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Où sont les femmes ? Pas dans les universités françaises en tout cas - Tribune de Vincent Berger, président de l’université Paris-Diderot, Libération, 8 juin 2011
vendredi 10 juin 2011, par
L’université reste à la traîne en matière d’égalité entre femmes et hommes. Alors que 59% des diplômés de l’enseignement supérieur sont des femmes, au grade le plus élevé, celui de professeur, on trouve moins de 20% de femmes. Dans les conseils centraux des universités, on compte à peine plus de 20% de femmes. Moins de 10% des universités européennes sont dirigées par des femmes (11% en France). Les sciences réputées plus féminines, comme la médecine, n’échappent pas au constat : les femmes représentent 65% des étudiants, mais seulement 17% des professeurs au sein de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, moins de 8% des chefs de pôles. Certaines sections du Conseil national des universités dans les disciplines médicales ne comptent aucune femme ! L’université se prive ainsi de la richesse qu’apporte la diversité humaine en termes de créativité, de qualité du travail en équipe, quand on associe des hommes et des femmes. Plus encore, l’université s’obstine à renvoyer à la jeunesse l’image masculine et stéréotypée de son vieux professeur, et celle d’un monde injuste envers les femmes. Les professeurs étant garants de l’autorité scientifique, pédagogique et politique, l’accès aux postes de professeurs constitue certainement le plus important des verrous à faire sauter et d’abord à comprendre. Comment expliquer le manque de femmes à ce niveau ?
Les femmes font preuve de moins de motivation pour briguer le titre de professeur. Cette véritable autocensure s’explique par une identification inadéquate au stéréotype du chercheur : un homme, original, passionné, génial et volontiers aventurier, libre et perdu dans ses pensées. Dès leur plus jeune âge, les filles intègrent cette image peu attractive du chercheur. L’accession au poste de professeur est par ailleurs un long processus de séduction intellectuelle qui nécessite une solide capacité d’autopromotion. Dans le registre de la séduction, la culture occidentale promeut encore le modèle de l’homme entreprenant, auquel répond celui de la femme passive séductrice, dans l’attente de se voir proposer quelque chose. Lorsqu’il faut se vendre et vendre ses travaux dans les conférences internationales, démontrer qu’on est le meilleur, quoi de plus normal que les hommes soient plus à l’aise, quand la publication du moi passe avant celle de la science ? En parlant avec de jeunes collègues, j’ai souvent été frappé de constater combien les femmes peuvent éventuellement avoir envie de « passer prof », alors que leurs homologues masculins craignent de ne pas y parvenir, ce qui est fondamentalement différent. La femme ne se maintient-elle pas à son insu dans une envie imaginaire tandis que l’homme, pris dans l’enjeu de la castration, redoute de perdre le symbole de pouvoir qui devrait naturellement lui revenir ? J’ai connu beaucoup d’hommes littéralement effondrés à l’idée de ne pas réussir à devenir professeurs, peu de femmes. La différence de perception est énorme, elle participe à cette autocensure féminine.
Le stéréotype du chercheur masculin influence également le jury lors du recrutement. On entre alors dans la discrimination. Les comités de recrutements sont composés de professeurs conformément au principe d’évaluation par les pairs, donc majoritairement d’hommes. Tout processus d’entretien comprenant une tentation de reproduction, comme nous le rappelle fort justement la Halde, il ne faut pas s’étonner d’une reproduction des élites masculines à l’université. Divers critères discriminants peuvent entrer en jeu inconsciemment. Les membres du jury penseront qu’un professeur doit faire preuve de charisme, avoir une voix grave ou une grande taille, autant de propriétés plutôt masculines. Ils penseront que la recherche au plus haut niveau laisse peu de place pour les enfants ou la famille. Plus encore, l’esprit de conquête intellectuelle n’est-il pas associé à une certaine agressivité, un goût de l’aventure, considérés comme plutôt masculins ? Ces stéréotypes profondément ancrés dans notre culture biaisent les jugements du jury. Il faut enfin ajouter le handicap lié aux charges de famille, encore majoritairement assumées par les femmes. A l’université Paris-Diderot, 69% des professeurs sont pères contre seulement 57% de professeures mères : la maternité est une circonstance défavorable pour devenir professeur. La jeune chercheuse et mère consacre moins de temps que son homologue masculin à accumuler les publications, pourtant décisives lorsque le temps des évaluations quantitatives sera venu. La jeune mère fréquente moins les conférences internationales, car elle s’éloigne moins facilement de son bébé. Elle se fait donc moins repérer au sein de sa communauté, s’investit moins dans les réseaux, qui amènent pourtant reconnaissance, nouvelles invitations à des conférences et nouvelles publications. Ce processus vertueux de cooptation, appelé « effet Matthieu », qui promet au scientifique qui s’expose d’être toujours plus exposé, défavorise les femmes. Sans parler des mères isolées, pour lesquelles la carrière universitaire devient une gageure.
Contre le phénomène d’autocensure, il faut montrer les chercheuses qui réussissent, multiplier les actions auprès des étudiantes et des jeunes chercheuses pour les convaincre de l’intérêt que leur institution leur accorde. Les repérer, les accompagner, faciliter leur participation à des conférences, les aider à valoriser leur travail. Contre la discrimination, s’efforcer de constituer des comités de sélection aussi paritaires que possible. C’est aussi le cas pour les conseils centraux de l’université, pour lesquels une modification de la loi LRU permettra d’imposer des listes électorales alternant les femmes et les hommes. Il faut enfin rompre avec cette évaluation devenue tellement quantitative qu’elle est vidée de son sens. Cesser d’encourager la science du moi, où les chercheurs font tourner la planche à publications en soignant leurs réseaux en suivant les effets de mode, en étant intensément présents et individualistes. Refonder l’évaluation des chercheurs sur une analyse profonde et qualitative de leur travail. L’évaluation des chercheurs sera de manière générale un chantier prioritaire dans la prochaine décennie.