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La révélation d’une liste noire de grévistes jette un froid à la fac de Toulouse, par Emmanuel Riondé, Médiapart, 11 janvier 2020

dimanche 12 janvier 2020, par Laurence

L’université Jean-Jaurès de Toulouse est secouée par la récente révélation d’un échange de courriels internes datant de 2018 invitant à pénaliser des personnels engagés dans le mouvement de grève. Une authentique « liste noire » qui pose la question du fichage politique et celle de la mainmise technologique exercée sur les personnels de la fac.

Pour lire cet article sur le site de Médiapart

Légèreté coupable ou total sentiment d’impunité ? Dans un courriel daté du 14 mai 2018, et adressé à plusieurs dirigeants d’UFR, l’adjoint au directeur général des services (DGS) de l’université Jean-Jaurès de Toulouse (UT2J), François Pelisset, est on ne peut plus explicite : « Comme cela a été fait en UFR SES, et à titre préventif pour limiter toutes nouvelles perturbations, nous vous invitons à nous indiquer d’éventuels agents de vos UFR auxquels il conviendrait de limiter les droits d’accès sur leur badge Salto au regard de leur engagement dans le mouvement de blocage de l’Université. » Soit, tracée noir sur blanc, une invitation à établir des listes d’enseignants et personnels administratifs grévistes, pour mieux les punir.

En ce printemps 2018, la fac du Mirail sort tout juste d’un long mouvement de grève et de blocage dur débuté en décembre 2017, s’inscrivant pour partie dans la mobilisation nationale contre Parcoursup (voir notre article à l’époque).

Ce courriel, écrit juste cinq jours après l’évacuation des grévistes-bloqueurs du campus par les CRS, fait suite à un autre adressé deux jours auparavant par Michèle Saint-Jean, directrice de l’UFR Sciences espaces société (SES – qui regroupe cinq départements, 200 enseignants et 5 000 étudiants) dans lequel elle dresse une liste nominative de 24 personnes (10 enseignants du département de sociologie, 8 de Sciences de l’éducation, 1 d’éco/gestion et 5 personnels administratifs) « en prévision de la réouverture de l’université et en vue de restreindre la capacité de leur badge Salto ».



Depuis la « reconstruction » de l’université dans les années 2010, ces badges nominatifs ont remplacé les clefs pour permettre aux agents d’accéder aux salles et bureaux. La directrice de l’UFR propose de limiter ces accès pour un certain nombre de personnes. Une initiative saluée le lendemain par le DGS de l’université, Alain Miaoulis, aujourd’hui sur le départ, avec un enthousiaste « C’est une excellente idée  »… Alors administrateur provisoire de l’université, Richard Laganier, devenu depuis recteur de l’académie de Nice, est en copie de cet échange de courriels.

« Violation du droit de grève »

Un échange dont le syndicat SUD-Éducation de l’UT2J qui l’a révélé mardi 7 janvier, condamne le caractère politique : « Non seulement l’administration a cautionné, mais aussi encouragé cette méthode de fichage et de répression politique  », s’indigne le syndicat dans un communiqué très bref le jour-même, soulignant que « ces listes sur base de délation sont immorales et illégales  ».

De fait, pour Isabelle Taraud, avocate spécialiste en droit du travail au barreau du Val-de-Marne, contactée par Mediapart, aucun doute : « C’est une violation du droit de grève et une forme de discrimination », et la preuve écrite de l’existence d’un tel échange « peut permettre de demander l’annulation des mesures de représailles prises à l’époque  ».

En l’occurrence, le mal est fait : au cours des jours et des semaines qui ont suivi cet échange de courriels, les personnes figurant sur la liste ont bien eu des difficultés à accéder à certains lieux. « Je me rappelle que je n’ai eu accès qu’à mon bureau alors que, normalement, ma fonction me permet d’aller dans l’ensemble des bâtiments de l’UFR, se souvient l’un des personnels administratifs blacklisté. Ça a été pénible, j’ai été limité dans mes missions. J’en avais parlé au DGS qui m’avait répondu qu’il n’était pas au courant et que ce devait être un problème informatique… »

Mireille Bruyère, enseignante en éco-gestion, se souvient « d’avoir été embêtée  » pour accéder à certaines salles. « Mais comme il y avait des bugs parfois, ça ne m’a pas marquée plus que ça. »

En revanche, pour elle, comme pour l’ensemble des personnes concernées que nous avons rencontrées, l’annonce de la constitution d’une telle liste est un véritable choc. « Je suis scandalisée, résume-t-elle. C’est de la discrimination politique et peut-être syndicale, ça touche même aux droits fondamentaux de l’être humain. » Membre des économistes atterrés, enseignante à la fac du Mirail depuis dix-sept ans, Mireille Bruyère était « très impliquée  » dans le mouvement de 2018. Et confirme que l’ensemble des personnes listées étaient bien engagées dans la mobilisation de l’époque, à des « niveaux d’engagement différents  ».

Même colère du côté du collectif d’enseignants « blacklistés de sociologie » comme s’auto-désignent les dix profs de ce département qui figurent dans la liste. « On va faire en sorte de s’organiser pour que l’ensemble des personnes qui ont participé à ce procédé soit contraintes de s’expliquer, prévient l’une parmi ces enseignants. Ils doivent nous dire comment on arrive à dresser une telle liste et pour quel usage. »

Interrogé à ce sujet, le cabinet de l’actuelle présidente de l’université, Emmanuelle Garnier, en poste depuis novembre 2018, n’a pas répondu directement à nos questions, nous renvoyant sur un communiqué publié vendredi 10 janvier au soir (voir notre boîte noire). Rappelant qu’elle « n’était pas en fonction au moment des faits en cause », la présidente annonce avoir « adressé une saisine auprès de Mme la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation afin que celle-ci diligente une mission d’inspection » et ce « afin d’établir avec précision les faits en cause et de les qualifier ». La présidente conclut en rappelant « son attachement au pluralisme des opinions politiques et syndicales au sein de l’université, et son refus de toute discrimination ».

Un communiqué en deçà des attentes. Avant sa publication, les « blacklistés de sociologie » s’étonnaient de l’absence de « condamnation claire du procédé et d’un témoignage de solidarité  » émanant de la présidente.

Les inquiétudes soulevées par la révélation de ces mails s’articulent autour de deux questions : « La répression et la maltraitance des enseignants et des personnels après les mouvements de grève et l’usage de ces badges  », résume un chargé de cours figurant dans les 24. « À la fac, tu passes toujours devant des jurys constitués par des pairs pour publier des articles, avoir un poste, un avancement, etc. », rappelle-t-il. Concrètement, « on s’inquiète des usages possibles qui peuvent être faits de cette liste dans le cadre de l’évolution de notre carrière  », développe une enseignante de sociologie.

Ce sentiment qu’il existe parfois des sanctions politiques non dites, insidieuses (un poste qui se refuse, un emploi du temps mal fagoté lors d’une rentrée suivant un mouvement social, etc.) n’est pas nouveau sur la fac. « Ce n’est jamais très clair. Mais là, on a une preuve concrète  », note un enseignant. Qui, comme les autres blacklistés, constate avec amertume que celles et ceux qui ont reçu ce mail à l’époque n’ont pas moufté. « Le DGS et les autres directeurs d’UFR auraient dû dire quelque chose. Ce silence, cette indifférence, je crois que c’est la pire des choses », témoigne l’un des personnels administratifs.

D’autant qu’en l’absence d’autres courriels, on ne sait si les responsables des autres UFR ont eux aussi constitué des listes comme les invitait à le faire l’adjoint au DGS.

Pour plus « technique » qu’elle puisse paraître, la question des badges est tout aussi insidieuse. Ces fameux badges Salto « sont nominatifs, explique Mireille Bruyère. En début d’année, on dit quel est notre département et à quelles salles et espaces on doit accéder. Mais ensuite ils ont la possibilité, à distance, de nous bloquer l’accès à des salles sans nous prévenir et sans nous en donner la raison  ». Exactement ce qui s’est passé en mai 2018, les responsables de cette entrave volontaire à la circulation des 24, se réfugiant alors derrière un « bug informatique » bien pratique.

« Ces moyens technologiques mis en place ces dernières années prennent trop de place à l’université », dénonce l’enseignante. « C’est un vrai sujet, note le chargé de cours, on est toujours sous le risque de voir une porte qui refuse de s’ouvrir sans jamais trop savoir pourquoi… Il faut en finir avec ces badges. » Ceux-ci permettent, de fait, d’exercer un contrôle et une mainmise à distance sur les déplacements de l’ensemble des agents de l’université.

S’étant réunis, par département ou ensemble, depuis la révélation de cette liste, les 24 s’apprêtent à saisir le CHSCT de l’université et à faire une demande de protection fonctionnelle.

En attendant, alors que la fac connaît actuellement un nouveau mouvement de grève dans le cadre de la lutte contre le plan de réforme des retraites, il faut y retourner. « Et là, quand on va se recroiser, ça va être très compliqué… », soupire l’un des blacklistés.