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Compte rendu du sixième Grand Débat de l’EHESS , « Université et EHESS : concurrence ou coopération ? », 13/05/09, par Michel Barthélémy, chargé de recherche au CNRS (Centre d’étude des mouvements sociaux - EHESS)

lundi 18 mai 2009, par Elie

Conformément au thème du sixième des Grands débats de l’EHESS, un exposé
d’Olivier Godechot adoptant une approche historique, soutenue par une
étude statistique, a examiné la question de la place occupée par l’EHESS
dans le paysage universitaire, envisagée à partir de la production de
doctorats, et souligné les variations que celle-ci a connues depuis la
constitution en 1945 de son prédécesseur - sous le nom de sixième section
« sciences sociales » de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Au
terme de la discussion, une intervention de Fanny Cosandey, sur la
différence entre excellence et spécificité, a mis en avant ce qui fait
implicitement sens dans la formulation même de la question qui sert
d’intitulé au débat, à savoir : la question de la différence entre les
deux types d’institutions et la base sur laquelle aménager leurs relations
mutuelles. Mathieu Arnoux avait évoqué auparavant un aspect significatif
de cette différence dans le second exposé du débat, à partir de la
question du statut de directeur d’études cumulant, qui constitue une
exclusivité de l’EHESS. C’est ainsi que la discussion a pu soulever la
question du risque - ou de l’opportunité (?) - de voir disparaître cette
différence dans un avenir proche, sous les effets cumulés de la LRU, du
LMD et du déménagement de l’Ecole en attendant sa relocalisation
éventuelle sur le campus Condorcet.

Ainsi qu’on peut le constater, le thème abordé est d’une brûlante - et
certainement voué à une durable - actualité. Il conduit à prendre au
sérieux la manière dont, non plus uniquement un corps enseignant, mais une
institution qui a une (assez longue) histoire, redécouvre les fondamentaux
de celle-ci à l’occasion d’une crise - la réforme gouvernementale et le
mouvement universitaire - pour y puiser les ressources pouvant lui
permettre de « réinventer » son avenir à la lumière de son identité
passée. Ce processus n’est pas l’apanage de l’Ecole, mais est susceptible
d’être partagé par l’ensemble des membres de la communauté de l’ESR
(enseignement supérieur et de la recherche) dès lors qu’ils engagent une
démarche réflexive sur ce qu’ils sont et où ils vont. Il en résulte une
tout autre idée pratique de l’« autonomie » que celle qui, enfermée dans
la langue bureaucratique, voudrait plier tous ceux, à savoir les
établissements d’enseignement supérieur et de recherche et leurs membres
auxquels elle s’adresse, à ses règles atemporelles, anhistoriques,
impersonnelles et générales, sans tenir compte de ce qui a fait et
continue de faire leur identité particulière. A cet égard, le présent
débat, au-delà du devenir de l’EHESS considérée en elle-même, présente
l’intérêt de soulever un certain nombre de questions qui concernent
l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur.

L’enjeu de la délivrance du doctorat dans les relations de coopération et
de concurrence entre l’EHESS et les universités

Jusqu’en 1975, L’EPHE est un nain institutionnel par rapport aux
universités. C’est également un lieu d’expérimentation, notamment en
histoire, qui se tient à la marge des grands courants plus traditionnels
représentés à l’université. Si l’établissement prépare le doctorat, depuis
1958, celui-ci doit être néanmoins soutenu à l’université. Le diplôme de
l’EPHE, ouvert à tout candidat sans condition de diplôme, pour peu qu’il
soit accepté par un directeur d’études, est peu reconnu et peu
prestigieux. D’où la demande d’habilitation à délivrer le doctorat de 3°
cycle et le doctorat d’Etat, satisfaite en 1975. A partir de cette date,
et la création de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, avec un
statut d’établissement autonome, l’Ecole s’affranchit de la tutelle des
universités et sort de sa marginalité. Elle devient une institution
concurrente des universités par la production de doctorats de qualité et
en particulier dans quatre disciplines principales : sociologie, histoire,
ethnologie-anthropologie et sciences économiques. 6 à 7% de l’ensemble des
thèses soutenues en France en SHS sont délivrées à l’EHESS, dont 36 à 46%
pour l’ethnologie-anthropologie et 17 à 18% en sociologie.

A partir de 1985, dans ces disciplines, la part de doctorants ayant
effectué leur doctorat à l’Ecole et recrutés à l’EHESS en qualité
d’enseignants-chercheurs s’accroît très nettement par rapport à la période
précédente. Ce qui réduit d’autant la possibilité pour les universitaires
formés à l’extérieur de l’Ecole d’y trouver un débouché. En outre, les
docteurs de l’EHESS entrent en concurrence avec les autres sur les postes
ouverts dans les universités.

La montée en puissance de l’EHESS s’est accompagnée d’une baisse constante
de l’interdisciplinarité (1), qui était le projet distinctif initial de
l’EPHE, puis de l’EHESS. C’est ainsi notamment qu’en sciences économiques
le choix s’est fait dans la deuxième moitié des années soixante-dix du
développement d’une approche centrée sur l’ouverture à l’international,
via l’économétrie, plutôt que celui du renforcement des collaborations de
l’économie avec les autres sciences sociales. Ce qui servira de fondement
à la naissance de l’Ecole d’Economie de Paris (EEP) et à son
autonomisation croissante par rapport à l’Ecole. Le lieu de
l’interdisciplinarité à l’Ecole a été représenté par les aires culturelles
(sociologues, historiens, géographes, etc.) jusque dans les années
quatre-vingt-dix où elles ont connu un certain discrédit. Ce qui a marqué
un repli de l’Ecole vers les disciplines traditionnelles.
Il est toutefois à signaler que cette tendance à la diminution de
l’interdisciplinarité se constate dans toutes les disciplines. Cela se
remarque également dans les directions de thèses.

L’EHESS, en devenant un concurrent des universités, perd dans ce processus
une part de ce qui fait sa spécificité par rapport à ces dernières, en
acceptant les règles du jeu en vigueur à l’intérieur de ce champ.
Toutefois, il ne peut être affirmé, sans plus, que l’Ecole passe d’une
situation initiale de coopération à une situation ultérieure de
concurrence avec les universités. Car en effet, dans les années
soixante-soixante-dix, la sixième section de l’EPHE est prise dans des
relations de coopération forcées avec l’université. Mais, dans le même
temps, elle est un lieu de contestation des pratiques universitaires
dominantes, avec des stratégies de renouvellement des pratiques
académiques, et de contestation politique et scientifique.

La question de la présence des universitaires dans le corps enseignant de
l’EHESS

La présence d’universitaires au sein du corps enseignant de l’Ecole est un
fait bien caché. L’annuaire de l’Ecole ne mentionne que des directeurs
d’études et jamais de directeurs d’études cumulants (2). L’existence de
cette catégorie est généralement ignorée. Il s’agit d’un legs de
l’histoire. L’Ecole Pratique des Hautes Etudes est créée en mille huit
cent soixante huit pour permettre l’existence d’un lieu dispensant non pas
des cours magistraux, comme c’était le cas de l’université, mais des
séminaires. Ainsi au lieu d’introduire cette pratique au sein même de
l’université, le choix est fait de la création d’un lieu à part, auquel
sont associés des laboratoires de recherche et des structures
d’enseignement ne fonctionnant que sur le mode de séminaires. Cet
établissement va être doté de chaires spécifiques et cumulantes.
L’objectif était de permettre à des universitaires de développer des
thèmes de recherche qui étaient marginaux au sein de l’Université, mais
qui trouvaient pleinement leur place au milieu des autres séminaires de
l’Ecole. Ces séminaires étaient initialement limités aux personnes
compétentes dans le domaine concerné. De nombreux changements se sont
opérés depuis cette période, qui ont conduit les universités à faire
preuve d’une moindre tolérance envers ceux de ses membres qui enseignent
également à l’Ecole. La concurrence qui commence à s’instaurer entre les
établissements conduit certains d’entre eux à refuser d’admettre pour les
universitaires directeurs d’études le partage de service qui était la
règle, obligeant les universitaires qui se trouvent dans cette situation à
un plein service de 192 heures à l’université auxquelles s’ajoutent les 64
heures de l’Ecole. Ce qui fait un total de 250 heures par an, avec un
enseignement de master et un doctorat à organiser dans chaque institution
(3). Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que cette situation menace
la poursuite du recrutement d’universitaires comme directeurs d’études et,
au-delà, une tradition de dialogue inter-établissements et
interdisciplinaire, qui remonte aux origines mêmes de l’École (rappelons
que Pierre Vilar, Ernest Labrousse, Pierre Goubert, tous trois professeurs
à la Sorbonne, figuraient, au même titre que d’autres de leurs collègues,
dans le corps enseignant de l’École.

Il convient de surcroît de signaler que la présence d’enseignant
universitaires parmi les directeurs d’études est l’une des marques de la
nature non-universitaire de l’École, car on ne peut être titulaire dans
deux universités en même temps. Leur disparition rapprocherait, peut-être
dangereusement, l’École des Universités, menaçant à terme les spécificités
de son statut et des missions de son corps enseignant (par les temps qui
courent, une université sans premier cycle ne risque-t-elle pas de
paraître incomplète aux yeux de certains idéologues de notre tutelle ?).
L’enjeu, si l’on souhaite éviter cela, est de rendre de nouveau attractif
le statut de directeur d’étude cumulant (4). Il est important de maintenir
cette porosité, à l’encontre de l’autorecrutement qui réserverait les
postes de l’EHESS aux docteurs qui en sont issus, contribuant à isoler
l’Ecole des universités.

Enseignement à l’Ecole et limites du séminaire

Un autre point statutaire est soulevé par le choix fait par L’Ecole de
dispenser des enseignements en M1, avec pour certains une dimension
méthodologique. Une partie de ces enseignements sont réalisés par des
chercheurs Cnrs, et le sont à titre bénévole, car ils ne peuvent pas
percevoir une rémunération pour cela. La question qui se pose à partir de
là est de savoir si l’Ecole souhaite réellement s’investir dans les M1 et
M2. Et si la réponse est positive, alors cet enseignement ne peut pas
reposer sur le seul séminaire de recherche mais appelle le recours à des
enseignements plus classiques.

La place des femmes à l’Ecole

L’EHESS compte 15% de directrices d’étude. En termes de recrutements, le
nombre des femmes plus particulièrement dans certaines disciplines demeure
très faible. Au point que les femmes peuvent légitimement se demander si
l’Ecole est un lieu où il leur est envisageable de candidater. Une
misogynie sans vergogne déciderait des élections. A l’université,
plusieurs grands noms sont des femmes. A l’Ecole, parmi cinquante-cinq
cumulants, il y a une seule femme. De même, il y a aujourd’hui moins de
femmes maitre de conférences que d’hommes. Les chances de succès,
envisagées d’un point de vue statistique, des femmes au concours d’entrée
spécifique à l’Ecole, ne sont pas particulièrement moindres que celles des
hommes. Toutefois, ce type de concours, aux règles floues, assez informel,
avec un système de réseaux assez curieux, n’encouragerait pas les
candidatures féminines.

L’intérêt de la prise en compte l’histoire de l’Ecole pour construire son
avenir

L’histoire de l’Ecole peut-elle être le fondement à partir duquel penser
les relations de l’EHESS avec l’Université ? Un exemple d’un directeur
d’étude cumulant est donné par Christian Jouhaud qui évoque le cas d’un
chercheur marginal dans son domaine de recherche au sein de l’université
et devenu progressivement centre de discipline, en faisant bénéficier
l’Ecole de son prestige, de sa visibilité. Ce fut le cas d’autres
marginaux dans différents domaines de recherche. A côté de ces figures,
d’autres membres de l’Ecole sont restés toute leur carrière des marginaux
tout en devenant de grandes figures intellectuelles à la fin de leur
carrière (tels Roland Barthes, Christian Metz). L’Ecole bénéficiait donc
tout d’abord de l’essaimage d’approches et de domaines de recherches qui
avaient été conçus dans ses murs, mais également du conservatisme de
l’université dans certains secteurs de la recherche. Alors, comment
traduire cet enseignement de l’histoire de l’Ecole pour penser son avenir
 ? Construire des projets intellectuels et les structures nécessaires à
leur développement avec des partenaires externes à l’Ecole ne passe-t-il
pas par la recréation de zones de vraie marginalité pour pouvoir
travailler ensemble ? L’idée suggérée est de revivifier la marginalité
intellectuelle productive de l’Ecole, qui fut le socle de son identité et
s’est émoussée avec le temps, le renforcement des disciplines étant
présenté comme l’un des symptômes de cette normalisation. Ceci pourrait se
faire en cherchant à établir des liens avec des chercheurs extérieurs
relativement marginaux dans leurs travaux par rapport à leur discipline,
telle qu’elle est définie ou telle qu’elle est en train d’évoluer. C’est
une autre forme de coopération un peu à côté des institutions, qui est
proposée ici et qui sonne comme l’appel à un ressourcement de l’Ecole qui
serait fondé sur une reprise de l’élan passé qui fonde sa spécificité.

La spécificité de l’Ecole

Pour Alessandro Stella, l’acceptation il y a quelques années de faire des
enseignements de maîtrise à l’Ecole et plus récemment de rejoindre un
grand campus, inscrit l’Ecole dans une logique de concurrence contre
laquelle il serait bon de réagir. Ceci pour réaffirmer la spécificité de
l’Ecole dans son diplôme, dans son enseignement doctoral sous forme de
séminaires réunissant un petit nombre de participants spécialement
intéressés par le sujet qu’il s’agit de traiter.

L’argument de l’excellence place l’Ecole dans une relation de concurrence,
indique Fanny Cosandey, cependant que celui de la spécificité donne une
personnalité propre à l’Ecole et la place en dehors de la problématique
précédente. L’existence de l’Ecole a aussi à voir avec le nombre
d’étudiants et le nombre de thésards qu’elle produit. La question est de
savoir si l’Ecole, dans le contexte actuel, peut continuer à exister et à
être correctement dotée financièrement en ayant demain moins d’étudiants
et de public qu’aujourd’hui pour des raisons de meilleure qualité des
échanges en séminaire et de suivi des étudiants en thèse ? C’est la
politique de l’Ecole qui doit être déterminée en fonction de ces critères
là. Ce n’est rien moins que la question de savoir ce que l’Ecole veut être
et peut être dans ce contexte qui se trouve posée. La concurrence se joue
sur le nombre d’étudiants, tandis que la spécificité et la richesse de
l’Ecole s’expriment à travers la pluridisciplinarité, les formes
d’enseignement et les collaborations mettant en valeur cette spécificité
revendiquée de l’EHESS, que C. Jouhaud appelait auparavant à redécouvrir,
en quelque sorte.

Précisément, Robert Descimon cite l’exemple d’une collaboration à égalité
entre l’Ecole et l’université initiée en particulier par C. Jouhaud sur la
base d’une structure développant une approche de l’histoire par le biais
des études littéraires. Ce qui constitue une question marginale pour les
littéraires, de même que, pour les historiens de l’Ecole, la littérature
est un objet marginal. C’est un groupe qui a su créer de la marginalité.
Mais la position originale qu’il occupe n’est pas assurée pour l’avenir.

Pour O. Godechot, la question est de savoir si l’Ecole peut redevenir une
école doctorale, comme par le passé, en s’interrogeant sur le fait de
savoir si elle a la capacité de le faire, si elle est dans une conjoncture
historique appropriée pour cela ou bien si elle ne doit pas plutôt gérer
au mieux son rapprochement avec les structures universitaires existantes.
Ce qui peut vouloir dire repenser son mode de recrutement, gérer les
masters en faisant des masters de formation et pas uniquement de
recherche. Ce qui la rapprocherait d’une université. Avec un avantage
toutefois, qui est de ne pas avoir à gérer la licence. Plusieurs voix
s’élèvent alors pour demander jusqu’à quand cela sera-t-il possible et
souligner que le choix de cette orientation ne peut que conduire à terme
l’Ecole à ouvrir un premier cycle. Ce qui serait une évolution en rupture
complète avec ce qu’elle est, à savoir : une école doctorale. Et qui
pourrait se réaliser y compris malgré elle, si elle se laissait entraîner
sans réagir dans la logique des réformes actuelles caractérisées par la
mesure quantitative de la performance à travers la comparaison entre les
établissements d’ESR de résultats obtenus sur une batterie de critères
identiques, indifférents aux spécificités locales.

Trouver sa voie propre dans l’autonomie : l’EHESS, un cas d’école ?

Si les réformes en cours partent d’un certain nombre de constats
susceptibles d’être partagés par bon nombre d’acteurs de l’ESR, en
revanche tant leur contenu que leur modalité d’application démontrent,
s’il en était besoin, que le diable ne dédaigne pas non plus les
généralisations. Celles-ci font preuve d’une grande insensibilité, parfois
destructrice, aux pratiques contractuelles et informelles dont est tramée
l’existence des institutions en tant que groupes et activités socialement
et localement organisés autour de projets fédérateurs pour des groupes de
personnes et de travail plus ou moins larges et innovants. Une fois
considérée à partir de cette réalité triviale que les groupes humains se
présentent et persistent dans leur identité reconnaissable à travers un
ensemble de pratiques qui ont à voir avec leur histoire propre, que ces
mêmes pratiques actualisent et pérennisent au quotidien, on ne peut que
prendre la mesure des dégâts irréparables que peut créer une réforme qui
se fait fort d’ignorer cet aspect essentiel de la vie de la recherche,
dans sa dimension la plus ordinaire. Par rapport à cela, une
transformation de pratiques existantes imposée de l’extérieur et de façon
uniforme à une communauté, qui n’est plus seulement identifiable par une
catégorie d’appartenance, mais également par l’identification mutuelle des
membres de cette catégorie sur la base des pratiques locales collectives
qui sont celles d’un milieu particulier à l’intérieur d’un ensemble plus
vaste aux pratiques et cultures variées, ne peut être une réforme émanant
et a fortiori reconnue par ladite communauté. Elle ne peut donc que faire
l’impasse sur les modalités et solutions organisationnelles localement
diversifiées qu’elle apporte à des problèmes communs. Des problèmes qui
sont, certes, ceux de l’ESR en général, mais qui sont en pratique abordés
tels qu’ils se posent spécifiquement à chaque communauté en fonction de sa
propre organisation interne, fruit de son histoire forcément singulière.
Pour entendre ce que ces propos signifient, il n’est pas inutile de
rappeler ce que Hannah Arendt écrit au sujet de l’histoire : « Je crois
plutôt avec Faulkner que « le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas
 », et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous
vivons à n’importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans
les monuments et les reliques de ce qu’ont accompli les hommes pour le
meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu
(comme le suggère l’origine latine du mot fieri - factum est). En d’autres
termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c’est d’ailleurs la
fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons
vivre dans le monde tel qu’il est réellement, c’est à dire ce qui est
devenu ce qu’il est désormais » (5).

C’est bien de cette singularité, sans laquelle il est illusoire de parler
d’identité d’une communauté envisagée en référence à son milieu vivant de
travail, en l’occurrence les liens et collaborations impliquées dans
l’activité d’enseignement et de recherche, que chacun - c’est à dire
chaque établissement d’ESR et chaque communauté d’enseignants-chercheurs
et de chercheurs qui l’animent, aux côtés des étudiants - tire sa
spécificité dans l’ensemble plus large auquel tous appartiennent et à
l’élaboration duquel ils apportent leur contribution spécifique. Le choix
de la spécificité, apparaît ainsi comme une alternative, au moins
principielle, à la perspective homogénéisante et uniformisante de la
concurrence, entre les établissements pour finalement un seul objectif qui
vaille sous ce jour : obtenir la meilleure allocation de ressources
possible pour avoir une chance de mener ses projets à bon terme. Un
objectif qui, s’il est suivi à la lettre, risque de se payer au prix
astronomique de la disparition de pans entiers du savoir dont l’Université
est le dépositaire, au profit de matières résolument tournées vers
l’adaptation au monde économique et au marché du travail. Ce qui aura été
gagné d’un côté aura été perdu de l’autre, entraînant dans son sillage une
mutation profonde de l’institution universitaire elle-même.

A cet égard, l’interrogation sur ce qui fait la « spécificité » de l’Ecole
n’a pas vocation à se refermer sur elle-même. Dans le débat, elle apparaît
d’une part, comme généralisable à tous les établissements se vouant à la
même mission, comme une invite qui leur est faite à puiser dans leurs
propres ressources et legs de l’histoire qui est la leur les éléments
permettant à chacun de ces ensembles de préserver une identité forte et
nécessaire dans les bouleversements actuels et, de l’autre, comme une
démarche qui ne se conçoit pas sans prendre la mesure des manques, des
besoins laissés insatisfaits par l’état de l’offre existante. Un
diagnostic mené de l’intérieur de l’institution et seul à même de
permettre d’inventer de ces « marginalités productives » qui sont une part
non négligeable de la préservation et de la transformation des missions et
objets de la recherche, dans l’élaboration et la diffusion des
connaissances nouvelles, non orthodoxes, et pas seulement « utiles » d’un
strict point de vue marchand. C’est dans une collaboration étroite,
changeante et sous des modalités régulièrement renouvelées entre
différents acteurs du champ scientifique et de l’enseignement supérieur
que de telles aventures sont possibles et que, a contrario, un trop grand
encadrement et contrôle de la recherche, de ses thèmes et de ses
activités, conçus sur la base d’une logique gestionnaire, en fonction
d’objectifs à court terme et de grilles d’évaluation prédéfinies, risque
de rendre finalement difficile (c’est déjà en partie le cas), voire
impossible.

En définitive, on le voit, partant d’une question portant sur ce qui fait
ou a fait la spécificité de l’EHESS (et de son prédécesseur) au sein du
paysage académique français, on aboutit à un questionnement sur les
orientations souhaitables ou/et envisageables de l’Ecole dans un futur
proche, qui implique de le penser dans ses relations et ses différences
complémentaires et ses intérêts scientifiques partagés avec les
partenaires de son environnement. C’est dans cette perspective que l’on
peut entendre l’appel à de nouveaux Etats généraux de l’ESR, récemment
lancé des membres de la communauté invitant l’ensemble de ces acteurs à y
prendre part (6).

On peut ainsi mesurer que le particulier et le général ne s’oppose pas,
comme semble le supposer la réforme en cours, dont le caractère
bureaucratique qui s’attache aux seules structures (les agences, la
gouvernance, les organismes, l’immobilier universitaire, le financement
des études) tend à en dissimuler une autre, qui porte précisément sur le
projet scientifique. Cette dernière est sans nul doute la plus essentielle
de toutes et la moins facile à cerner par les tenants de l’esprit
gestionnaire, car la moins accessible à un encadrement par des règles
strictes. Aussi semble-t-elle être cernée de toutes parts par des
considérations externes qui pourraient avoir raison de sa liberté. Parmi
elles, figurent en bonne place les objectifs semblables fixés à l’ensemble
des établissements comparables à l’échelle européenne et mondiale (7). Il
appartient aux membres des établissements d’enseignement supérieur et de
recherche, dans leurs déclinaisons particulières que forment les
communautés locales d’enseignants et d’étudiants, de dessiner une
alternative à cette vision appauvrie de la mission de l’Université.


Notes

(1) Par interdisciplinarité l’auteur de l’exposé dont il est rendu compte
ici entend deux éléments : la part des invités à des jurys de thèses
venant d’une discipline différente, ainsi que le nombre de disciplines
différentes dans lesquelles les directeurs de thèse assurent une
direction.

(2) Spécificité de l’EHESS, outre les maîtres de conférence et les
directeurs d’étude de l’Ecole, il existe la possibilité pour des
universitaires ou des chercheurs CNRS, en particulier, d’exercer en
qualité de directeurs d’étude dits alors « cumulants » à l’Ecole. Il y en
a actuellement une vingtaine à l’Ecole, dont une progression importante du
nombre de Cnrs depuis la deuxième moitié des années quatre-vingt. Les
trois quart des directeurs d’étude cumulants sont des chercheurs issus des
organismes de recherche.

(3) Le service assuré à l’EHESS est rémunéré à 350 euros par mois, au titre
d’une prime d’encadrement doctoral.

(4) Une piste envisagée serait de permettre aux universitaires -
directeurs d’étude cumulants de réaliser des sabbatiques, en devenant
directeur d’étude à temps complet durant une année tous les trois, quatre
ans.

(5) Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Payot, 2009, p. 334.

(6) On en trouvera le texte ici :
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article507

(7) Les recommandations de l’OCDE pour l’enseignement développent ainsi
une litanie d’une inquiétante monotonie d’un pays à l’autre. Cf.
http://universiteduhavreenlutte.blogspot.com/2009/05/lenseignement-superieur-vu-par-locde.html
et :
http://p12enlutte.blogspot.com/2009/05/contre-sommet-de-louvain-pour-un.html