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Les TGIR sont des lieux de dépassement de la connaissance et de fabrication de la société du futur - Gabriel Chardin, CNRS Hebdo, 23 octobre 2014
vendredi 24 octobre 2014
TGIR : acronyme de " très grandes infrastructures de recherche "
CNRS Hebdo : Que sont les très grandes infrastructures de recherche ?
Gabriel Chardin : Les très grandes infrastructures de recherche sont des installations, des ressources ou des services dont la communauté scientifique a besoin pour réaliser des recherches de grande ampleur dans des domaines de pointe. Les télescopes, accélérateurs de particules, synchrotrons, lasers, moyens de calcul intensif, mais aussi les outils de production et gestion de données en sont quelques exemples. Ces infrastructures sont utilisées par les chercheurs de toutes les disciplines, en astronomie, biologie, physique, chimie, sciences humaines et sociales, sciences de la terre, etc. qui ont ainsi accès à des équipements très performants dans un environnement scientifique de haut niveau. On distingue les organisations internationales de recherche comme le CERN, l’ESA (European Space Agency), l’ESO (European Southern Observatory) ou l’EMBL (European Molecular Biology Laboratory), les très grandes infrastructures de recherche (TGIR) tels que les synchrotrons ESRF (European Synchrotron Radiation Facility) et SOLEIL, et les infrastructures de recherche (IR) comme le réseau RENATECH (voir l’encadré ci-dessous). Les enjeux scientifiques et technologiques, mais aussi les coûts de construction et d’exploitation, sont tels que les TGIR requièrent une collaboration et des moyens humains et financiers importants, très souvent internationaux.
CNRS Hebdo : Pourquoi la science a-t-elle besoin d’installations aussi importantes ?
G. C. : Les TGIR sont des lieux de dépassement de la connaissance et de fabrication de la société du futur. Grâce à ces immenses laboratoires, les chercheurs peuvent mettre leurs hypothèses à l’épreuve. Les recherches du CERN peuvent sembler se limiter à des connaissances fondamentales, mais la compréhension des interactions fondamentales pourrait déboucher sur d’immenses applications, tout comme la formule apparemment ésotérique E = m c2 a finalement conduit à la maîtrise de l’énergie nucléaire. Dans le cadre du projet ITER, l’objectif est de faire fonctionner en milieu contrôlé une source de fusion similaire à celle opérant au centre du soleil. En Namibie, avec HESS, le plus grand télescope au monde a permis un accroissement considérable des connaissances sur l’univers de haute énergie. En Suède, le projet ESS consistera, aux alentours de 2025, à créer des flux très intenses et pulsés de neutrons, générés par un faisceau de protons d’une puissance de 5 MW, une puissance jusqu’à présent jamais atteinte. Le CNRS s’implique également dans des TGIR dans le domaine des sciences humaines et sociales, comme HUMANUM, centrée sur le tournant numérique des SHS, ou PROGEDO qui cherche à définir une politique publique de données dans ce même domaine.
CNRS Hebdo : Quelles applications sont issues des TGIR ?
G. C. : Ces objets de compréhension peuvent sembler lointains mais les découvertes qui en sont issues aboutissent la plupart du temps à des transformations profondes de l’action de l’homme sur la nature, transformations qu’il est pratiquement impossible de prévoir à l’avance. Par exemple, c’est au CERN qu’on a trouvé le Boson de Higgs mais aussi le langage HTML, langage inventé à l’origine pour les besoins internes d’accès à l’information, et qui a conduit à l’explosion du développement du Web… Enfin, beaucoup d’applications sociétales sont issues des accélérateurs de particules : les synchrotrons réalisent des diagnostics de la structure de nombreux matériaux, des faisceaux gammas permettent de stériliser des aliments et de réaliser leur transport dans les pays émergents, les faisceaux de particules sont également utilisés pour le traitement de cancers en médecine, ou par l’industrie automobile pour le durcissement des peintures, par exemple. In fine, ces très grandes infrastructures permettent donc de répondre à des demandes sociétales. Dans le contexte d’épuisement des ressources naturelles notamment, plusieurs TGIR dans le domaine de l’énergie pourraient ainsi devenir tout à fait stratégiques.
CNRS Hebdo : Quel est le rôle du CNRS vis-à-vis de ces infrastructures ?
G. C. : Avec ses partenaires académiques et institutionnels, le CNRS gère les TGIR français pour le compte de la communauté scientifique. Il est partenaire de l’essentiel des 20 TGIR et des quelques 45 IR financées par la France. Dans le cadre du comité TGIR que je préside, nous accomplissons un travail de prospective scientifique et budgétaire, participons aux comités de pilotage des infrastructures, dialoguons avec les instituts mais aussi les autres organismes et notre ministère de tutelle. Nous jouons également le rôle de point de contact national pour les projets européens TGIR.
Pour le CNRS, en 2013 les TGIR et les IR représentent un budget annuel de 138 millions d’euros hors masse salariale. Des centaines de chercheurs et d’ingénieurs et techniciens sont détachés dans ces structures, qui embauchent également du personnel en propre. La communauté de ceux qui en bénéficient et les utilisent à intervalles réguliers est bien plus large et se chiffre en milliers de personnes.
Même si le financement TGIR ne représente en définitive qu’une assez faible fraction du budget consolidé du CNRS, l’organisme doit optimiser sa stratégie et ses investissements en termes de grandes infrastructures. De plus, le retour financier pour la France de plusieurs de ces TGIR est très supérieur à l’investissement financier initial. Dans le contexte financier actuel de la France, qui doit réduire son endettement et son déficit structurel, cet exercice de réflexion et d’optimisation est donc essentiel.
CNRS Hebdo : les TGIR sont parfois contestées car elles engagent les organismes de recherche pour longtemps et impliquent des emplois d’ingénieurs en grand nombre. Qu’en pensez vous ?
G. C. : Dans l’équilibre entre les trois niveaux émergence, programmes de taille intermédiaire et TGIR dont je parlais plus haut, il est clair et normal que les actions d’émergence connaissent, presque par essence, une forte proportion d’essais et d’échecs —desquels on apprend généralement beaucoup. Dans les programmes de taille intermédiaire (de l’ordre du M€), l’échec doit déjà être beaucoup plus rare. Dans le cas des TGIR, au vu des enjeux financiers et humains, une forte continuité et une grande cohérence sont nécessaires. Dans les conditions difficiles que nous connaissons, une certaine rationalisation pourra se révéler nécessaire, mais soyons conscients du fait que le niveau scientifique et technique des TGIR dans lesquels est engagé le CNRS est très généralement excellent. Par ailleurs, et on le voit dans les discussions actuelles sur la rationalisation de la liste ESFRI, ces très grandes infrastructures s’appuient sur des communautés d’utilisateurs de taille généralement importante. Le but n’est donc pas de stigmatiser, ou au contraire de sanctuariser, les TGIR, mais de trouver le bon équilibre entre les actions d’émergence, qui préparent l’avenir, et les « success stories », qui bénéficient de grandes infrastructures.
CNRS Hebdo : Quelle est votre mission pour les prochains mois ?
G. C. : Au cours des douze prochains mois, l’un des principaux chantiers consistera à mettre à jour la feuille de route ESFRI (nouvelles infrastructures européennes de recherche), ainsi que la feuille de route nationale des TGIR pour le CNRS. Sur ces feuilles de route, figurent à la fois des installations en cours de construction et celles en projet. Cette feuille de route doit être articulée avec la stratégie nationale de recherche de la France ainsi qu’avec la feuille de route de nos partenaires européens et internationaux. Nous y travaillerons durant toute l’année 2015, le processus s’achevant avec les deux mises à jour de la feuille de route nationale et ESFRI, début 2016.
Dans le cadre de la mise à jour de la liste ESFRI, la France a défendu l’idée que le nombre d’infrastructures de cette liste passe de 48 à 25, pour des raisons d’efficacité à la fois scientifique et budgétaire. En effet, dans l’hypothèse de budgets stables en R&D, nous jugeons préférable de focaliser l’effort et d’appliquer un principe de réalisme financier. Par ailleurs, nous définirons les priorités scientifiques grâce aux itérations avec nos partenaires européens, l’espace et le nucléaire restant deux priorités fortes pour la France.
Avoir et attirer des TGIR sur notre sol est bien sûr également d’intérêt stratégique. Nous avons beaucoup d’arguments à faire valoir en ce sens : notre expérience en la matière, le fait d’avoir des leaders mondiaux comme le CERN, la qualité de nos formations et notre environnement de recherche. Cela étant, nous accompagnons également l’émergence de nouvelles infrastructures, par exemple en Hongrie ou en Roumanie.
Ce sujet de l’optimisation de la politique d’innovation est très porteur actuellement. Le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a mis les infrastructures de recherche au centre du développement de la technicité et de la compétitivité européenne. Nous attendons avec impatience des précisions sur le plan très ambitieux de 300 milliards d’euros qu’il a annoncé.
Propos recueillis par Claire Debôves