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Le Parcoursup des filles Classe et genre à l’université - Fanny Bugeja-Bloch & Marie-Paule Couto, La Vie des idées, 1er juin 2018

vendredi 1er juin 2018, par Elie

La plateforme Parcoursup régule désormais l’orientation vers les études supérieures. Loin d’être uniforme, ce dispositif va produire des effets d’exclusion sur les publics les plus sensibles aux verdicts scolaires : les filles, et plus encore celles issues de milieux populaires.

La loi relative à l’Orientation et la Réussite des Étudiants (ORE) repose sur le présupposé fort selon lequel les bacheliers s’orientent de manière inconsidérée vers l’université, en particulier les bacheliers des séries technologiques et professionnelles [1]. En réalité, ces derniers sont nettement minoritaires à l’université [2], mais, partant de ce constat, la loi ORE impose un certain nombre de mesures dont l’objectif n’est pas — contrairement à ce que son nom affiche — la réussite des étudiants, mais le détournement de certains candidats de l’université [3]. Cette politique de gestion des flux repose sur la sélection (ou le tri) des candidatures à l’entrée de l’enseignement supérieur, qui doit s’effectuer au sein des établissements. Les bacheliers sont également soumis à des dispositifs visant à modérer leurs aspirations en les incitant à l’autocensure (voir encadré "Un dispositif d’auto-sélection"). Dans un rapport, rédigé en 2007 par des spécialistes pour le Haut conseil de l’éducation (HCE) dont la mission est de formuler des propositions à la demande du ministère, on trouve déjà les soubassements de la réforme :

Si l’orientation ne peut rester qu’indicative (sauf à changer le cadre légal), on peut envisager de dissuader les bacheliers qui ne suivraient pas les choix conseillés ou de les inciter à les suivre : imposer un module supplémentaire (de culture générale ou d’expression ?) aux bacheliers professionnels qui s’orienteraient néanmoins vers l’Université, accorder une bourse spécifique aux bacheliers brillants qui renonceraient à des études courtes pour choisir l’université, etc. On peut aussi noter qu’une manière d’inciter les jeunes à des choix d’orientation réfléchis serait de rendre plus coûteuses les études supérieures (avec une contrepartie sous forme de bourses plus conséquentes pour les moins favorisés), mais cette piste semble aujourd’hui socialement inacceptable. [4]

Dans ce contexte, pourquoi s’intéresser aux filles et en particulier aux filles de milieux populaires ? Minoritaires dans les établissements d’enseignement supérieur au début du XXe siècle, les filles représentaient 55,1 % des étudiants en 2016. Dans le même temps, l’enseignement supérieur accueille de plus en plus d’étudiants de milieu populaire, de bacheliers technologiques et professionnels, et cette démocratisation se fait, en premier lieu, dans les Sections de techniciens supérieurs (STS) et à l’université (Poullaouec, 2004 ; Beaud et Millet, 2018). Toutefois, au sein des classes populaires, les garçons s’orientent encore (ou sont orientés) massivement vers l’enseignement professionnel court (CAP, BEP) dès le collège (Palheta, 2012 ; Depoilly, 2014), et entreprennent en conséquence moins que les filles des études supérieures. Ainsi, la démocratisation de l’enseignement supérieur repose en grande partie sur l’essor de la scolarisation féminine, mouvement que C. Baudelot et R. Establet qualifient de révolution silencieuse (2005). Non contente de perpétuer la mise à l’écart des garçons des classes populaires, majoritairement orientés vers les filières professionnelles de l’enseignement supérieur, la loi ORE risque également, comme nous allons le montrer, de fragiliser l’accès des filles — et notamment des milieux populaires — à l’enseignement supérieur. En cela, elle pourrait ainsi remettre en cause cette dynamique de démocratisation de l’enseignement supérieur.

Un dispositif d’auto-sélection, le questionnaire d’auto-évaluation en droit
La forme la plus aboutie de la politique de gestion des flux par l’auto-sélection est à l’œuvre dans les filières de Droit. Un questionnaire d’auto-évaluation a été conçu par les facultés de Droit. Les candidats devaient obligatoirement y répondre pour valider leur candidature. Les résultats obtenus ne sont pas connus des formations, mais seulement des candidats invités dès lors à s’« interroger sur la pertinence de leur candidature ». Les effets de ce dispositif sont d’ores-et-déjà manifestes. Alors que le nombre de candidats à l’enseignement supérieur est en hausse cette année et le nombre de vœux émis relativement stable (dossier de presse Parcousup, avril 2018), on note une baisse de 18 % du nombre de candidats en Droit (-12 % pour l’ensemble des licences non sélectives). La baisse du nombre de vœux en Droit affecte différemment les universités d’Île-de-France. Les universités parisiennes résistent mieux que les autres aux défections, ce qui laisse présager une segmentation spatiale forte de l’enseignement supérieur avec la réforme et la fin des vœux groupés obligatoires (Figure 1).

Rappelons également que si elles sont majoritaires dans le supérieur, les filles restent toutefois peu représentées dans certaines filières sélectives comme les classes préparatoires (42,6 % [5]) et, surtout, les grandes écoles scientifiques (22,2 %). Lorsqu’elles parviennent à accéder à ces bastions masculins, c’est souvent au prix d’une sur-sélection scolaire et sociale (Blanchard, Orange et Pierrel, 2016). La féminisation de l’enseignement supérieur se joue donc principalement dans les formations universitaires (58,2 %) et dans les écoles paramédicales et sociales (84,6 %). La réforme de l’entrée à l’université affecte donc, d’abord, les filles. Si l’Université accueille nombre de néo-bachelières, elle n’en demeure pas moins divisée entre des formations « masculinisées », essentiellement en sciences et techniques (62,5 % de garçons) et des formations « féminisées » comme dans le domaine de la santé, les licences de Lettres, Langues et Sciences humaines (69,7 % de filles), ou de Droit, Économie, Gestion (pour les mieux dotées scolairement et socialement ; voir Convert, 2010). Ces différences d’orientation reflètent les rôles attribués aux hommes et aux femmes dans la société, ainsi que la socialisation genrée qui, dès le plus jeune âge, et ensuite avec l’école, contribue à valoriser des compétences différentes chez les filles et les garçons et les amène à se construire des aspirations scolaires et professionnelles différenciées (Bosse et Guégnard, 2007 ; Vouillot, 2007).

Données à l’appui, l’enjeu ici est de montrer comment la loi relative à l’Orientation et à la Réussite des Étudiants (loi ORE) adoptée au sénat en février 2018 (I) et enrichie de l’amendement Grosperrin (II) risque d’entretenir, voire de renforcer, ces différenciations sexuées et sociales d’accès et d’orientation à l’université.

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[1L’enquête présentée ici a été menée avec Mathilde Apelle, Corinne Davault, Margot Delon, Nicolas Larchet, Myrtille Picaud, Pierre-Édouard Weill et les étudiants de sociologie, d’anthropologie et d’administration économique et sociale des Universités Paris Nanterre, Paris 8 Vincennes–Saint-Denis, Bretagne occidentale et Le Havre Normandie. Nous tenons à remercier vivement tous nos étudiants pour leur précieux travail et leur implication dans la réalisation de l’enquête. Nous remercions aussi Marianne Blanchard pour ces précieux relectures et conseils.

[2Les bacheliers des séries technologiques et professionnelles sont davantage représentés dans les Sections de Techniciens supérieurs (Orange, « Comprendre la sélection », 21 février 2018). À Paris 8, établissement emblématique de la démocratisation de l’enseignement supérieur du fait de sa localisation en Seine–Saint-Denis, la part des bacheliers atteint à peine les 10 % (OVE 2016-2017).

[3Étude d’impact, projet de loi relative à l’orientation et la réussite des étudiants, NOR : ESRX1730554L/Bleue-1, 16 novembre 2017, p.10-11.

[4Rapport pour le HCE, préparé par M. Duru-Bellat et E. Perretier, L’orientation dans le système éducatif français, au collège et au lycée, 2007, p. 60.

[5Repères et références statistiques. Enseignements, formation, recherche, ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2017, p. 177.