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Financer les SHS ? Une tribune de Mme Nowotny (ERC) - Blog Sciences² de Sylvestre Huet, Libération, 26 septembre 2013

jeudi 17 octobre 2013

« En mars dernier, le Congrès américain a décidé de supprimer la majorité du budget de la Fondation nationale pour la science (NSF) consacré aux sciences politiques – sauf à prouver que le financement bénéficie à la sécurité nationale ou aux intérêts économiques du pays. En parallèle, la fuite d’un projet de loi, le High Quality Research Act, a provoqué la controverse au sein de la communauté scientifique soulevant des craintes de voir le Congrès interférer avec le processus de subvention scientifique. Ces épisodes mettent en évidence deux problématiques : d’une part, la vulnérabilité particulière des sciences humaines et sociales et d’autre part, l’influence du monde politique dans les décisions de financement de la recherche.

Il est toujours tentant pour les décideurs politiques de se focaliser sur l’impact économique à court terme de la recherche scientifique, mais la plupart s’accordent pourtant sur le fait qu’il appartient au gouvernement de financer la recherche fondamentale. Paradoxalement, c’est aux Etats-Unis que cette approche politique a été mise en place pour la première fois avec la création de la Fondation nationale pour la science après la Seconde Guerre mondiale. Son succès était basé sur son indépendance politique et elle a fait des émules en Europe. Au Royaume-Uni, le principe dit « de Haldane » stipule que s’il revient au gouvernement de fixer le budget global de la science, les décisions de financement sont laissées à des experts indépendants. D’autres acteurs majeurs en Europe ont adopté des règles similaires. L’Histoire a montré que les sciences dites « dures », menée dans de bonnes conditions et orientée par la curiosité des chercheurs, amène à des découvertes capitales, des technologies révolutionnaires, des marchés et même des emplois nouveaux.

Les SHS offrent un regard critique

L’image publique des sciences humaines et sociales et leur impact, sont en revanche plus confus. Elles sont souvent perçues comme futiles, car elles n’aboutissent pas à des découvertes aussi spectaculaires que le GPS, Internet, le laser ou de nouvelles thérapies. Or un tel raisonnement utilitariste repose sur des idées fausses. Les sciences humaines et sociales produisent de la connaissance et apportent de nouveaux regards sur nos sociétés et notre passé, nos relations complexes aux autres et à notre environnement. Elles sont cruciales pour construire, comprendre et améliorer les (dys) fonctionnements de nos économies modernes. Elles offrent un regard critique sur les conséquences de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la croissance démographique. Elles forgent le pouvoir intellectuel permettant de répondre à certains des plus grands défis de notre monde globalisé.

Il est important d’apprécier les contributions des sciences humaines et sociales per se ; elles sont un important pivot de l’engagement public envers la science. Plus nous nous battons pour l’innovation scientifique et technologique, plus nous avons besoin d’innovation sociale. Ses bénéfices sont nombreux et sont intimement liés à la société. La science et la démocratie ne sont pas exemptes de tensions que les sciences humaines et sociales peuvent rendre productives grâce à une compréhension mutuelle.

Construction de mosquées et port du hidjab

Les agences de financement de la recherche, comme le Conseil européen de la Recherche (ERC), ont reconnu les sciences humaines et sociales comme un domaine de recherche vital. Prenez un sujet comme l’islam et la laïcité par exemple. On estime aujourd’hui à 50 millions le nombre de personnes de tradition musulmane en Europe, dont les nouvelles pratiques, les figures, symboles et signes de religiosité posent des questions inédites pour les démocraties européennes. La construction de mosquées ou le port du hidjab sont devenus des sujets autant religieux que culturels ou sociaux. Nilüfer Göle, une chercheuse de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, est financée par une bourse de l’ERC pour explorer la question de l’islam dans son rapport à l’espace public européen. De la même manière, le français Michael Bruter s’est penché sur la psychologie électorale et sur le comportement des électeurs dans l’isoloir, grâce à un financement de l’ERC. Ses études révèlent que l’électeur européen ne se détermine pas uniquement en fonction de convictions politiques ; le mode de scrutin, la solennité du bureau de vote ou encore l’histoire personnelle sont autant de facteurs qui génèrent une émotion au moment du vote.

La recherche d’excellence que mènent ces deux chercheurs permet d’approfondir notre compréhension des phénomènes politiques et sociaux du monde qui nous entoure. Au final, elle offre des clés pour permettre à nos décideurs politiques de proposer des législations appropriées. À l’ERC, les projets des sciences humaines et sociales sont traités comme ceux des deux autres domaines que sont la physique et l’ingénierie, et les sciences naturelles. Ses financements sont basés sur un seul et unique principe : l’excellence scientifique.

Dotée d’une longue tradition de bourses et d’universités reconnues à l’international, la France détient la troisième position dans ce domaine, derrière le Royaume-Uni et les Pays-Bas, dans les compétitions de l’ERC.

La Commission européenne a formellement reconnu l’influence inéluctable des sciences humaines et sociales dans son nouveau programme de recherche Horizon 2020. Plus de 28 milliards d’euros sont alloués aux « défis sociétaux » tels que l’efficacité énergétique, le changement climatique, la santé, le vieillissement de la population, la sécurité, la vie privée et la digitalisation. La Commission met les sciences humaines et sociales sur un pied d’égalité avec les sciences dites « dures ». La déclaration présentée lors de la conférence « Horizons pour les sciences humaines et sociales », organisée par la présidence lituanienne de l’Union les 23 et 24 septembre à Vilnius, représente un premier pas vers un nouvel écosystème. Cette initiative contribue à l’épanouissement de ce domaine de recherche crucial – pour le bien de l’Europe et celui de tous ses citoyens. »

Helga Nowotny Présidente du Conseil européen de la Recherche

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