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« Une Grenouille vit un Bœuf qui lui sembla de belle taille… », ou comment (ne pas) moderniser les universités françaises - Wiktor Stoczkowski, "The conversation", 29 novembre 2017

samedi 2 décembre 2017, par Laurence

En décembre 2009, SLU revenait rapidement sur la question de la "taille critique" des universités dans le jargon sarkozyste. Ci-dessous, un article approfondi.

Réputé pour son ironie, l’historien Jacques Bainville écrivait en 1925 : « On nous annonce tous les jours de nouvelles réformes. Pourquoi n’en trouve-t-on une seule, mais qui soit bonne ? » Les réformes imposées en France à l’enseignement supérieur et la recherche montrent combien cette remarque reste d’actualité.

Ces réformes marquent depuis un certain temps une constante : le postulat qui les guide, devenu un dogme en dépit des alternances politiques, présuppose que l’enseignement supérieur et la recherche ne pourront viser à l’excellence et à la reconnaissance internationale sans que les institutions qui en ont la charge ne se regroupent pour former des entités de grande taille, seules capables – dit-on – d’égaler les universités les plus prestigieuses.

Shanghai 2003 : une humiliation nationale

On se souvient du tollé médiatique après la publication, en 2003, du premier classement mondial des universités établi par l’École d’éducation del’université chinoise Shanghai Jiao Tong.

Aucun établissement français ne figurait parmi les cinquante premiers classés, et seulement deux universités françaises apparaissaient dans la deuxième cinquantaine. Le ton des commentaires journalistiques suggérait que venaient de se produire à la fois un cataclysme intellectuel et une humiliation nationale.

Personne ne semblait prêter attention au fait que ce classement, entaché de fautes méthodologiques élémentaires, émanait d’une université de troisième ordre, qui occupait elle-même l’une des dernières places dans sa propre évaluation.

Sans être vraiment crédible, le classement de Shanghai avait cependant un mérite : celui de tomber à point pour permettre aux responsables politiques, toujours habiles dans la manipulation des médias, de justifier le projet préalablement conçu d’une « modernisation universitaire  ». Le dispositif principal de cette « modernisation » était l’agrégation des institutions existantes, d’abord sous la forme d’« établissements publics de coopération universitaire  » (2003), puis de « pôles de recherche et d’enseignement supérieur » (2006), enfin de « communautés d’universités et établissements  » (devenues obligatoires à partir de 2013).

Si le jargon de ces appellations pouvait évoluer, l’idée centrale demeurait fixe : il faut regrouper, afin d’obtenir des institutions de taille considérable, car elles seules pourront occuper une position honorable dans les classements internationaux.

Dorénavant, « visibilité  », «  affichage » et « communication » seront les trois mots clé du discours qui accompagnera cette marche vers l’excellence.

Une étude du professeur Mérindol

L’un des défenseurs les plus convaincus et actifs de cette modernisation par agrégation est Jean‑Yves Mérindol, professeur de mathématiques, ancien président de l’Université Louis-Pasteur à Strasbourg, ancien directeur de l’École normale supérieure Paris-Saclay, ancien président du groupement « Université Sorbonne-Paris-Cité », et ancien conseiller du président de la République en charge de l’enseignement supérieur et la recherche. Dès 2004, il crut pouvoir expliquer la piètre position des établissements français dans le classement de Shanghai par leur dispersion et leur petite taille.

La faute en reviendrait à la loi Edgar Faure qui, en 1968, préconisa de limiter la taille des universités entre 8 000 et 15 000 étudiants, non seulement dans un souci de gestion de proximité, mais aussi par crainte de la capacité de contestation politique des établissements populeux.

Après avoir multiplié ce genre de déclarations pendant une douzaine d’années, le professeur Mérindol s’est enfin livré, en 2016, à une étude quantitative destinée à étayer ses propos (1). En croisant les positions des universités les mieux placées dans quatre classements mondiaux différents, avec leurs tailles mesurées par le nombre d’étudiants, J.-Y. Mérindol vise à démentir ce qu’il appelle l’« illusion française  », selon laquelle les meilleures universités sont relativement petites.

Ainsi, observe-t-il, le nombre d’étudiants dans les quatre « super leaders » occupant invariablement les premières places (Harvard, MIT, Stanford et Cambridge), va de 11 300 à 22 000, avec un effectif moyen de 17 100. Dans les dix universités de l’« hyper élite », situées juste derrière les quatre « super leaders », l’effectif estudiantin va de 8 100 (Princeton) à 44 900 (Université de Californie à Los Angeles). Mérindol en conclut que les meilleures universités mondiales sont loin d’être petites. Dans le contexte du débat hexagonal, cette démonstration est un argument en faveur du regroupement, accréditant l’idée que la construction d’établissements de taille importante aidera les universités françaises à se hisser dans les classements.

Pourtant, s’agit-il d’une démonstration vraiment solide et convaincante ? L’«  illusion française » brocardée par le professeur Mérindol consiste à affirmer, comme le fait par exemple le rapport parlementaire de Sandrine Doucet et Benoît Apparu, que les universités les plus prestigieuses accueillent entre 10 000 et 20 000 étudiants. Les chiffres cités par J.-Y. Mérindol autorisent à nuancer cette généralisation, sans la contredire radicalement.

En effet, parmi les quatre meilleures universités, seul Harvard dépasse, très légèrement, cette fourchette (22 000 étudiants), alors que les trois autres s’y confinent (11 300 au MIT, 16 100 à Stanford, 19 000 à Cambridge). Quant aux dix établissements qui suivent dans les classements, cinq d’entre eux se situent sous la barre des 20 000 (16 700 à Chicago, 8 100 à Princeton, 19 200 au ETH Zurich, 15 700 à l’Imperial College London, 2 200 au California Institute of Technology), et les cinq autres la dépassent (22 600 à Oxford, 38 200 à Berkeley, 31 300 à Columbia, 38 300 à l’University College London, 44 900 à l’University of California Los Angeles).

Ainsi, sur les quatorze universités les mieux classées, la majorité, à savoir huit, confirment la « légende », alors que seulement six la contredisent. Ces faits n’ont pas échappé à l’attention de J.-Y. Mérindol. « La leçon que j’en tire – conclut-il avec une curieuse forme négative – est qu’il n’est pas impossible d’être très bien en étant petit. En revanche, je démontre qu’il ne s’agit pas d’un modèle international obligatoire, ni même d’un modèle dominant  » (J.-Y. Mérindol, « Entretien », op. cit., p. 4).

On peut aisément agréer cette conclusion, car nul n’a jamais imaginé qu’il ait pu exister, à l’échelle mondiale, un modèle universitaire dominant, et encore moins un modèle obligatoire.

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