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En cours, pas en ligne - Des vivants pas des écrans - ULB, juin 2020

lundi 8 juin 2020

Des collègues de l’Université libre de Bruxelles organisent une mobilisation contre la rentrée virtuelle imposée par la direction de leur université.

Manifeste Non à la rentrée virtuelle à l’ULB !

Ce jeudi 28 mai, nous, enseignant·e·s, assistant·e·s, chercheur·euse·s, travailleur·euse·s et étudiant·e·s de l’ULB apprenons par la presse et par un message de nos autorités quelles seront les dispositions prises pour les examens de la seconde session et pour l’organisation de nos enseignements et de notre travail à la rentrée académique. Cette annonce intervient au moment où, partout dans le pays et en Europe, les indicateurs sanitaires passent au vert et où l’on s’apprête à sortir du confinement. Quelle dissonance ! Loin de nous l’idée de remettre en question des mesures visant à assurer la sécurité de toutes et tous quand la situation le justifie, mais il nous semble que le message de nos autorités témoigne surtout d’une fuite en avant vers l’enseignement à distance et l’adoption d’outils standardisés fournis par les multinationales du numérique.

Sans préjuger de la situation sanitaire à la rentrée, nous sommes sidéré.e.s par la nature des « solutions » imposées par nos autorités et par la façon dont celles-ci ont été décidées. Après avoir vu décrocher parfois plus de 50% des étudiant·e·s des cours « digitalisés » (dont certain·e·s ont décidé de mettre fin à leurs études) ; après avoir constaté que près de 80% des étudiant·e·s estiment que le fait de ne plus assister physiquement aux cours a eu un impact négatif sur leur apprentissage ; après avoir expérimenté pendant deux mois et demi la pauvreté des réunions zoom, skype, teams, et autres, et la fatigue mentale qu’elles génèrent ; après avoir goûté l’insipidité des interactions que permettent les outils numériques et l’injustice et le stress qu’entraînent les évaluations organisées sous ces formats, nous disons « ça suffit ». Non, nous ne nous soumettrons pas à ce nouveau dictat. Voici les raisons de notre refus.

Contrairement à ce qui est affirmé dans les messages récurrents de nos autorités, le basculement au tout digital n’était pas la seule solution possible au mois de mars. Il y en avait beaucoup d’autres : suspendre les cours le temps du confinement, décaler les sessions d’examens, les supprimer ou diminuer drastiquement leur nombre, diminuer la matière ou l’arrêter, laisser plus de choix aux étudiant·e·s et aux enseignant·e·s dans la réorganisation pédagogique. Mais les autorités de l’ULB (comme c’est le cas des autres universités) ont préféré nous user par leur choix de vouloir absolument « tout » continuer le plus « normalement » possible. Leurs remerciements pour notre « implication et notre dévouement sans faille » est déplacé. Nous n’avons pas été sans faille, heureusement, et nous ne nous sommes pas tous·tes impliqué·es dans les modalités proposées parce que nous n’en avons pas eu les moyens ou que nous avons voulu résister à cet emballement de la machine.

La concurrence effrénée entre les universités explique en grande partie les situations absurdes que nous avons vécues durant cette crise, qui ne seraient que surréalistes et irrationnelles si elles n’étaient pas dramatiques pour les personnes. Dans un système « d’enveloppe fermée », la peur viscérale de perdre leur «  part de marché  » recroqueville les autorités universitaires autour de la construction de leur image et des valeurs supposées de leur « attractivité ». Elles en viennent à répéter, comme un mantra, que « leur » université est la meilleure, et à se complaire dans l’autosatisfaction. Oser dire que « le basculement dans l’urgence vers un enseignement digital totalement à distance a été réussi  » (cf. message du 28 mai) est tout simplement choquant au vu des situations vécues par de très nombreux.euses étudiant.es et alors même que les autorités n’ont mené aucune enquête auprès des enseignant·e·s.

Par peur d’être « dépassées » par les soi-disant « meilleures », les autorités universitaires en viennent à vouer un culte à la technologie vendue par d’autres comme la garantie de rester « innovantes », valeur cardinale du marché. Et elles passent de gros contrats avec des multinationales qui, de leur côté, se réjouissent de pouvoir mettre la main sur tant de données, parfois stratégiques. Pire encore, pour maintenir ou agrandir leur part de marché, les autorités universitaires adoptent des conduites autoritaires en réduisant d’année en année les espaces de la délibération et leur capacité d’écoute. Au nom de l’urgence et de la santé, la gestion du Covid-19 a achevé le processus : la démocratie interne à l’ULB appartient désormais à l’histoire. Guidées par les impératifs économiques, les autorités naviguent hors sol, en complète déconnexion des réalités vécues par les étudiant·e·s, les enseignant·e·s et les chercheur·euse·s. Le plus important est de présenter une vitrine «  innovante », quel que soit le prix à payer en termes humains, démocratiques ou éthiques.

Dans un tel contexte, en cas de crise, aucun recteur, aucune rectrice n’aura jamais le courage de dire « ça suffit ! » par peur idiote de reconnaître que ni les étudiant·e·s, ni les enseignant·e·s, ni les services administratifs, ni le matériel n’étaient, ne sont et ne seront en état de passer à l’enseignement virtuel, fût-il hybride, et encore moins de reconnaître que celui-ci pose d’innombrables problèmes pédagogiques, sociaux, économiques et psychologiques. Dans un tel contexte, à quoi sert l’ARES ? Que fait la ministre de tutelle ? Seule cette course folle à la concurrence permet d’expliquer l’inexplicable. La plupart des secteurs sont dès à présent déconfinés, mais pas l’Université !

De notre côté, nous sommes écoeuré·e·s par l’indécence de nos autorités qui osent la formule de « stratégie de pédagogie innovante  » (cf. message du 28 mai) en y rangeant l’enseignement à distance comme un outil « parmi d’autres  » pour s’empresser, dans la même phrase, d’en faire la pierre angulaire de la rentrée académique…. et de nous proposer un blended learning (l’anglais, ça fait toujours plus sérieux) et des podcasts de nos cours, sans même nous demander notre avis sur le droit à l’image et sur notre acceptation de dispositifs enregistrés, audio ou vidéo. Plus généralement ces dispositifs d’enseignement bafouent notre liberté académique qui porte autant, rappelons-le, sur les contenus que sur les modalités d’un enseignement.

En réalité, le choix de nos autorités est une marche forcée vers l’université numérique, en utilisant un prétexte sanitaire. Elles ne s’en cachent même pas, renvoyant explicitement au Plan stratégique Cap 2030 adopté l’an passé et qui annonce des formats « innovants », des « outils numériques » et la « rationalisation » des activités d’enseignement. La crise sanitaire est donc une opportunité, voire une bénédiction pour nos autorités. Caroline Pauwels, rectrice de la VUB, notre université « sœur », ne disait pas autre chose dans son message sur youtube le 25 mars dernier. Le Covid a bon dos pour imposer des solutions technologiques standardisées, au mépris de l’examen de chaque situation spécifique. Pourquoi un cours, une séance d’exercices, un séminaire, un labo, une série de travaux pratiques avec 50 étudiant·e·s ne pourraient-ils reprendre avec les précautions des gestes barrière ? Que faire des visites de terrain qui fondent la formation dans certains cours alors que rien n’interdit de les organiser du point de vue sanitaire ?

Cette expérience forcée offre un tremplin idéal pour celles et ceux qui voudraient, à moyen terme, remplacer une partie des enseignements par des formules à distance. Les « managers » s’activent déjà sans doute sur leurs calculettes, afin d’estimer les économies en locaux, chauffage, salaires, etc que cela permettra. Au stade suivant, on remplacera les cours « de base » (introduction à la sociologie, chimie générale, économie politique, etc.) par un cours unifié pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, voire pour chaque « aire linguistique », niant ainsi toutes les différences épistémologiques et les pensées critiques possibles. Certains l’évoquent déjà comme un choix souhaitable Et au stade d’après, pourquoi aurions-nous encore besoin d’enseignant·e·s ? Les Gafam ou autres multinationales à visées purement mercantiles fourniront tout aussi bien les contenus. A l’université, c’est sûr, on n’est plus invité à penser critique ni même à penser tout court.

L’ULB annonce aussi qu’elle investit 900 000 € … Quel cynisme ! Il faut lire derrière les lignes. Ces 900 000 € serviront à « organiser les enseignements selon ce schéma et […] permettre une plus grande flexibilité dans l’accueil des étudiant·e·s » et « apporter un soutien en personnel pour venir en appui au corps enseignant ». En clair, d’une part, elle investira dans du matériel et des plateformes informatiques pour assurer l’enseignement à distance et, d’autre part, elle sous-emploiera du personnel qualifié (jeunes chercheurs, assistant.e.s à temps partiel,…) pour assurer des tâches logistiques (encodages, correction d’épreuves « en continu »)… alors que voilà des années que le personnel universitaire demande une revalorisation de ses conditions de travail (plus d’enseignant.e.s de plein exercice, plus d’assistant·e·s engagé·e·s dans de bonnes conditions). L’université vit depuis des décennies de bouts de chandelles. Mais 900 000 € sont libérés pour accélérer sa transition numérique plutôt que pour pallier son sous-encadrement croissant.

Alors que nous sommes collectivement épuisés par plusieurs semaines de continuité pédagogique à marche forcée, alors que de part et d’autre des plateformes numériques nous souffrons toutes et tous du caractère anxiogène et déshumanisé de la session en cours, nous devrions en plus, toutes affaires cessantes, nous mettre en ordre de bataille pour une rentrée en mode hybride. La belle affaire. Entre les examens en ligne, les corrections en ligne, les défenses de mémoire en ligne, les délibérations en ligne, il conviendrait aussi d’organiser en ligne ou de participer en ligne à des réunions destinées à rendre opérationnel un « plan de l’équipe rectorale pour l’année académique à venir » dont les fondements sont hautement contestables (voir plus haut) et les principes à peine compréhensibles. De qui nos autorités se moquent-elles ? Prennent-elles la mesure du trouble qu’elles sèment dans la communauté universitaire en annonçant que dans trois mois « il faudra continuer à utiliser le distanciel pour des raisons évidentes de sécurité sanitaire » alors même que les parcs animaliers sont rouverts depuis le 18 mai, que la STIB opère dès à présent sans restriction de capacité, que les bars et restaurants ouvriront cette semaine, et que les avions pourront prochainement voler avec un taux de remplissage de 100%. La promiscuité serait-elle plus importante dans un grand auditoire que dans une rame de métro de 700 places ou dans un Airbus A330-300 de 300 places ? Peu importe en fait. La coupe n’est pas seulement pleine, elle déborde de toutes parts. Cette fois-ci nous ne céderons pas !

Une vraie pédagogie est en présentiel et tout doit être fait pour la préserver.
Nous ne contribuerons donc pas à la mise en œuvre de la virtualisation de l’enseignement à l’ULB.
Nous cesserons le travail si des conditions pédagogiques dignes de ce nom ne sont pas assurées pour tous et toutes.
Notre déception et nos colères sont immenses, notre détermination l’est tout autant.

Je soutiens le manifeste ‘Non à la rentrée virtuelle à l’ULB’
Une initiative de l’Atelier des Chercheur·euse·s pour une désexcellence des universités