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Pourquoi Didier Raoult a-t-il porté plainte contre Elisabeth Bik, enquêtrice sur les erreurs scientifiques ? - Florian Gouthière, Libération, 9 juin 2021
jeudi 10 juin 2021, par
Plusieurs institutions françaises comme le CNRS et l’ENS dénoncent une tentative « de judiciarisation du débat scientifique » destinée à intimider ceux qui critiquent les travaux de l’institut marseillais.
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Vous nous interrogez sur un litige opposant l’IHU de Marseille de Didier Raoult à deux scientifiques, la microbiologiste néerlandaise Elisabeth Bik et le neurobiologiste français Boris Barbour. Une plainte a en effet été déposée contre eux le 29 avril auprès de la procureure de la République de Marseille pour « harcèlement moral aggravé », « tentative de chantage », de « tentative d’extorsion », comme nous l’a confirmé l’avocat de l’IHU de Marseille Brice Grazzini. Selon les informations de CheckNews, ni Mme Bik ni M. Barbour n’ont encore été contactés par la justice dans le cadre de cette plainte. Le procureur peut classer l’affaire sans suite, ou ouvrir une enquête préliminaire.
Qui est Elisabeth Bik ?
Chercheuse spécialiste du microbiome humain de 2001 à 2016 à la faculté de médecine de l’université de Stanford, elle s’est depuis spécialisée dans un tout autre type d’investigation : la recherche d’indices de pratiques scientifiques douteuses dans la littérature académique, avec un talent certain pour détecter des anomalies dans les photographies illustrant les expériences (retouches suspectes d’images, réutilisations, etc).
Son intérêt pour la question, relate-t-elle à CheckNews, remonte à 2013. Consultant un chapitre d’un ouvrage de microbiologie, elle y reconnaît des extraits de l’une de ses propres publications. Après investigation, elle s’aperçoit que plus de la moitié du texte est un plagiat. Plus tard, dans les pages d’une thèse de doctorat, ses yeux s’arrêtent sur une photographie d’un gel d’électrophorèse (technique très courante permettant de comparer la taille de certains fragments génétiques) : des portions du cliché ont été dupliquées (et inversées) pour faire croire qu’une expérience distincte a donné les mêmes résultats. « Ce soir-là, je me suis demandé à quelle fréquence ce type de manipulations se produisaient… J’ai effectué des recherches dans les pages d’une revue scientifique dont les publications sont en libre accès, en cherchant d’autres articles présentant ce type d’images (gel d’électrophorèse), et ai rapidement trouvé d’autres cas de duplications ». Ce jeu de la chasse aux ressemblances est effectué bénévolement, sur son temps libre, jusqu’en mars 2019 – date à laquelle elle décide de se consacrer entièrement à cet exercice de « Science Integrity Detective », et propose aux internautes de la soutenir via un financement participatif. La chercheuse travaille également, de façon occasionnelle, pour des institutions et des éditeurs scientifiques lorsqu’une suspicion « d’inconduite en matière de recherche » est portée à leur attention. Bik vient aussi régulièrement en aide à des journalistes. En 2020, elle a notamment aidé le Guardian à révéler les nombreuses anomalies présentes dans un article du Lancet défavorable à l’hydroxychloroquine, basé sur des données douteuses de l’entreprise Surgisphere.
En règle générale, Elisabeth Bik se garde bien de qualifier les anomalies qu’elle détecte de « fraude », bien consciente que des erreurs involontaires de mise en page pourraient les expliquer. Toutefois, selon une estimation publiée dans la revue mBio en 2016, près de 4 % des articles biomédicaux contiendraient de telles « duplications inappropriées »… et plus de la moitié présenteraient des éléments suggérant fortement que la manipulation est intentionnelle. L’expertise de Bik en la matière est désormais largement reconnue, et a été saluée par des revues comme Nature ou des sociétés savantes comme la Société britannique de microbiologie (qui lui a décerné un prix en en 2021).
Qu’est-ce que PubPeer ?
Pour signaler les détails qui retiennent son attention aux auteurs des articles suspects, Elisabeth Bik intervient de façon très régulière et active sur la plateforme PubPeer.
Créé fin 2012 par le chercheur du CNRS Brandon Stell, et administré par Boris Barbour (rattaché au CNRS et à l’Institut de Biologie de l’École Normale Supérieure), ce site permet à tout un chacun de commenter – anonymement ou non – des articles scientifiques déjà publiés. La plupart des articles mentionnant l’adresse e-mail d’un auteur référent, celui-ci est automatiquement notifié de ces commentaires, et peut y répondre.
À ce jour, environ 40 000 articles y sont indexés, et 100 000 commentaires déjà postés. PubPeer défend le droit à l’anonymat de ses utilisateurs, supposément contrebalancé par « une modération stricte effectuée a posteriori sur les commentaires, afin que ceux-ci restent factuels et ne portent que sur des éléments relatifs à l’étude », comme nous l’a précisé Boris Barbour. « Toutes les alertes qui sont communiquées sur le contenu d’un commentaire sont examinées – même si ça n’est pas immédiat – et si des messages ou des passages enfreignent les règles d’utilisation, ils sont modérés. »
Une part importante des commentaires postés par les utilisateurs de PubPeer soulèvent des questions de méthodologie, interrogent la fiabilité des résultats ou pointent du doigt des anomalies suspectes. Si toutes les observations ne sont pas nécessairement pertinentes, il arrive parfois que les discussions amènent les revues éditrices des articles à s’interroger… et procéder au retrait des publications (comme par exemple en 2013 ou en 2014). Lorsqu’une étude particulière apparaît douteuse, il n’est pas rare que des contributeurs de PubPeer explorent les autres publications de son ou de ses auteurs… et révélant quelques cas d’enjoliveurs multirécidivistes.
Début juin 2021, Elisabeth Bik avait rapporté 4907 cas suspects sur PubPeer ou directement aux revues éditrices. Selon son propre décompte, au moins 471 de ces articles ont fait l’objet d’une rétractation, et 445 ont été corrigés.
Quel rapport entre Bik, PubPeer, et l’IHU de Marseille ?
En mars 2020, après que Donald Trump avait donné un écho mondial aux déclarations de Didier Raoult selon lesquelles l’hydroxychloroquine serait efficace contre la Covid-19, de très nombreux utilisateurs de PubPeer s’étaient intéressés à la première étude de l’IHU de Marseille supposée appuyer ces dires. Les nombreuses faiblesses méthodologiques de ces travaux, ainsi que divers faits surprenants (délai de relecture anormalement bref, revue éditrice dont le rédacteur en chef cosigne l’étude…) amènent à Elisabeth Bik à rechercher des informations sur les auteurs. La lecture d’un article journalistique publié dans Science en 2012 lui apprend que Raoult a été interdit de publication durant un an dans les revues de l’American Society for Microbiology en raison de données dupliquées dans des expériences distinctes (« une sanction collective », selon Didier Raoult). Elle se décide donc à consulter d’autres publications signées Raoult. Sachant que le prolifique professeur marseillais avait cosigné, les années précédentes, près d’un article tous les deux ou trois jours. Des articles présentant des images indûment dupliquées ou réemployées ? Jusqu’à présent, elle en a identifié une vingtaine, sur quelques centaines de documents consultés.
« J’ai aussi trouvé des articles susceptibles de soulever des questions d’ordre éthique », note-t-elle, tout en précisant que le droit français en la matière autorise et explique peut-être les situations qui l’interrogent. Au total, en un an, Elisabeth Bik a commenté sur PubPeer 86 articles signés de membres de l’IHU. « J’ai reçu des réponses – pas toujours aimables – concernant cinq articles, de la part de l’un des auteurs, Mikael Elias. » Parallèlement, d’autres contributeurs ont également exploré les articles de l’équipe de l’IHU, amenant à un total de 275 articles assorti d’au moins un commentaire.
Face à la profusion de notifications reçues par ses collaborateurs, l’IHU a réagi d’une façon radicale : la plainte judiciaire. « Dans cette situation, on dépasse le cadre de la critique scientifique, et il y a eu la décision, mûrement réfléchie, de déposer plainte », estime maître Brice Grazzini, qui confirme à CheckNews « qu’une plainte a bien été déposée, qu’elle est entre les mains du procureur de la République, et que les choses sont en cours ». La démarche a été effectuée au nom « de l’IHU, de Didier Raoult et d’Eric Chabrière ».
Elisabeth Bik se défend de toute intention de harcèlement. « Depuis mars 2020, j’ai signalé 2 229 articles sur PubPeer, en excluant du décompte les 86 articles de l’IHU. Il s’agit d’articles signés de chercheurs de pays tels que la Chine, la Turquie, Israël, les Etats-Unis. Vous ne pouvez donc pas dire que je me suis uniquement concentré sur les publications de Raoult ! » La plainte adressée contre Elisabeth Bik concerne également une « tentative de chantage » et une « tentative d’extorsion ». La raison ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, cela semble faire écho à des échanges assez anodins sur Twitter entre Bik et Chabrière.
Ainsi, le 27 novembre 2020, Chabrière lui demande publiquement des informations sur ses sources de financement. « Je ne suis pas payée par les compagnies pharmaceutiques », répond Bik. « Mais vous pouvez me soutenir sur mon compte Patreon », joignant un lien vers le site de financement participatif à son message. Chabrière demande des détails : « Vous êtes consultante et des sociétés vous paient ? » Réponse de l’intéressée : « Et bien, j’ai effectué des travaux rémunérés pour des universités et des éditeurs scientifiques, investiguant des articles contenant potentiellement des images problématiques. Je serais heureuse d’investiguer n’importe quel papier de votre institut également, dès lors que vous me payez pour cela :-) ». Chabrière répond à la suggestion ironique sans y voir de chantage : « Parfait, pouvez-vous m’envoyer un devis pour une analyse objective d’un papier de Fiolet et al ; publié dans la revue CMI. Merci d’avance ». Ce à quoi la Néerlandaise lui rétorque, non sans humour : « Je vais faire celui-ci gratuitement : toutes les images photographiques de ce document (il n’y en a aucune) me semblent correctes. »
Est-ce là toute l’affaire ? Maître Grazzini affirme à CheckNews que non. « Il y a d’autres choses qui ne sont pas publiques », assure-t-il, se refusant à détailler de quoi il s’agit.
Parmi les reproches adressés à Elisabeth Bik par Didier Raoult figurent également des termes employés dans ses commentaires sur PubPeer, qu’ils jugent « insultants » – par exemple un paragraphe dans lequel elle s’interroge sur le fait qu’une étude de l’IHU relèverait d’une « science néocoloniale » (notion qui renvoie aux recherches menées dans des pays en développement sans implication de chercheurs locaux). En octobre, sur LCI, le même Didier Raoult avait présenté Bik comme « une cinglée qui fouille les 3 500 publications que j’ai faites pour savoir si je ne me suis pas trompé ». Plus récemment, à la veille du dépôt de plainte, Raoult avait déclaré à propos de Bik et des recherches à son endroit qu’il s’agissait « soit de pathologie, soit de corruption, je n’en sais rien, mais c’est l’un des deux ».
Pourquoi la plainte vise-t-elle également Boris Barbour ?
La plainte visant Boris Barbour porterait sur des faits de « complicité », son site ayant constitué le moyen par lequel le « harcèlement » aurait été commis.
C’est la première fois en huit ans d’existence que la fondation étasunienne PubPeer, au travers de la figure d’un de ses administrateurs (de nationalité française), fait directement l’objet d’une procédure judiciaire (en 2014, un procès en diffamation avait été intenté aux États-Unis contre des usagers du site, et PubPeer s’était vu reconnaître le droit de refuser la transmission d’information permettant son identification).
En l’état, impossible de préjuger du devenir de la plainte visant Bik et Barbour. Celle-ci peut être classée sans suite, ou bien une enquête préliminaire peut être ouverte par le parquet.
Quelles ont été les réactions à l’annonce de la plainte ?
Après qu’Eric Chabrière a publiquement fait état du dépôt de la plainte sur le réseau Twitter, Elisabeth Bik s’est tournée « vers des avocats, et d’autres scientifiques qui ont été menacés par des plaintes similaires. J’ai également archivé les fausses affirmations que l’un des professeurs de l’IHU et ses followers ont tweeté… » explique-t-elle. Elle a également reçu, quotidiennement, de nombreux messages de menaces ou d’insultes.
Plusieurs institutions françaises ont également réagi à l’annonce de la plainte. L’Ecole normale supérieure (ENS), dont dépend Boris Barbour, a ainsi jugé dans un communiqué que la plainte déposée par l’IHU de Marseille consituait « clairement [une] tentative de judiciarisation du débat scientifique à des fins d’intimidation, qui est inacceptable. »
« Le débat entre pairs, plutôt qu’au prétoire, est le fondement de la vérité scientifique et les institutions qui le protègent (établissements, organismes publics, revues ou sociétés savantes) en sont garantes », a déclaré l’ENS. « La critique publique et ouverte des arguments de tel ou tel travail de recherche et de l’intégrité scientifique qui peut parfois être vive, doit se faire de la même façon entre pairs, et suit des règles propres que chacune et chacun doit respecter. Si les comportements personnels des chercheurs les uns à l’égard des autres relèvent du droit général, comme ceux de tout un chacun, et non de la science, la confusion des ordres – entre poursuites judiciaires et conflits scientifiques – nuit à tous, à la recherche de manière générale, et à la confiance qui lui est faite. »
Ce 7 juin, le CNRS a, à son tour, réagit, déclarant par voie de communiqué avoir « pris connaissance avec consternation » de la plainte. L’institution a expliqué « [ne pouvoir] se résoudre à la judiciarisation de la critique et de la controverse scientifique, indispensables lorsqu’elles sont constructives et argumentées. Elles sont, et doivent rester, un des principes fondamentaux de la recherche. Elles sont indispensables à l’avancée des connaissances. »
« Cette judiciarisation ne peut que conduire à des dérives néfastes à la démarche scientifique. […] Il serait dramatique de laisser croire que la vérité scientifique pourrait être décidée dans les tribunaux, ou sur les plateaux-télé. La validation scientifique doit rester avant tout basée sur celle des pairs. C’est la pratique en cours au niveau international, et cela est un impératif. Un prétoire n’est pas un laboratoire. »
Fait notable, le soutien du CNRS n’est pas inconditionnel, puisque le communiqué rappelle que l’institution « a toujours émis les plus grandes réserves sur le fait que PubPeer puisse publier des critiques anonymes sur des articles scientifiques, et contribue ainsi aux dérives de certains réseaux sociaux dans lesquels l’insulte et l’accusation anonymes sont devenues monnaie courante. » Une déclaration qui peut sembler hors sujet, dès lors qu’Elizabeth Bik signe ses contributions sur PubPeer sous son propre nom. Celle-ci a d’ailleurs souligné que la question de l’anonymat ne devrait pas entrer en ligne de compte dans ce dossier : « Si une personne crie au feu et que vous voyez de la fumée et des flammes, peu importe qui est cette personne, vous devez agir », a-t-elle tweeté. Du côté de PubPeer, les responsables du site ont déclaré que « l’intimidation en ligne et les menaces légales contre [Elisabeth Bik], qui signe ses critiques, sont des exemples de la raison pour laquelle PubPeer offre la protection de l’anonymat, qui est combinée à une modération stricte du contenu. »
Des observateurs n’ont pas manqué de rappeler que les contributeurs de PubPeer avaient, ces dernières années, interrogé l’intégrité scientifique de travaux de responsables ou de chercheurs du CNRS, Anne Peyroche (ancienne présidente du CNRS par intérim) ou Catherine Jessus (ancienne directrice de l’INSB du CNRS) ou Olivier Voinnet. D’autres ont relevé qu’en 2016, le Comité d’Ethique du CNRS (COMETS) conseillait, lui, « aux directions des instituts du CNRS [de] consulter très régulièrement » les principaux réseaux de commentaires post-publication « tels que PubPeer » afin de prendre connaissance « des débats qui traversent les communautés scientifiques et se présentent comme une réponse à certaines insuffisances [de la revue par les pairs avant publication] ».
Fait singulier, le COMETS du CNRS a émis son propre communiqué pour commenter l’affaire. « En demandant à Didier Raoult et à Éric Chabrière de rendre compte des articles qu’ils ont écrits, Elisabeth Bik et Boris Barbour ne font que leur métier », écrivent les auteurs. « La controverse relève en effet de l’activité scientifique, à partir du moment où elle obéit aux règles du débat intellectuel et où elle se fonde sur des faits objectivables. La plainte déposée par Didier Raoult et Éric Chabrière fait suite à un certain nombre de menaces qu’ils (ou leurs soutiens) ont lancées sur les réseaux sociaux. Ces procédés relèvent de stratégies d’intimidation inadmissibles. Le COMETS tient à faire part de son inquiétude face à de telles pratiques qu’il convient de condamner fermement. »
Une lettre de soutien à Bik a également été cosignée par 21 sociétés savantes et professionnelles (dont la Société des neurosciences ou la Société Française de Virologie) et plus de 2000 chercheurs, rappelant « l’immense contribution à la recherche scientifique » apportée par la chercheuse « par son travail difficile et indispensable de détection des erreurs dans les communications scientifiques publiées ». Un travail de « lanceur d’alerte » qui l’expose « à des risques personnels en tant que lanceuse d’alerte ». Ils dénoncent les insultes, le harcèlement et les menaces de l’IHU contre la chercheuse.