le projet de loi d’Alain Peyrefitte, alors ministre de l’éducation nationale, destiné à mettre fin à l’entrée automatique à l’université. Ce texte instaurait différentes catégories de bacheliers, qui, en fonction de leurs notes, pouvaient, soit obtenir une place de droit à l’université, soit passer par une procédure sur dossier. « C’est l’un des éléments qui a participé au déclenchement de la mobilisation », insiste Claude Lelièvre. Le premier choc de « massification » vient alors de se produire, avec le doublement, en à peine dix ans, du nombre de bacheliers – 20 % d’une classe d’âge y accède.

Presque deux décennies plus tard, quand la droite revient au pouvoir, en 1986, avec Jacques Chirac à Matignon, elle a dans ses cartons le projet Devaquet – du nom du ministre délégué à la recherche et l’enseignement supérieur – qui donne aux universités la liberté de fixer librement leurs critères d’entrée et d’augmenter leurs droits d’inscription. La mobilisation de plusieurs dizaines de milliers de lycéens et d’étudiants dénonçant la « sélection piège à cons », s’achève dramatiquement, le 6 décembre, par le décès du jeune Malik Oussekine, tué par un bataillon de voltigeurs – une brigade policière à moto. Le texte est retiré, son auteur démissionne.

« Plus personne n’a voulu, depuis, tenter le diable  », constate Claude Lelièvre. En 2007, Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur de Nicolas Sarkozy, se garde ainsi d’introduire une sélection à l’entrée lorsqu’elle présente sa grande loi sur l’autonomie des universités – et ce bien qu’elle y soutienne le développement de certains cursus sélectifs.

Le tabou sur la sélection ne s’explique cependant pas uniquement par cette crainte des mobilisations, que certains résument d’un péremptoire « c’est la faute à l’UNEF  », du nom du syndicat étudiant souvent en tête de proue des manifestations. D’autres facteurs expliquent cette réticence à la sélection à l’université. « C’est, avant tout, un droit acquis que l’on retirerait aux bacheliers, souligne l’historien Claude Lelièvre. Car le baccalauréat constitue l’examen d’entrée à l’université. » Créé en 1808 par Napoléon, ce monument national, qui concernait alors à peine 1 % d’une génération, certifie la fin de l’enseignement secondaire mais est aussi le premier grade de l’enseignement supérieur. Les jurys du baccalauréat sont d’ailleurs, aujourd’hui encore, présidés par des universitaires.

De la 6e à la terminale, notre collège et notre lycée sont tout entiers conçus comme un compte à rebours qui mène à l’université. « Ceux qui défendent le plus la nécessité de maintenir le bac comme premier diplôme universitaire, ce sont les enseignants du secondaire, observe le professeur de science politique Frédéric Sawicki. Sinon, le bac, ça sert à quoi ? »

Entre-temps, l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au « niveau baccalauréat », lancé par Jean-Pierre Chevènement en 1985, a été quasiment atteint : près de 79 % d’une classe d’âge obtient désormais le bac, d’après les chiffres de l’année 2016 (51 % un bac général, 20 % un bac technologique, 29 % un bac professionnel). « Nous avons eu des politiques publiques qui n’ont cessé d’allonger le temps de scolarité, fixant ainsi l’enseignement supérieur comme un horizon normal pour tout bachelier  », explique Mathias Millet, professeur de sociologie à l’université de Tours.

« Inégalité structurelle »

Sur le terrain politique, la gauche et la droite adoptent toutes deux une posture prudente face à la sélection - mais pour des raisons différentes. La gauche « défend la démocratisation, l’accès à l’enseignement supérieur, l’augmentation de la qualification de tous ou encore l’émancipation par le savoir  », rappelle Frédéric Sawicki. En 1997, le gouvernement Jospin mène ainsi une politique volontariste, avec Claude Allègre, pour ouvrir des universités nouvelles. A droite, les convictions vont certes dans le sens d’une mise en place de la sélection afin d’ajuster au mieux l’enseignement supérieur au monde du travail mais les gouvernements successifs s’accommodent finalement plutôt bien d’un système d’enseignement supérieur à deux vitesses : d’un côté l’université ouverte à tous, de l’autre un espace ultra-sélectif avec les classes préparatoires, les grandes écoles ou les facultés de médecine. Cette dualité permet aux responsables de droite d’offrir un horizon désirable à ses électeurs puisque les cursus sélectifs accueillent près de la moitié des bacheliers.

« Cette inégalité structurelle de notre système est bien plus taboue que la sélection à la fac, personne ne la remet en question  », observe Mathias Millet. La gauche se garde d’ailleurs bien de toucher à cette partie sélective du système. « La critique très vive des grandes écoles, avec l’idée d’y mettre fin en les intégrant aux universités, figurait dans les 110 propositions de François Mitterrand en 1981. Mais aujourd’hui, elle a largement disparu », relève Frédéric Sawicki, qui voit dans ce consensus gauche-droite le signe que les hommes et les femmes politiques des deux bords viennent des mêmes milieux sociaux.

Le temps de trouver sa voie

Si le refus de la sélection à l’université est aussi largement partagé, c’est aussi parce que ce projet risque de mettre à mal la promesse de promotion sociale que porte l’école républicaine. « Le savoir scolaire a un statut particulier en France, explique Annabelle Allouch, maître de conférences en sociologie à l’université de Picardie. La demande d’école est donc très forte dans toutes les catégories sociales. Si on ferme la porte de l’université, on refuse à une partie de la population toute mobilité. Cela créerait une crise de confiance envers les institutions. »

Sans compter les conséquences concrètes auxquelles pourrait aboutir une sélection, qui ne manque pas d’inquiéter. Que feront ceux qui ne seront pas sélectionnés à l’entrée de l’université ? « Auparavant, beaucoup de bacheliers pouvaient accéder à un emploi avec le bac mais ce n’est plus le cas, étant donné le chômage qui touche déjà très fortement les jeunes », relève ainsi Christophe Charle, professeur d’histoire à l’université Panthéon-Sorbonne.

A 18 ans, une période délicate s’ouvre en effet pour ceux qui ne trouvent pas leur place sur le marché du travail : le plus souvent, ils n’ont accès, ni au chômage, ni au revenu de solidarité active (RSA). Il est facile de pointer les « 60 % d’échec  » en première année de fac, mais c’est oublier un peu vite que de jeunes bacheliers viennent parfois y acquérir, non pas un diplôme, mais un statut d’étudiant, le temps de trouver sa voie. « Au bout du compte, l’accès libre à l’université permet aussi d’éviter l’explosion sociale. Et ça, c’est un vrai tabou  », selon Frédéric Sawicki.