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Les chercheurs et la menace Bogdanov, Stéphane Foucart, Le Monde, 20 avril 2012 et S. Huet, Sciences2, 17 avril 2012
jeudi 26 avril 2012
A lire sur le site du Monde
Nombre de physiciens, d’astronomes, de cosmologistes n’en ont pas cru leurs yeux. Ce n’est pourtant pas un canular, mais une véritable dépêche de l’Agence France-Presse qui circule depuis la fin mars, et selon laquelle Alain Riazuelo, chercheur (CNRS) à l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP), a été condamné pour "contrefaçon", après une plainte de Grichka Bogdanov. L’astrophysicien avait publié sur son blog - pour en faire une vigoureuse critique - une "pré-thèse" de l’animateur et auteur à succès. Il a été condamné à verser 1 euro de dommages et intérêts au plaignant pour violation de ses droits d’auteur et à une amende de 2 000 euros avec sursis.
Rendu à la mi-mars, le jugement n’en finit pas de faire des remous. Une dizaine de chercheurs - parmi lesquels Jean Audouze, Luc Blanchet, Michel Cassé, Daniel Kunth - publiaient, mardi 17 avril sur le site du quotidien Libération, un long texte de soutien à leur pair. "La communauté des chercheurs s’est émue et ressent ce jugement comme une faute morale portant atteinte à l’éthique du protocole scientifique", écrivent-ils. D’autres initiatives sont en cours. En particulier, un autre texte de soutien à M. Riazuelo devrait être publié dans une prochaine édition de Ciel & Espace.
Dans un premier temps, M. Riazuelo avait récupéré auprès d’un chercheur britannique, John Barrow, un texte mathématique rédigé par Grichka Bogdanov, à une époque où ce dernier cherchait à rassembler un jury de thèse. M. Barrow n’avait pas donné suite, mais avait conservé copie de la "pré-thèse" en question.
Sa mise en ligne, par Alain Riazuelo, a-t-elle réellement porté préjudice à Grichka Bogdanov ? Ce dernier argumente que "le document mis en ligne datait de 1991 et n’était pas assez abouti pour être rendu public". Pour les chercheurs interrogés par Le Monde, les poursuites engagées à l’encontre de l’astrophysicien s’apparentent plutôt à une volonté d’éteindre toute critique sur les prétentions scientifiques des deux animateurs. Seuls 62 internautes ont cliqué sur le document...
L’affaire inquiète d’autant plus que d’autres chercheurs, également critiques, témoignent de pressions ou de menaces voilées de poursuites. "Entre novembre 2004 et février 2005, j’ai participé à un forum en ligne où certains se sont mis à parler des "travaux" des frères Bogdanov. Ces derniers sont intervenus, me demandant de lire un de leurs papiers, ce que j’ai accepté, raconte le mathématicien Damien Calaque (université Lyon-I, Ecole polytechnique fédérale de Zurich). Je l’ai ensuite durement critiqué, ajoutant qu’à mes yeux la thèse (en mathématiques) de Grichka relevait de l’escroquerie intellectuelle. Ils m’ont dit de faire attention et de replacer mes propos dans un contexte juridique..."
Les deux animateurs demandent ensuite à rencontrer le mathématicien pour le convaincre. La rencontre a lieu fin 2010 à Paris. "Ils m’ont expliqué qu’Alain Riazuelo serait "châtié", dit Damien Calaque. Je leur ai répondu que s’ils poursuivaient en justice un membre de la communauté scientifique, je n’hésiterais pas à témoigner contre eux."
Le cosmologiste Alain Blanchard, professeur à l’université Paul-Sabatier à Toulouse, avait pour sa part dit, dans un article publié en novembre 2004 sur le site d’Acrimed (acrimed.org), ressentir un "malaise profond" à l’idée que les thèses des deux animateurs, soutenues en 1999 et 2002, aient bénéficié d’"une validation institutionnelle de l’Université". Cette situation représentant à ses yeux un "dégât irréparable". "Pendant plusieurs jours, j’ai reçu, de la part des jumeaux, des coups de téléphone à mon bureau et à mon domicile pour que je retire mes propos, raconte M. Blanchard. Ils m’expliquaient en substance vouloir me protéger, puisque, selon eux, France 2 menaçait de poursuivre l’auteur de l’article en question et que je pourrais en faire les frais devant la justice... Il ne s’est finalement rien passé."
Sous la pression, l’astronome Jean-Louis Heudier avait, lui, demandé le retrait des propos qu’il avait tenus dans le même article... "J’y disais que l’intervention que j’avais accepté de faire dans leur émission avait été manipulée au montage, pour me faire faire l’éloge de leurs travaux, témoigne-t-il aujourd’hui. Vu l’ampleur prise par cette affaire, j’ai en effet demandé le retrait des propos qui m’étaient attribués dans l’article d’Acrimed. (Les frères Bogdanov) ont ensuite utilisé cela pour dire que ce retrait était la preuve que j’étais d’accord avec eux. C’est une autre de leurs manipulations."
Igor et Grichka Bogdanov démentent toute tentative de pressions sur des scientifiques. "Nous sommes ouverts aux critiques, mais lorsque celles-ci sont honnêtes et objectives, dit Igor Bogdanov. Or ce n’est pas la démarche de M. Riazuelo, qui nous poursuit de sa vindicte depuis 2004." Depuis des années, l’astrophysicien critique, en termes crus, les écrits des deux animateurs. Pourquoi, alors, ne pas l’avoir attaqué pour diffamation ? "Parce qu’il y avait prescription et que la violation du droit d’auteur était notre dernier moyen de le faire taire pour qu’il cesse de se comporter comme un délinquant", répond Igor Bogdanov.
En toile de fond de cette nouvelle affaire, une autre se profile. En octobre 2010, Marianne révélait l’existence et la teneur d’un rapport - anonyme et d’une nature inédite -, commandé par le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS), selon lequel les thèses accordées aux deux animateurs sont scientifiquement ineptes.
Là encore, les deux animateurs demandent à des scientifiques cités par l’hebdomadaire de retirer leurs propos. Et, là encore, l’affaire finira dans les prétoires.
Deux plaintes ont en effet été déposées contre l’hebdomadaire. "La première est classique, c’est une banale affaire de diffamation avec une vingtaine de mentions visées dans quatre articles, explique Me Nicolas Bénoit, le conseil de Marianne. La seconde est plus étonnante puisque les plaignants estiment que la divulgation du rapport en question porte atteinte à leur vie privée." Les deux plaignants confirment ces informations.
Le rapport du CoNRS ulcère les deux hommes, qui n’entendent pas en rester là, contestant la légalité et l’existence même du texte en question. "D’autres actions seront bientôt menées à propos de ce pseudo-rapport, prévient ainsi Igor. On devrait bientôt en entendre parler fortement." Son frère assure, de son côté, "détenir des preuves" contre "certaines personnalités haut placées au CNRS" dans la fuite du rapport.
Les intimidations des deux animateurs, dont la proximité avec l’entourage de M. Sarkozy est notoire, n’amusent pas les chercheurs. De source proche du CNRS - qui a assuré la défense de M. Riazuelo -, d’intenses pressions politiques se sont exercées pour que le président de l’organisme de recherche, Alain Fuchs, accepte de recevoir les deux hommes. Ce fut fait le 25 octobre 2010, bien que M. Fuchs démente avec force y avoir été contraint.
Et, dans la dernière affaire en date, la diligence des services de police alimente les soupçons. Déposée le 19 mai 2011, la plainte de Grichka Bogdanov a donné lieu à une convocation de M. Riazuelo signifiée moins d’une semaine plus tard... De plus, selon plusieurs témoins, en rendant son jugement le 14 mars, la présidente de la 31e chambre correctionnelle du tribunal de Paris a déclaré oralement que le chercheur avait "manqué de prudence", vu "la notoriété du plaignant".
Sollicité par Le Monde, Alain Riazuelo dit préférer s’abstenir de tout commentaire.
Stéphane Foucart
"Affaire Bogdanov : Des scientifiques soutiennent Riazuelo", S. Huet, Sciences2, 17 avril 2012
La conclusion du procès intenté par les frères Bogdanov à l’astrophysicien Alain Riazuelo a soulevé la colère de nombreux scientifiques.
Un texte signé de 11 astrophysiciens exprime cette colère et élargit la question posée par ce jugement étrange : quel est le statut de la parole scientifique dans notre société ?
Les auteurs de ce texte de haute tenue me l’ont envoyé. Il peut susciter un débat de qualité et je le publie donc en intégralité ci-dessous.
« Statut de la parole scientifique aujourd’hui.
Notre collègue Alain Riazuelo, astrophysicien à l’Institut d’Astrophysique de Paris et chercheur au CNRS, vient d’être condamné par la justice pour avoir mis en ligne un texte de l’un des frères Bogdanov, présentateurs bien connus d’émissions scientifiques à la télévision. Ce texte avait servi de support à une thèse ’’scientifique’’ des Bogdanov, et ses auteurs s’y référaient dans leurs ouvrages en des termes élogieux, tout en le protégeant de tout regard public, et donc de celui des scientifiques eux-mêmes. Comme le souligne toutefois le communiqué du CNRS suite au jugement rendu :
« Le chercheur [Alain Riazuelo] a soutenu qu’il pensait ce document du domaine public, puisque toutes les thèses scientifiques le sont, qu’il avait agi dans le cadre habituel du débat scientifique, et n’avait évidemment tiré aucun avantage financier de cette publication : dans un débat scientifique normal, on ne serait d’ailleurs jamais arrivé devant un tribunal. »
Pour lire la suite du billet de S. Huet