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"Une Huronne à Paris… ou les dérives de l’Université française" - Josette Féral, Le Monde, 16 novembre 2017

samedi 18 novembre 2017

Professeure nord-américaine, Josette Féral se réjouissait d’occuper un poste à l’Université française. Elle y a découvert un système de pouvoir opaque et violent. Des mentalités d’un autre âge qui empêchent la faculté de rayonner à l’étranger comme elle le mériterait.

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En repensant aux six années que je viens de passer en France, il m’apparaît désormais évident que le vrai problème de l’Université française, sa résistance à tout changement, ne vient pas des compétences de ses chercheurs ou enseignants (j’y ai rencontré des collègues extrêmement compétents et travailleurs), pas plus que des étudiants (qui ne diffèrent pas de ceux du reste du monde ; certains y sont excellents et d’autres peu à leur place à l’université) ; il ne tient pas non plus aux conditions matérielles, certes, difficiles, dans lesquelles l’Université française évolue : il tient, avant tout, à des fonctionnements et à des mentalités d’un autre temps qui handicapent toute évolution et court-circuitent tout changement qui pourrait se faire hors des schémas préétablis. Comment dès lors penser l’ouverture aux idées ? Aux autres visions de l’université ? Comment imaginer à un niveau national ou international l’avenir d’une discipline ? Ces comportements contribuent à paralyser l’Université française et l’empêchent d’occuper la place qui devrait être la sienne dans le monde.

Brimades. En 2008, le suicide d’une enseignante à l’université de Brest (article de l’Express du 15 avril 2011) attirait l’attention sur les irrégularités d’une commission qui avait mené à sa non-titularisation. En 2016, un professeur en cardiologie de l’hôpital Georges-Pompidou se suicidait au terme d’une série de mesures prises par ses supérieurs et ressenties comme des brimades par la victime. Ces exemples rappellent la violence de mondes - universitaire ou médical - que l’on croit feutrés, policés, dont on imagine volontiers qu’ils sont réservés à une élite intellectuelle, imprégnée de sagesse et de modération. Or, ceux-ci révèlent, examinés de près, une violence endémique, difficile à mettre en lumière mais bien réelle. Celle-ci s’exerce de façon sournoise, par petites touches sous les apparences de décisions prises démocratiquement, alors que cette collégialité de façade cache une collusion qui se fonde sur des factions travaillant dans l’ombre pour atteindre leurs objectifs et imposer leur vision d’un monde qu’ils n’imaginent pas autrement que hiérarchique, marqué par des privilèges qui ne tiennent pas au mérite mais aux petits pouvoirs méthodiquement mis en place.

Cette violence subreptice, affleurant, fait tellement partie des institutions que nombre de collègues français demeurent convaincus qu’il ne peut en être autrement. Selon cette vision du monde, il faut être le plus fort, à défaut d’être le meilleur. Les formes de pouvoir qui se mettent en place sont le fait d’apparatchiks qui s’imposent non par la force d’une pensée mais par un appétit de régenter le monde qui les entoure. « Il faudra que tu rentres dans le rang »,disait une collègue senior à une jeune maître de conférences. Rentrer dans le rang, comme dans l’armée !

Les Petits Pouvoirs, comme les nommait une pièce de théâtre de la Québécoise Suzanne Lebeau, expliquent le désir d’asseoir l’illégitimité de cette autorité sur des apparences de démocratie, d’où la course pour occuper des postes décisionnels au sein des commissions ou des conseils de l’Université. Il ne s’agit pas d’aider l’institution à mieux fonctionner mais de la faire fonctionner à sa main, en éliminant ou en marginalisant, quand il le faut, les dissidents qui ne partagent pas nos idées.

Sans voix. L’observation du fonctionnement du milieu universitaire français et des structures qui y sont associées laisse parfois sans voix : décisions prises dans l’opacité la plus complète, absence de consultation réelle à l’interne, actions qui relèvent du contournement le plus évident des règles déontologiques, absentéisme endémique aux réunions, commissions de recrutement noyautées en amont pour s’assurer du choix final des candidats, postes taillés sur mesure pour certains candidats, sélection arbitraire de doctorants auxquels sont attribués des contrats doctoraux ou des postes d’Ater [attaché temporaire d’enseignement et de recherche], candidatures étudiées sommairement, exclusion de collègues compétents des responsabilités internes.

« Il faut vivre et laisser vivre », me disait un directeur philosophe. Dans son discours, il s’agissait de laisser vivre certains et d’en sacrifier d’autres sans complexe. Le fonctionnement de la recherche n’est guère plus démocratique. Ainsi, avons-nous tenté, avec quelques collègues de l’IET [l’Institut d’études théâtrales] et d’ailleurs, de créer une équipe de recherche nouvelle, interdisciplinaire. Elle fut tout de suite perçue comme dissidente. Au lieu de voir dans cette initiative une volonté de renouvellement, les équipes existantes y virent une menace et un désaveu. La sanction fut immédiate. La douzaine de collègues aux CV conséquents qui formaient l’équipe fut mise au ban, et les directeurs de thèse exclus de l’Ecole doctorale, sans autre forme de procès, du jour au lendemain. Ailleurs, il aurait suffi d’une semaine pour révéler non seulement le caractère scandaleux d’un tel comportement mais son absolue illégalité. Mais en France, une telle situation peut durer des années sans que les responsables n’interviennent.

Le fonctionnement de l’évaluation des enseignants n’a guère amélioré les choses. Les critères de cette évaluation ne sont que rarement énoncés clairement et souvent laissés à une subjectivité que n’épargnent pas les règlements de compte. Les bourses et postes d’allocataires étant comptabilisés au bénéfice des enseignants (!), l’on assiste à des batailles où chacun tente de placer ses étudiants et non de promouvoir les plus méritants. Cette dérive est amplifiée du fait que le nombre de dossiers étant fort élevé, nombre de collègues se dispensent de les lire, faisant confiance à ceux qui se sont prononcés avant eux et qui ont, en principe, évalué les dossiers en amont. L’ex-système mandarinal a ainsi cédé la place à un semblant de méritocratie particulièrement hypocrite et pernicieux.

Il n’existe malheureusement, au sein des institutions, aucun rempart contre les féodalités, et les petits chefs s’y imposent. Tous les garde-fous disparaissent, et l’on retrouve souvent les mêmes personnes (ou leurs séides) dans différentes instances, dûment placées par leur faction. Les mesures ministérielles tentent d’endiguer ce mode de fonctionnement et semblent en avoir accru, sans l’avoir voulu, le côté négatif, en ce qui concerne les commissions de recrutement notamment. Les voies de contournement des lois demeurent nombreuses et sont largement exploitées. Comment éviter la cooptation, le renforcement d’une seule vision disciplinaire, le choix de gens qui nous ressemblent, que nous avons déjà côtoyés, formés et qui pensent comme nous ? L’inbreeding, considéré ailleurs comme source d’enfermement intellectuel, est devenu la norme. La « diversité » mais une diversité qui nous ressemble.

Dans la distribution au compte-gouttes de gratifications, pièce majeure du système, tout se monnaye donc, et chacun accepte de prêter son vote à de petites vilenies, traîtrises, injustices au nom de la nécessité d’éviter les ruptures et d’assurer, du moins en apparence, le bon fonctionnement de l’ensemble. Petites lâchetés au quotidien dûment récompensées et qui participent de l’immobilisme global et de la surveillance réciproque.

Connues, reconnues et commentées abondamment en privé, ces dérives sont rarement dénoncées en public de peur d’en payer le prix - dérisoire mais néanmoins important - sous forme de refus de promotion, de prime de recherche ou de congé sabbatique. Un fonctionnement tribal pourrait-on dire où il est indispensable pour survivre d’adhérer au groupe. Sans doute chacun se dit-il, en son for intérieur, qu’il n’y a rien à faire. Résignation peut-être qui finit par imprégner toute l’atmosphère et dicter les comportements. Les étudiants le constatent. Triste entrée dans le monde professionnel qu’ils ont choisi.

Partage. La raison sans doute en est que les présidents d’université n’ont pas toujours le pouvoir qui devrait leur revenir, et que leur périmètre d’action est somme toute limité. Partage des pouvoirs et démocratie obligent. La crainte endémique au sein de l’institution est toujours de voir les « responsables » au plus haut niveau imposer leur vision sans consultation de la base même si le fonctionnement de cette base est souvent totalement dévoyé ! Aussi présidents et vice-présidents naviguent-ils souvent entre les factions politiques, s’usant dans des guerres de pouvoir et réussissant, tout au plus, à gérer les apparences de la démocratie, au lieu de consacrer tous leurs efforts au bon fonctionnement de l’institution.

Comment dès lors, dans un pareil système, pouvoir penser l’ouverture à d’autres organisations universitaires, d’autres visions, d’autres perspectives ? Comment imaginer que les universités, pourtant si mal en point, puissent s’ouvrir à des modifications radicales et profondes, indispensables pour l’avenir ? Comment peuvent-elles changer d’ère ?