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« Monsieur le PDG du CNRS, savez-vous ce que votre darwinisme fait à la recherche ? »- François-Xavier Fauvelle, "Le Monde", 23 décembre 2019

lundi 23 décembre 2019, par Laurence

François-Xavier Fauvelle est historien et archéologue spécialiste de l’Afrique, professeur au Collège de France titulaire de la chaire « Histoire et Archéologie des mondes africains »

L’historien interpelle, dans une tribune au « Monde », Antoine Petit, président-directeur général du CNRS, après le plaidoyer de celui-ci en faveur d’une recherche plus compétitive. Ce n’est pas, estime le professeur au Collège de France, ce qui améliorera les performances, mais ce qui les entrave aujourd’hui et pourrait les détruire demain.

Antoine Petit, PDG du CNRS, le plus grand organisme français de recherche, a livré à la communauté scientifique et au public sa vision du monde de la recherche et les orientations qu’il compte faire inscrire dans la future loi de programmation [Les Echos du 26 novembre, Le Monde du 18 décembre]. Quelques « petites phrases » savamment dosées et plusieurs fois réitérées ont fait bouillir l’immense majorité de la communauté scientifique. Selon Monsieur Petit, la recherche serait un monde « darwinien  » dans lequel les « meilleurs » chercheurs et équipes devraient être favorisés par des lois « inégalitaires », et les autres condamnés à la disparition.

De tels propos reflètent une ambiance politique décidément à la mode, qui aime à se représenter la société comme le théâtre d’un combat à mort dont sortent des « vainqueurs » (winners) et des « perdants » (losers). On croyait à tort ce darwinisme social confiné à certaines marges idéologiques de nos sociétés. Car comment peut-on lucidement plaider pour que des lois naturelles qui expliquent la lutte pour la survie des espèces deviennent des lois normatives s’appliquant à la société ? M. Petit nous dit qu’il aurait été mal compris et que ce darwinisme social serait très éloigné de ses valeurs personnelles [Le Monde du 18 décembre]. Le problème, voyez-vous, M. Petit, c’est que ce sont vos mots et vos formules qui nous permettent de juger de vos valeurs.

Les propos d’Antoine Petit ne sont ni tout à fait neufs ni surtout de nature à améliorer le système français de recherche. Ils s’inscrivent dans une histoire déjà longue de gouvernance managériale du milieu académique, appliquée par tous les gouvernements successifs depuis deux décennies et dont M. Petit est aujourd’hui l’instrument. Le mot d’ordre de cette gouvernance est : soyez plus « compétitifs ». Les moyens pour y parvenir sont la précarisation, l’évaluation, et à présent la sélection darwinienne.

Un supposé « modèle américain » caricaturé

Ce discours n’a cessé de brandir deux instances qui commanderaient une telle orientation. D’une part un supposé « modèle américain » caricaturé, qui garantirait des résultats quantifiables (comme par le classement dit « de Shanghaï ») dans un environnement de compétition internationale. On a donc « américanisé » le système français de recherche. Par l’assèchement des crédits récurrents des laboratoires et des universités, on a jeté chacun contre tous en quête d’un poste salarié, d’un programme financé ; on a multiplié les procédures d’évaluation ; on a diminué le nombre de postes et multiplié les contrats courts. Mais on a oublié de compenser cette pression supposément « vertueuse » par des conditions «  américaines » de recherche : la sécurité de l’emploi (dont bénéficient, sauf banqueroute de leur institution, la quasi-totalité des universitaires en poste aux Etats-Unis, universités publiques et privées comprises), les salaires plusieurs fois supérieurs à ceux de la France, les crédits de recherche systématiquement alloués aux chercheurs individuels, l’accès à de multiples agences de financement.

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