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« Pour vous le CNRS, c’était un rêve, un idéal ? » Verbatim du « colloque » organisé pour les 70 ans du CNRS - Elie Haddad (CR, CNRS) pour SLU (26 octobre 2009)

mercredi 28 octobre 2009

NB : ce texte est téléchargeable au format .pdf au bas de la page.

Le lundi 19 octobre 2009 était organisé, sous le haut patronage du président de l’Assemblée nationale, un « colloque » intitulé « La recherche, une passion, des métiers : construire l’avenir ». A l’origine de cette journée, le Comité pour l’histoire du CNRS présidé par André Kaspi, historien, professeur émérite à la Sorbonne, dont les recherches ont surtout porté sur les Etats-Unis contemporains. Après les allocutions officielles, le colloque se divise en 5 temps : une conférence sur l’histoire du CNRS, trois tables rondes (« Les métiers de la recherche », « La dimension internationale », « Le dialogue science/société »), et pour finir un témoignage et les conclusions.

Il est nécessaire d’aller dans ce genre de lieux où les managers de la recherche discutent paisiblement entre eux sans qu’aucun écho des luttes et des oppositions des dernières années vienne déranger leur sérénité de réformateurs sûrs d’eux-mêmes et pénétrés de leur propre importance. Et il est nécessaire de faire savoir les conceptions de la recherche et de l’enseignement supérieur qui s’y expriment et qui président aux réformes actuelles. Entendre les propos tenus par des collègues ou d’anciens collègues autant que par des politiques, c’est entendre, au-delà des slogans habituels de la communication à destination des medias, les orientations fondamentales données aujourd’hui à la recherche et à l’enseignement supérieur en France. Il ne sera pas possible, lorsque les effets des réformes se feront pleinement sentir, de dire que nous n’avions pas les moyens de savoir ce qui se passait. D’où ce long verbatim commenté, dans lequel les propos retranscrits sont en caractère droit et les commentaires en italiques.

Le colloque s’est tenu dans la grande salle Victor Hugo du bâtiment de l’Assemblée nationale situé au 101, rue de l’Université, qui accueille nombre de manifestations. La salle n’était pleine ni le matin, ni l’après-midi. Pourtant, plusieurs personnes ont été refusées lors des inscriptions qui étaient dites libres, dans la limite des places disponibles. Y a-t-il eu des désistements ? Un tri a-t-il été effectué ? A l’entrée, un dossier comprenant le dernier numéro de laRevue pour l’histoire du CNRS (n°24), le dernier numéro du Journal du CNRS (n°237), un programme détaillé, une présentation des « partenaires » des 70 ans (Air Liquide, Bayer CropScience, Casden, Essilor, Orange, Pierre Fabre, Sanofis aventis, Cinaps, Mon Quotidien, LCI, France Inter), un bloc de post-it et un « magnet », ainsi que deux DVD produits par le CNRS, sont remis à chacun des assistants. La moyenne d’âge est d’environ 50-55 ans. L’assistance est majoritairement composée de directeurs d’études ayant d’autres charges dans l’encadrement ou l’administration de la recherche.

À la tribune se succèdent, outre les officiels, 25 personnes (Dominique Pestre, annoncé pour la table ronde « Le dialogue science/société » n’est pas venu. Aucune explication n’a été donnée), 20 hommes et 5 femmes. Sur ces 25 personnes, 4 viennent des SHS (dont on verra plus loin quelle est leur place), 5 sont des administrateurs et les 18 autres sont physiciens ou biologistes. S’y ajoutent un journaliste et un député. Aucun mathématicien, et il ne sera pas une seule fois question de cette discipline dans toute la journée. Pour « animer » celle-ci, Fabienne Chauvière, journaliste à France Inter, qui évoque à plusieurs reprises le « moment historique » que nous vivons, et questionne, lors des tables rondes : « pourquoi avez-vous choisi le CNRS ? », « pour vous, le CNRS, c’était un rêve, une passion ? ». D’une manière générale, il faut souligner la grande faiblesse du niveau des débats qui n’ont, à aucun moment, montré si les personnes présentes avaient déjà réfléchi aux questions posées.

Ce verbatim présente les rubriques suivantes (les propos cités sont empruntés aux participants) :

1. « Une inépuisable source de progrès » : C. Bréchignac, V. Pecresse, B. Accoyer

2. L’histoire serve du CNRS : A. Kaspi, D. Guthleben

3. « Un chercheur a la même carrière qu’un général trois étoiles, à la différence des primes ». Table ronde sur les métiers de la recherche

4. Le système Oui-Oui. Table ronde sur la dimension internationale

5. Les hauts sommets. Table ronde sur le dialogue science /société. Témoignage sur la direction générale de la recherche et de la technologie. B. Bigot

6. « On sait très bien quels sont les leaders et quels sont les suiveurs ». Conclusion d’A. Migus et clôture de C. Birraux.

1. « Une inépuisable source de progrès »

Ouverture du colloque. Catherine Bréchignac, présidente du CNRS

C. Bréchignac commence par dire que célébrer un anniversaire n’a de sens que pour penser à demain. Revenant sur l’article 4 du décret de fondation du CNRS, elle rappelle que celui-ci était alors divisé en deux sections, la première consacrée à la recherche pure, la seconde à la recherche appliquée. Les deux types de recherche ont donc toujours fait partie des missions du CNRS : coordonner, financer et mener la recherche, pour la science, pour l’industrie et pour la société.

Les relations entre science, industrie et société ont alterné entre confiance et défiance. À partir des années 1950, il y eut un certain rejet de l’industrie par les scientifiques, soit par idéologie, soit par crainte d’être dépossédés de leurs résultats. Les évolutions législatives ont permis de modifier les mentalités sur ce point. En ce qui concerne la société, les scientifiques doivent à la fois apaiser ses craintes et satisfaire ses besoins. C. Bréchignac donne alors quelques exemples des avancées spectaculaires de la science et des retombées économiques qu’elles ont eues, comme le laser, ou encore la révolution biologique et la découverte du génome humain.

La pluridisciplinarité a été initiée au CNRS dès 1974 avec les recherches sur l’énergie solaire. Les 10 instituts et les structures interdisciplinaires actuellement mises en place permettront de la renforcer. C. Bréchignac souligne ici que la diversification des domaines scientifiques n’est pas une dispersion. D’où les réformes voulues par le ministère. Il revient aux chercheurs de se mettre au service de cette politique pour en faire une réussite dans la recherche scientifique. Le renouvellement des partenariats du CNRS permettra une politique plus développée et plus durable assurant les financements de base dont la recherche a besoin, tandis que des alliances se feront dans des programmes plus finalisés. Il n’y a pas de recherche sans cet horizon international où il faut renforcer la place du CNRS, et il faut mieux faire comprendre aux politiques les enjeux des recherches scientifiques.

C. Bréchignac évoque enfin le Contrat d’Objectif 2009-2013 qui sera signé entre l’Etat et le CNRS dans moins d’une heure, et remercie V. Précresse pour sa confiance et les moyens accrus qu’elle a consentis au CNRS et à la recherche, « effort exigeant et passionné ».

Allocution de Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche

Ce discours est retranscrit sur le site du ministère de l’ESR et celui de SLU. Il a été envoyé aux journalistes comme communiqué de presse et s’inscrit donc dans l’importante communication déployée par V. Pécresse ces dernières semaines. Voir aussi le commentaire du SNCS.

Allocution de Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale

B. Accoyer se dit heureux de nous accueillir pour le 70e anniversaire du CNRS en présence de V. Pécresse, « ministre talentueuse », pour deux raisons : la première tient à son parcours personnel et professionnel avant de devenir député [1] ; la seconde est sa conviction que l’avenir de l’humanité dépendra de plus en plus des progrès des connaissances scientifiques, fondement de l’humanité, du progrès et de la civilisation.

Après un bref historique du CNRS, qui rappelle notamment « l’impulsion visionnaire » du général De Gaulle, B. Accoyer souligne les deux principes fondamentaux du CNRS : la recherche et l’ouverture à la société civile. Par delà l’excellence, il veut saluer cette ouverture d’esprit, ainsi que les chercheurs du CNRS, moteurs de la science future depuis 70 ans. Cette ouverture se fait dans la transmission du savoir, qui passe par la collaboration avec l’Université, l’interdisciplinarité et la collaboration internationale. La recherche appliquée est, elle aussi, la marque de ce dialogue du CNRS avec la société.

La mission du CNRS est aussi vitale qu’exaltante et B. Accoyer assure celui-ci de la reconnaissance et de la confiance de l’Assemblée nationale alors que nous vivons dans une époque paradoxale, marquée par une montée irraisonnée des craintes, qui entraîne la tentation de l’abstention et de l’immobilité. Or « depuis la nuit des temps, il s’est agi d’aller de l’avant pour lutter contre la nuit ». La curiosité, l’intelligence, la volonté et la création s’opposent à l’abstention et à l’immobilité, car la recherche est une inépuisable source de progrès. Des manipulateurs ou des ignorants ont transformé en un doute profond et en une menace le doute marginal qui permet à la science d’avancer dans sa découverte des vérités. Le principe de précaution est ainsi soumis à une interprétation extensive qui ne correspond pas toujours à la volonté des constituants de 2005 dont il faisait partie [2].

Après ce discours est signé le Contrat d’Objectif 2009-2013 entre l’Etat et le CNRS. Un point presse est tenu par les intervenants précédents, rejoints par A. Migus et A. Kaspi dans une salle proche et permet un temps de pause. V. Pécresse et B. Accoyer ne reparaîtront plus au colloque.

Ces discours officiels donnent une idée des logiques qui président aux réformes actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il y a d’abord l’expression positiviste du progrès ramené aux seules découvertes scientifiques, fondée sur une conception de la science datant d’il y a plus d’un siècle, ignorante du changement complet que les découvertes scientifiques elles-mêmes ont produit en matière d’épistémologie ; ignorante des travaux d’histoire et de sociologie des sciences tout autant que des travaux d’anthropologie qui ont complexifié l’appréhension de la science telle qu’elle se fait, et ont permis de revenir sur la notion de « progrès ». Les discours privilégient le gros et le spectaculaire. Ils donnent par là une vision extrêmement tronquée de la recherche scientifique. La définition du CNRS par V. Pécresse comme «  recherche en marche, celle qui explore les frontières de la connaissance, celle qui s’appuie sur le développement de très grandes infrastructures de recherche » s’inscrit dans cette vision tape-à-l’oeil des sciences, de même que l’évocation des « beaux et (...) grands projets qui, à l’image des satellites Planck et Herschel, nous font rêver ».

Il y a ensuite l’insistance, que l’on retrouvera tout au long de la journée, sur la double mission science fondamentale/science appliquée, à la fois posée de manière très générale et immédiatement congédiée puisque le CNRS est là pour dépasser cette frontière, que certains diront ne pas exister de toutes façons. Cette double mission est fortement liée dans les discours à la nécessité pour la recherche au CNRS de se rapprocher du monde industriel et de dépasser la frontière entre public et privé, ou encore de combiner économie de la connaissance et recherche fondamentale. À aucun moment ces mots ne sont explicités ; aucune précision, aucune analyse ne viennent éclairer les slogans. Que peut signifier dépasser la frontière entre public et privé ? Qu’est-ce que le service public dans une telle perspective ? Quelle application possible pour la recherche en histoire médiévale ou en théorie des nombres ? L’utilitarisme qui met la recherche publique au seul service de la compétition économique n’est pas franchement affiché, il se laisse entendre néanmoins dans ces mots d’ordre creux comme dans les priorités exprimées, elles, beaucoup plus clairement. Pour V. Pécresse, l’objectif d’un organisme comme le CNRS est de transformer ce qu’elle présente comme des défis scientifiques – par exemple le développement durable – en innovation et en aide aux décideurs politiques. Il faut donc sans cesse améliorer la valorisation des résultats de la recherche, augmenter le nombre de start-up issues de ceux-ci, gagner en rapidité dans l’exploitation des brevets.

Il n’est pas étonnant dans ce cadre que les SHS et les mathématiques, dont la branche fondamentale trouve peu d’applications concrètes immédiates, soient absentes des discours. On entraperçoit la conception que V. Pécresse se fait des SHS, malgré leur importance sans cesse répétée, lorsqu’elle fait référence au centre de Karnak qui réunit archéologues et informaticiens, soit, dit-elle, « culture et science ». La suite de la journée le montrera : au sein même du CNRS, la scientificité spécifique des SHS n’est plus comprise, pire, elle est niée. Leur fondement critique est passé sous silence, elles ne sont convoquées que pour le « verni culturel » qu’elles fournissent ou pour permettre de comprendre les comportements humains face au changement climatique, et rassurer sur les nanotechnologies.

La non-pertinence des arguments avancés pour justifier les réformes (la diversification qui ne doit pas être une dispersion pour expliquer le découpage en instituts, l’interdisciplinarité permise par ces mêmes instituts, dont on rappelle néanmoins qu’elle existe depuis longtemps au CNRS, le renouvellement des partenariats qui doit assurer les financements de base, alors que ces partenariats sont remis en cause unilatéralement par le CNRS pour de nombreuses UMR et que l’ANR accapare l’essentiel du budget de la recherche, la recherche finalisée échappant donc elle aussi en grande partie au CNRS, etc.) ne trompe sans doute pas les intervenants eux-mêmes. La faiblesse logique des discours prononcés en est sans doute un signe, signe que les principes des réformes sont ailleurs, dans l’idéologie sous-jacente aux propos tenus.

2. L’histoire serve du CNRS

Conférence. L’histoire du CNRS, par André Kaspi, président du Comité pour l’histoire du CNRS, et Denis Guthleben, attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS

André Kaspi débute en indiquant qu’il voulait nous annoncer un scoop, mais que ce scoop va faire flop, car nous sommes déjà au courant : le CNRS a 70 ans. Il rappelle ensuite le décret-loi signé par Edouard Daladier, Yves Delbos et Paul Raynaud créant l’organisme, création passée inaperçue en raison du déclenchement de la guerre avec l’Allemagne un mois plus tôt. Il s’agit pourtant d’un événement marquant. Le Comité pour l’histoire du CNRS a été créé en 1998 à la demande de Catherine Bréchignac, alors directrice générale. C’est ce comité qui a travaillé à la préparation du colloque. A. Kaspi nous incite à acheter les ouvrages parus sur l’histoire du CNRS et la revue consacrée à ce sujet. Concernant la signification de cette création, il retient trois aspects :

1/ Le rôle de l’Etat. Le rapport préalable du décret-loi indique que les savants sont encouragés et soutenus par l’Etat dans tous les domaines. L’Etat ne choisit pas entre encourager la recherche qui doit amener à l’indispensable innovation économique, et récompenser les découvertes : il fait les deux. Mais l’Etat doit rester assez discret, ce qu’affirme Jean Perrin, à l’origine de la création du CNRS, en disant que la pensée et la conscience doivent être libres.

2/ L’importance de Jean Perrin, fondateur du CNRS, qui illustre par sa démarche même le sens de cette fondation. A. Kaspi rappelle sa carrière, ses travaux de recherche, son enseignement en physique et en chimie à la Sorbonne. Admirateur de Jean Jaurès et de Léon Blum, Perrin est un partisan des « réformes progressives » (sic). Prix Nobel en 1926, il acquiert une influence intellectuelle qui lui permet de tenir un rôle de premier plan. En 1933, il propose la mise en place d’un Conseil Supérieur de la Recherche. D’autres organismes sont créés dont la réunion donne naissance au CNRS. Le rôle des hommes est donc essentiel : ce ne sont pas seulement des structures qui façonnent l’histoire, mais il y a des individus qui, par leur volonté, changent le monde.

3/ Les fausses querelles. Il y en a plusieurs :

- Recherche fondamentale ou recherche appliquée. Il suffit de revenir au décret-loi : les deux vont ensemble au CNRS.
- La concurrence avec l’Université. Il y a eu des querelles, mais c’est du passé. L’Université était peu dynamique d’un point de vue de la recherche lors de la création du CNRS. Aujourd’hui, les deux sont liés, il n’y a plus d’hostilité, et on ne peut comparer la situation en 2009 avec celle de 1939.
- Le savant, Dr Jekyll et Mr Hyde ? Ce qu’on doit retenir, c’est que « La République a besoin de savants » (Pierre Mendès-France)… pour améliorer le niveau de vie. Le savant doit rendre des comptes à la République, exposer ce qu’il fait, combattre les préjugés.

En conclusion, A. Kaspi déclare que le CNRS n’est pas moribond. Il a toujours su s’adapter.

Denis Guthleben prend la suite et lit un passage de son livre, situé aux dernières pages et intitulé « Supprimer le CNRS ? ». Il s’agit de revenir sur les tentatives réelles ou fantasmées de suppression du CNRS qui ne sont pas traitées dans son ouvrage.

Dès 1938, il y a une menace prénatale : Charles Jacob, professeur de géologie à la Sorbonne, est à la tête de la contestation contre la création du CNRS. C’est une nième version de la querelle des Anciens et des Modernes, Perrin étant du côté des Modernes, Jacob de celui des Anciens qui veulent que rien ne change. L’histoire est parfois un éternel recommencement, et 1940 est une nouvelle année de menace. Charles Jacob est nommé à la tête du CNRS. Mais il prend fait et cause pour l’organisme. D. Guthleben énumère ensuite les nombreuses crises, indiquant que la création d’instituts est un débat récurrent depuis 1958, et que l’on ne compte plus le nombre de fois où le CNRS a été menacé d’être tronçonné, découpé, démembré (terme le plus souvent employé) et, dernièrement, saucissonné. Au point que l’historien devrait sans doute s’effacer derrière le psychiatre pour analyser qui sont les sadiques qui en veulent tant au CNRS, ou les masochistes qui craignent tant pour lui.

Le CNRS compte aujourd’hui 60 000 personnes, comme à Austerlitz, qui manoeuvrent et grognent comme les grognards à Austerlitz. Et on peut donc dire que le soleil d’Austerlitz ne s’est pas couché. L’histoire du CNRS est d’abord celle du dévouement des hommes et des femmes qui y travaillent.

Cette conférence à deux voix, celle d’un professeur émérite à la Sorbonne ayant eu de nombreuses responsabilités dans les institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche, et celle de son ancien doctorant ayant soutenu sa thèse en 2007 sur l’image des Etats-Unis à la télévision française, est un parfait exemple de ce que Lucien Febvre appelait l’«  histoire serve » [3]. Arnold Migus reconnaîtra d’ailleurs sans vergogne dans son intervention en fin d’après-midi qu’il a relu les chapitres de l’histoire du CNRS au fur et à mesure de leur écriture. Tout entière au service du CNRS et de son image de marque actuelle, cette histoire est parfaitement dépolitisée. Les enjeux réels des luttes internes et externes (par exemple la suppression du CNRS) sont laissés dans une douce incertitude. L’histoire racontée repose sur la figure du grand homme capable de changer par sa simple volonté le monde, sur une épistémologie de la discipline datant du XIXe siècle, ignorante des développements de la recherche en SHS depuis plus de cent ans. L’historien a ici le masque de l’amuseur qui, par de bons mots, améliore la culture de ses auditeurs, prêts à rire de la moindre plaisanterie convenue et à ressortir telle anecdote au prochain rendez-vous mondain.

Cette farce collective est un dévoiement de la discipline historique, dont la direction du CNRS est complice, remettant en cause ce qui est au fondement de l’existence même des SHS comme sciences : la liberté du chercheur et son travail de déconstruction des idéologies passées et présentes, ainsi que des rapports de force à l’œuvre dans les sociétés étudiées et les objets traités.

3. « Un chercheur a la même carrière qu’un général trois étoiles, à la différence des primes »

Table ronde. Les métiers de la recherche

Chaque table ronde débute par la présentation du parcours administratif et scientifique des intervenants. Pierre Tambourin, directeur général de Genopole®, directeur de recherche (DR) à l’INSERM et président du CA de l’ENS Cachan, est le modérateur de la séance dans laquelle interviennent : Jacqueline Belloni, DR émérite au CNRS, laboratoire de chimie physique d’Orsay ; Frédéric Dardel, professeur de biologie moléculaire à l’université Paris Descartes et directeur de l’institut « médicament, toxicologie, chimie et environnement », conseiller de la présidente et du DG du CNRS ; Guy Guyot, ingénieur de recherche et directeur adjoint technique de l’Institut national des sciences de l’univers, membre expert auprès de l’ANR ; Serge Haroche, médaille d’or 2009 du CNRS, professeur au Collège de France ; Alain Resplandy-Bernard, secrétaire général du CNRS [4].

Je résume cette table ronde sans intérêt. PT demande à chacun des participants d’évoquer son métier, ce qu’il fait au quotidien, et d’indiquer pourquoi il a choisi le CNRS. Les parcours présentés reviennent sur les passages possibles du CNRS à l’Université. GG indique que la responsabilité d’un instrument international lui vaut la reconnaissance de ses pairs, moins celle des organismes, notamment d’un point de vue du salaire. SH rappelle qu’il est entré au CNRS à 23 ans en poste permanent, avant sa thèse, et a gravi les échelons entre 23 et 30 ans. La compétition était moins forte et les structures des laboratoires différentes. À 30 ans, il est devenu professeur d’université. Ses recherches nécessitent des développements sur le long terme sans avoir à les justifier tous les 2 ou 3 ans. Le CNRS permet cette continuité, enviée dans d’autres pays. L’idéal serait selon lui de rapprocher les carrières des enseignants-chercheurs et des chercheurs, qu’il y ait moins de paperasse et moins d’enseignement. Les évolutions actuelles vont dans ce sens et sont positives.

ARB souligne la passion pour la recherche partagée par tous les personnels gestionnaires. Tous les métiers, y compris les balayeurs, acquièrent un sens au CNRS. Lui est là pour dépasser le problème entre la paillasse et la paperasse. Les chercheurs montrent un attachement extrême au CNRS, mais paradoxalement ce dernier est lointain. Les ¾ des agents travaillent dans des locaux qui ne sont pas au CNRS. Il y a donc un travail à faire sur l’appartenance à l’organisme. Il déclare se situer dans une logique de professionnalisme et d’écoute au service des scientifiques, ayant notamment découvert que sous le terme de chercheurs, on trouvait des choses très différentes.

Questions

Bernard Fontaine, DR émérite, remarque qu’au milieu des années 1960, un étudiant pouvait choisir entre être assistant et attaché de recherche. La question se pose des conditions matérielles actuelles. Que penser des primes individualisées dans le contexte de travail en équipe ? SH se dit sensible à ce problème et aux différences de niveau de vie des chercheurs par rapport à d’autres pays. Le problème des carrières est sérieux. Au Collège de France, des tentatives ont été faites pour faire revenir des chercheurs partis à l’étranger, mais c’est très difficile. Une partie du problème tient à la complexité du système français. Le problème de l’attractivité des carrières se pose au début et au milieu de celles-ci. JB indique que le métier de chercheur est rarement basé sur les individus, mais sur la collaboration d’équipes. Il est très difficile de faire une évaluation individuelle même si c’est nécessaire pour les carrières. Pour les brevets, il existe un système de redistribution égalitaire. Pour les primes particulières, c’est une recherche perdue d’avance que d’essayer de savoir à qui est dû telle ou telle découverte. PT affirme que l’on n’a pas de mal dans le système actuel (NB : c’est-à-dire, sans les primes) à reconnaître les mérites individuels, même si les carrières sont un peu lentes. ARB déclare que la priorité va aux recrutements en CDI. Concernant le débat sur les primes, il rappelle la bataille qui se déroule depuis 3 ans pour l’augmentation des salaires. Il y aura une augmentation de 50% des promotions en 2010. Le régime des primes n’est qu’un complément. En outre, il est tout à fait possible de donner une prime individuelle à tous les individus d’une équipe.

Jean Audouze, conseiller de Catherine Bréchignac, ancien directeur d’unité (DU), indique que le pouvoir de recrutement des directeurs de laboratoire a disparu. Il faut redonner aux DU les moyens de choisir leur personnel. Le système actuel est trop technocratique. FD déclare que c’est une vraie question. Les grands instituts ont du mal à trouver des directeurs. Il faut faire des choix entre le temps consacré à sa recherche et celui consacré à la communauté. Une politique de ressources humaines est difficile aujourd’hui. Il faut faire une prospection active auprès des jeunes chercheurs, cela prend du temps. ARB : le rôle des directeurs de laboratoire est essentiel. L’aventure collective de la recherche se gère au plus près : on a besoin de vrais managers. Mais la fonction publique recrute des gens qui vont avoir à changer 3 ou 4 fois radicalement de thèmes de recherche. Il faut détecter ces talents là, capables de changer. SH revient sur le fait que les directeurs de laboratoire parrainaient autrefois de jeunes chercheurs. Les choses sont plus complexes désormais : ils ont moins de pouvoir, et plus de travail gestionnaire.

René Bimbot, DR émérite à Orsay, souligne les effets pervers de la diminution de la responsabilité des DU dans les recrutements : cela a des conséquences sur les profils des chercheurs recrutés, qui passent devant des commissions et savent bien présenter l’aspect commercial de ce qu’ils ont fait, mais au détriment de ceux qui font de la recherche en profondeur, sans se soucier de ces apparences. Il faudrait les deux profils. PT s’inscrit en faux contre cette analyse. SH indique que savoir bien se présenter compte, de même que connaître l’impact de ses publications est fécond pour son propre travail, même si ça ne doit pas tout envahir. Le jeu de la publicité et de la concurrence est déjà joué par les chercheurs, qui cherchent à publier dans les grandes revues par exemple. Mais les commissions font un travail de fond. FD ne croit pas non plus à cette évolution. On vit dans une société de communication et la capacité à expliquer ce qu’on fait est fondamentale.

Philippe Walter, président de la CPCN (Conférence des présidents de section), pointe deux paradoxes : les jeunes gens sont aujourd’hui pris au CNRS après avoir fait leurs preuves, et sont encore soumis à un système qui leur demande de faire leurs preuves pour avoir des primes, etc. Or ce système a été mis en place par ceux qui sont rentrés à 22-23 ans au CNRS sans jamais avoir été soumis à même sélection. Le 2e paradoxe, c’est que les primes viennent comme un pansement sur une jambe de bois. Un étudiant de 22-23 ans choisira-t-il de rentrer 10 ans plus tard au CNRS en prenant en compte les éventuelles primes, ou regardera-t-il seulement le salaire de base ? PT souligne que lui et les autres ne sont pour rien dans le fait d’être rentrés si facilement au CNRS. Le problème, c’est que les jeunes font des post-docs à l’étranger où les salaires sont supérieurs à ceux de la France, et qu’il est difficile de les faire revenir. ARB indique qu’un chercheur a la même carrière qu’un général trois étoiles, à la différence des primes. Celles-ci sont un élément de souplesse et d’amélioration. Une DR de l’INSERM, à l’institut Cochin, rappelle qu’en 1981, un assistant de recherche entrait au CNRS avec un salaire équivalent à 4 fois le SMIC. Aujourd’hui, un CR1 finit sa carrière avec moins de 3 fois le SMIC, et il entre à moins de 1,5 fois le SMIC. Et on essaie d’arranger cela avec des primes. PT dit que le vrai problème, c’est que l’Etat n’est pas d’une richesse absolue. SH déclare qu’on profite de l’enthousiasme et de la passion des jeunes chercheurs qui acceptent finalement ces faibles salaires. Mais il faut éviter que la distorsion ne devienne trop grande.

Raymond Duval, directeur de l’INIST (Institut de l’Information Scientifique et Technique) : les problèmes évoqués sont liés à la mise en œuvre du statut de la fonction publique dans la recherche. Cela a des avantages, mais ces modalités ont-elles amélioré la qualité des recrutements ? Le statut de fonctionnaire rend-il les gens plus innovants en raison de la sécurité qui leur est donnée ? PT indique que cela mériterait une étude scientifique comparative.

La DR de l’INSERM reprend la parole pour regretter que la précarité n’ait pas été évoquée. A l’INSERM, il y avait 500 précaires en 2003, il y en a 1500 en 2009. PT regrette qu’il n’y ait plus de temps pour évoquer cette question.

4. Le "système Oui-Oui"

Table ronde. La dimension internationale

Anne d’Albis, DR à la retraite du CNRS, directrice adjointe à la Direction des relations internationales du CNRS de 2001 à 2005, et Monica Dietl, DR et responsable du bureau du CNRS à Bruxelles, sont les modératrices. La table ronde réunit : Guy Bertrand, DR, directeur d’une Unité Mixte Internationale (UMI) qu’il a fondée à l’Université de Californie-Riverside ; Jean-Paul Chapel, chargé de recherche ayant travaillé dans l’Unité mixte CNRS/Rhodia 166 située à Bristol en Pennsylvanie ; Sophie Kessler-Mesguich, professeur de linguistique hébraïque à Paris 3, directrice du Centre de recherche français de Jérusalem ; Cuong Le Van, DR, centre d’économie de la Sorbonne, directeur scientifique adjoint de l’InSHS ; Alexandre Rozanov, DR, centre de physique des particules de Marseille.

AA se dit viscéralement attachée au CNRS et très reconnaissante envers le Comité pour l’histoire du CNRS de l’avoir invitée. L’international a fait partie de toute sa vie, personnelle et professionnelle. Il faut remercier le CNRS pour les mises à disposition des jeunes chercheurs à l’étranger. Elle est passée à l’administration de la recherche avec la conviction que la meilleure façon d’aider la recherche, c’est d’en avoir fait soi-même. Lorsqu’elle est arrivée en Afrique du sud, elle a été indignée de constater que le CNRS n’était pas connu et elle a travaillé à le faire connaître. Le CNRS a été, est et sera un acteur majeur dans la construction européenne de la science. Le CNRS a eu un rôle clé dans la fondation de l’ESF (European Science Foundation) en 1974, et plus récemment dans l’ERC (European Research Council). La mutualisation des équipements, des hommes et des savoir-faire fait que d’ores et déjà, le taux de co-publication avec des chercheurs étrangers est de 50% au CNRS qui a une très bonne réputation à l’étranger, meilleure qu’en France.

MD a contribué à la création de l’ERC même si elle se dit un peu critique sur la façon dont elle est désormais mise en œuvre.

AR affirme que la collaboration ne naît pas des volontés politiques ou autres, mais de celle des chercheurs qui collaborent tout en étant en compétition. Lorsqu’il est arrivé au CERN, au milieu des années 1970, il n’y avait pas de différences faites entre les nationalités, à une époque où cela n’allait pas de soi. Mais les initiatives privées de coopération scientifique ont été supportées financièrement par les politiques.

CLV se demande parfois pourquoi on le paye pour faire un travail qui lui plaît. Il est retourné au Vietnam un temps pour enseigner. A l’époque, les sciences sociales au Vietnam étaient faites pour servir l’Etat et le parti. Il a intitulé ses travaux « économie mathématique » afin de faire émerger une autre économie que l’économie marxiste dans ce pays. L’Académie des SHS au Vietnam n’a que peu de relations avec le CNRS, contrairement aux sciences dures.

JPC : quand il était petit, il voyait des congrès avec des gens venant de pays en délicatesse ou en guerre, qui discutaient ensemble, et ça l’a marqué. En 2004, au moment de SLR, on lui a proposé de retourner aux Etats-Unis dans une structure mixte avec Rhodia. Des a priori faux existent entre le monde de l’industrie et les chercheurs du CNRS, des deux côtés. La collaboration entre les deux, c’est l’innovation. Les structures mixtes permettent de dissiper ces a priori. Les gens du CNRS et de l’enseignement supérieur ont peur de franchir l’Atlantique, de quitter leurs attaches : la prise de risque n’est pas dans notre culture. L’ANR embrigade dans des rythmes de 3-4 ans dont il est difficile de sortir, rendant plus compliqués encore les départs à l’étranger.

GB : le système américain est un modèle qui fait peur, mais un modèle quand même. Il revient sur son expérience californienne, à la tête d’une UMI fondée à l’Université de Californie-Riverside. Une UMI fait de la communication : à Riverside, le nombre de post-docs de Français a été multiplié par 10, et les étudiants américains viennent plus en France. La structure d’une UMI préfigure ce que sera la recherche fondamentale de haut niveau dans le futur, qui nécessitera la mise en commun de moyens. Dans son cas, l’Université de Californie paie pour les locaux, les agences de financement américaines pour les recherches, et le CNRS pour l’emploi : le coût d’une publication du CNRS dans une UMI est bien moindre que dans une UMR classique. Ce n’est donc pas un investissement à perte. Certes, « nous sommes fonctionnaires. Mais nous, dans une université américaine, lorsqu’on veut recruter un assistant de professeur », on sélectionne 5 candidats sur 120 candidatures, qu’on reçoit 48h et pas 15 mn. C’est très important. De plus, ces assistants de professeur sont indépendants, ont leur propre laboratoire, etc., alors qu’ils sont très jeunes (30-32 ans). Dans les prix internationaux, les Français ne nominent pas un Français. Mais les collègues anglo-saxons ne se gênent pas pour nommer leurs compatriotes. « On fait exprès de ne pas avoir des prix internationaux ». Aux Etats-Unis, c’est une institution de chercher pour quel prix présenter quel chercheur. Et aux Etats-Unis, il y a de vraies équipes : les réponses aux demandes de promotion, c’est oui ou non, ça ne dépend pas d’un nombre de postes prédéfinis : tous ceux qui sont bons sont promus, et il n’y a pas de compétition.

Fabienne Chauvière : que gagne le laboratoire américain à sa transformation en UMI ? GB : toutes nos publications sont également des publications de l’Université de Californie. « C’est un système oui-oui ». MD : quelles seraient les idées fortes à importer en France des Etats-Unis ? GB : l’indépendance rapide des chercheurs et la taille critique des groupes.

SKM est à la tête d’un IFRE (Institut Français de Recherche à l’Etranger) à Jérusalem, unité mixte CNRS/Ministère des Affaires étrangères. Il existe une vingtaine d’IFRE. L’accueil des ambassadeurs diffère selon les pays mais il y a un effort de la part du CNRS pour imposer ses axes de politique scientifique par rapport aux desiderata du MAE. Il y a eu une aide exceptionnelle l’année dernière de la part du CNRS, dont SKM espère qu’elle ne restera pas exceptionnelle. A Jérusalem, le centre a été fondé autour de l’archéologie, mais il comprend désormais tous les domaines des SHS. SKM souligne l’importance des bourses, trop peu nombreuses, pour former des jeunes chercheurs sur le terrain, ainsi que l’importance du travail des IFRE en SHS, SHS dont il n’a pas été question du tout ce matin.

MD revient sur son expérience à la direction du bureau du CNRS à Bruxelles. Le CNRS occupe la première place dans le 6e PCRD. Il est le premier bénéficiaire, mais aussi un contributeur important à la construction de l’espace européen dans tous les domaines de la recherche par le travail de ses chercheurs. L’indépendance des chercheurs est défendue. La machinerie communautaire est complexe et ne s’améliore pas. Des postes CNRS consolidés existent pour aider les chercheurs à monter des projets européens, etc. A la base, l’excellence scientifique prime dans un contexte de compétition de plus en plus dure. La carte de visite du CNRS à l’étranger ouvre les portes, elle est très importante. Le CNRS a pour interlocuteurs la Commission européenne, le Parlement européen, et la représentation permanente de la France à Bruxelles. La taille critique du CNRS et son rayonnement international sont supérieurs aux autres instituts de ce genre à l’étranger.

Jacques Fossey insiste sur la dimension internationale. Les UMI sont une démarche très intéressante. Il faut un effort pour atteindre 25% de nos UMR à l’étranger.

Questions

Frédéric Benoliel, directeur des relations internationales du CNRS, demande aux chercheurs venus de l’étranger à la tribune ce que le CNRS pourrait faire encore pour les aider davantage en Russie et au Vietnam. CLV répond que les chercheurs au Vietnam ne peuvent vivre de ce seul emploi. Pourquoi le CNRS ne paieraient-ils pas des chercheurs vietnamiens à un niveau conséquent pour ce pays pour qu’ils puissent travailler ? Cela coûterait moins cher que d’en faire venir en France. AR souligne que la coopération internationale doit naître des relations entre les chercheurs. Les centres d’été sont importants de ce point de vue et sont à développer. SKM souligne le rôle des ingénieurs et des techniciens à l’étranger qui font tourner la boutique lorsqu’ils restent sur place, alors que les chercheurs ne sont affectés que temporairement. Elle remarque également que ces centres reçoivent parfois des post-docs formidables en archéologie mais qu’il est ensuite impossible de les faire venir s’ils ne sont pas recrutés : il faudrait pouvoir les affecter directement aux IFRE.

5. Les hauts sommets

Table ronde. Le dialogue science/société

Jean-Pierre Alix, ingénieur de recherche, responsable du programme « Science et société en mutation » du CNRS auprès de la présidence, diplômé de HEC, est le modérateur de la table ronde qui réunit : Claude Birraux, député de Haute-Savoie, président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ; Anne Cambon-Thomsen, DR et médecin, spécialiste d’immunogénétique humaine ; Jacques Fossey, DR, ancien secrétaire général du SNCS, désormais administrateur du CNRS ; Pablo Jensen, DR, directeur de l’Institut rhônalpin des systèmes complexes, créateur des « cafés des sciences » ; Pierre Le Hir, journaliste au Monde pour les pages scientifiques ; Jean-Claude Lehmann, directeur de la recherche du groupe Saint-Gobain de 1989 à 2005, membre du CA du CNRS, membre du conseil d’orientation stratégique de l’ANR.

JPA ouvre la discussion : il ne s’agit de rien moins que de réfléchir au type de civilisation dans lequel nous vivons et dans lequel nous aimerions vivre. Il pointe l’immense succès de cette civilisation fondée sur le développement scientifique et technique, que tout le monde veut partager. Il y a eu une accélération depuis 50 ans, car le nombre de chercheurs professionnels a beaucoup augmenté, et comme ils travaillent, ils produisent des connaissances. La société est plus éduquée et plus informée qu’auparavant, des questions surgissent sur ces découvertes, et c’est normal. La perception de la science dans l’opinion publique s’est modifiée. En 1973-1974, 2/3 des personnes étaient a priori favorables à la science ; elles sont moins de 50% aujourd’hui. La science est toujours perçue comme un facteur de progrès, mais aussi comme une source de risques. Le politique a donc moins de base dans ses décisions dans ce domaine, son rôle est plus difficile. Cela n’enlève rien au rôle de la science, mais ces conditions différentes nécessitent de s’adapter et de rechercher une nouvelle alliance entre science et société.

PJ revient sur la manière dont les chercheurs voient la société. Les propos tenus ce matin donnent l’idée d’une forteresse rationnelle assiégée. Mais une enquête auprès des personnels du CNRS donne des réponses semblables à celles du public en général sur les sujets actuels concernant des risques issus d’applications technologiques. Sur 10 000 CRAC analysés [5], il apparaît que 50% des chercheurs ne sont pas impliqués dans des activités de vulgarisation, 45% sont un peu impliqués, et 5% sont très impliqués, produisant la moitié des actions du CNRS dans ce domaine. Ce sont les chercheurs les plus actifs académiquement et qui ont le plus d’impact qui vulgarisent le plus. Il faut remarquer que dans l’institution, la vulgarisation n’a aucune influence sur les promotions, ni en bien, ni en mal. PJ finit par un vœu : que l’on reconnaisse l’implication des chercheurs dans l’interrogation sur leur rapport à la société et sur l’impact de leurs recherches comme critère d’excellence scientifique.

Fabienne Chauvière demande si un laboratoire qui veut de l’argent n’a pas besoin d’un chercheur qui passe auprès du public. JPA répond que la responsabilité est collective et non individuelle. Les individus ne peuvent se substituer aux institutions pour prendre la parole publique. Il prend l’exemple des biologistes travaillant sur les OGM qui ne comprennent pas pourquoi on leur en veut. Il faut donc inventer des instruments efficaces, des outils de communication qui fonctionnent, comme WikiCNRS qui repose sur une hybridation de l’écriture de chercheurs et de non chercheurs, et qui est en cours de développement.

ACT demande s’il n’y a pas un biais dans les enquêtes sur ceux qui font de la vulgarisation, puisque ce sont ceux qui ont des publications à fort impact qui sont sollicités par la presse. PJ répond que les gens les plus visibles au CNRS le sont sans doute aussi des journalistes, mais l’effet est insuffisant pour expliquer l’ensemble des corrélations obtenues. Une question de légitimité joue en outre : les chargés de recherche ont l’impression de manquer de légitimité pour parler de la science dans la presse.

Fabienne Chauvière demande pourquoi ces chercheurs font de la vulgarisation. PJ déclare que cela concerne 500 chercheurs et qu’il n’y a pas d’enquête sur tous. Les chercheurs interrogés avancent beaucoup de raisons différentes. Lorsque la demande leur est faite de manière formelle, ils répondent souvent que c’est le sens du devoir qui les motive. Mais si la demande est moins formelle, ils disent surtout que c’est une question de plaisir personnel.

CB intervient pour dire que lorsqu’on fait de la vulgarisation, il ne faut pas se tromper de langage. Par exemple, employer le terme d’enfouissement nucléaire au lieu de celui de stockage géologique, c’est faire le jeu de certains. Les scientifiques doivent être très rigoureux sur ce qu’ils disent et savent. Ils ne doivent pas miser sur les peurs. CB déclare être « un théoricien des interfaces » : « les interfaces s’appliquent à tous les sujets, et il ne faut pas de grain de sable entre les interfaces, sinon, ça coince ». Cela vaut pour l’interface science/société.

ACT indique qu’elle est un médecin qui a choisi la recherche. Elle a très tôt dirigé deux laboratoires. Des questions d’éthique se sont posées à elle rapidement, et comme « tout ce qui passe dans [son] cerveau devient un sujet de recherche », elle s’est lancée dans la recherche sur ce domaine. Elle a travaillé à la mise en place de comités d’éthiques, et il y a désormais une réelle « comitologie ». Il faut aider les chercheurs à mettre en œuvre ces aspects éthiques. Les jeunes chercheurs présentent souvent une sensibilité à ces questions mais ne rencontrent pas ou peu d’échos dans leurs laboratoires. Il faut donc encourager ces activités, notamment en les prenant en compte dans le recrutement des jeunes chercheurs, en encourageant la parution systématique de résumés à destination du grand public des articles scientifiques, etc. Prendre de la distance par rapport à ce qu’on fait en tant que chercheur est aussi une manière d’apprécier son travail.

JF : il y a eu une époque de la tour d’ivoire, durant laquelle les chercheurs ne tenaient pas compte de la société. Aujourd’hui, la société intervient. Au début des années 1970, l’accord entre les CNRS et Rhône-Poulenc avait soulevé de fortes réactions d’opposition chez les chercheurs. Mais depuis les choses ont changé. Dans la société et parmi les chercheurs, on se pose les mêmes questions. Il faut séparer l’origine des sujets et qui a la maîtrise des sujets de recherche. Il y a des demandes exogènes sur ce dont doivent s’occuper les scientifiques. Le problème se pose du point d’équilibre entre ces demandes et le développement propre aux logiques de la recherche scientifique. Le politique, par définition, se concentre sur ce que la société veut et se donne les instruments pour parvenir à ses fins. L’ANR et les instituts en sont des exemples. Les chercheurs doivent défendre leur identité comme scientifiques tout en tenant compte des demandes sociétales.

CB rétorque que le propos de JF est dépassé. Les politiques ont compris que la recherche fondamentale est essentielle. Il y a un continuum entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Et la recherche fondamentale est pluridisciplinaire par essence.

Questions

Bernard Fontaine rappelle que science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Il y a encore des chercheurs qui restent dans leur tour d’ivoire, il y a ceux qui veulent transmettre ce qu’ils font, et il y a ceux qui acceptent de parler d’autre chose que de leur propre compétence auprès de la société, qui ont une conscience de citoyen. Il faut faire en sorte que les chercheurs soient plus citoyens, mais aussi améliorer la culture scientifique des citoyens, notamment par les programmes scolaires.

La DR à l’INSERM rappelle à CB que 65% des projets ANR sont des projets thématiques, alors qu’aux Etats-Unis, la proportion est de 70% de projets blancs. CB répond que la proportion de projets blancs augmente, et donc qu’il n’y a pas de problème.

Une autre personne intervient pour indiquer que certains ont publication sur rue, d’autres pas. Un jeune chercheur financé par Total, par exemple, sera pénalisé par l’institution, l’académie ne valorisera pas sa recherche sur le terrain. Derrière l’excellence, il y a à la fois un accroissement de la hiérarchie, et le fait que l’expert de l’Etat l’emporte sur l’expert citoyen. Il faut des procédures de validations différentes en fonction des différents profils, et introduire une évaluation qualitative des recherches. PJ acquiesce en indiquant que des gens travaillent sur cette question. Il faut une volonté politique pour construire les critères d’évaluation nécessaires.

Philippe Walter : un vrai changement est apparu ces dernières années. Le scientifique est transformé en bouc émissaire, ou alors la science est accusée de ne pas bien fonctionner pour justifier les réformes qui sont faites. De plus en plus de gens considèrent que ce qu’un scientifique dit, c’est son avis et non sa compétence. L’avis des spécialistes n’a plus un poids supérieur à l’avis moyen de la société. PJ n’est pas d’accord. L’avis des scientifiques est toujours très considéré. Mais il est normal que, lorsque les expériences scientifiques sortent des laboratoires, les personnes concernées par ces expériences grandeur nature aient leur mot à dire. JF déclare que l’avis de la population est pris comme vérité. Or ce n’est pas un avis scientifique. JPA répond que ce n’est pas parce que les citoyens interrogent qu’ils défont la science de son piédestal. Philippe Walter affirme que l’image du scientifique est bonne, sauf quand il dit une chose contraire à l’opinion de son interlocuteur. CB acquiesce vivement et critique les soi-disant experts indépendants.

Une personne intervient pour dire que c’est à l’école, grâce à un bon professeur, que se forge l’amour de la science. C’est là le point central, ce qui précède ne relève que du débat académique. JPA reconnaît que c’est une faiblesse de la table ronde. Mais l’éducation relève du temps long. Il faut parvenir à construire rationnellement le débat entre différentes rationalités, scientifiques et autres, avec des systèmes de valeurs et des cultures différentes. Raymond Duval pense qu’il est du devoir du chercheur de rendre compte de ses découvertes, étant donné qu’elles sont financées par de l’argent public. Et il est de la responsabilité individuelle des chercheurs de participer à des événements, des rencontres entre la science et la société, pour faire émerger des vocations.

JCL évoque les relations avec le monde économique : s’il y a eu une grande amélioration, il n’y a pas encore suffisamment de connivence entre le monde académique, le monde politique et le monde des entreprises, comme dans les autres pays. Pour une entreprise, la finalité de la recherche est technologique. Pour le CNRS, elle est dans l’accroissement des connaissances. C’est la vraie distinction entre les deux. La durée ou la prise de risque n’en sont pas. Selon JCL, l’amélioration des relations entre le CNRS et les entreprises ne relève pas d’un problème structurel (les structures existent), mais d’un « gap culturel » (NB : un fossé, en français). Il n’est pas favorable à des critères d’évaluation différents entre recherche fondamentale et recherche appliquée. L’excellence est un critère indispensable, mais son pendant doit être la pertinence. Une grande partie de la recherche au CNRS a une pertinence mixte : fondamentale et dans les applications possibles. La pertinence de sa recherche, c’est ce qu’on demande au jeune docteur qui veut être employé dans une entreprise et qui ne sait souvent pas répondre à cette question. Il faut un système d’évaluation de l’excellence et de la pertinence.

PLH déclare qu’il n’y a pas de rapport évident entre science et médias. La temporalité n’est pas la même, les discours sont différents. Il est très difficile pour les journalistes d’identifier ce sur quoi travaillent les scientifiques. L’actualité scientifique n’existe quasiment pas. Il y a des événements, mais une petite partie seulement arrive aux oreilles des journalistes et ils font l’objet d’une mise en forme et d’une mise en scène préalables qui ne sont pas neutres. Par exemple, en 2008, la médaille d’or du CNRS attribuée au biologiste Jean Weissenbach était aussi un message politique au moment où la place de la biologie au CNRS était discutée. Autre exemple, il y a une semaine, la découverte de traces de dinosaures a été annoncée dans les Alpes, et la presse convoquée. Les chercheurs ont reconnu qu’ils avaient fait appel au relais des journalistes parce qu’ils ont besoin de financements. Il y a de plus une incertitude sur la place de la science dans les journaux, une incertitude aussi sur ce qui est avancée scientifique. Les sites du CNRS et de l’INSERM disposent désormais d’un espace grand public et d’un espace presse, ce qui prouve que la presse n’a plus pour eux une fonction de médiation auprès du grand public ; sans doute plutôt une fonction de légitimation. Le rapport des journalistes avec les chercheurs est à inventer. Les journalistes peuvent mettre en perspective, faire comprendre par l’enquête, et faire voir par le reportage.

CB : le rapport science/société est difficile à appréhender. La société demande des réponses, et en même temps se méfie du scientifique. On a même été jusqu’à demander des moratoires sur toute la recherche scientifique. Il faut apprendre à s’apprivoiser. C’est ce que cherchent à faire les partenariats avec les académies à l’OPECST. Il faut rester dans un rapport de confiance.

JPA : il n’y a pas une société, mais plusieurs partenaires dont il faut respecter les différentes valeurs. Il faut établir de nouvelles relations entre les chercheurs et ces différents partenaires pour que le débat sur la science française se fasse avec les scientifiques, et non en leur absence.

Dans toutes ces tables rondes, quasi aucun chiffre, aucune référence aux études sociologiques sur le monde de la recherche actuel, aucune réflexion sur les effets possibles des réformes en cours..., ne sont venus fournir des éclairages sérieux à des échanges guère éloignés parfois du niveau de comptoir de café. Le témoignage individuel prime sur la réflexion de fond, l’éloge des carrières réussies, de l’attractivité et de la dimension internationale du CNRS servent à présenter une image rutilante de l’organisme et des métiers de la recherche. Image à peine ternie par la question chaude des primes, par quelques propos nostalgiques évoquant le bon temps où les directeurs de laboratoires avaient un réel pouvoir, par le rappel de quelques chiffres concernant la dégradation des salaires et la montée de la précarité dans les grands organismes de recherche, par la mention du rôle de l’ANR et du poids des décideurs politiques sur la recherche, problèmes renvoyés à un autre jour faute de temps ou simplement écartés d’un revers de la main.

Au nombre des perles, on relèvera la proposition pleine de bons sentiments de l’économiste CVL, pour que le CNRS finance des chercheurs vietnamiens au Vietnam… ce qui reviendrait ni plus ni moins à délocaliser et à sous-traiter la recherche française dans les pays émergents. Ou encore les propos de GB concernant le moindre coût des publications faites dans les UMI pour le CNRS. Outre que le raisonnement vaut pour n’importe quelle UMR non hébergée par le CNRS, on s’interroge sur la pertinence de ce calcul du coût de chaque publication pour les organismes de recherche…

La conception de la vérité scientifique qui se dégage des propos tenus par plusieurs participants de la 3e table ronde implique que les scientifiques devraient être à l’abri de la critique démocratique de leurs activités. Confusion sans cesse entretenue entre recherche fondamentale et recherche appliquée (jamais on n’entre dans le détail des différents types de recherche possibles) ; conviction que la science est apolitique par essence (on en voit un indice dans le fait que le parti auquel appartient le député de Haute-Savoie – l’UMP – n’est pas mentionné) ; absence complète de prise en compte de la temporalité et des incertitudes de la recherche ; absence enfin de toute réflexion épistémologique, sociologique ou historique sur la formation du savoir scientifique : on comprend que certains participants puissent regretter que la parole du scientifique n’ait pas la primauté sur la parole démocratique dans la décision politique. Pour ceux qui acceptent que des non scientifiques s’expriment sur la recherche, il faut mettre sur pied des instruments éthiques et des lieux de dialogue permettant de rétablir la confiance dans la science. S’il y a des systèmes de valeurs différents de celui de la science (notons qu’à aucun moment on n’apprendra ce qu’est ce système de valeurs intrinsèque à la science ; il est rationnel, voilà tout), il faut les faire dialoguer.

Le « culturalisme » qui s’accommode si bien à la pensée libérale fait des ravages puisque la distance entre le CNRS et les entreprises (on n’aura pas d’élément de mesure de cette distance) est en définitive expliquée par un « gap culturel ». Là encore, il revient à la communication de faire évoluer les mentalités un peu rétrogrades des chercheurs. Qu’il y ait dans cette question des relations entre recherche et entreprises des enjeux politiques, des rapports de force sociaux qui dépassent le monde de la recherche, des logiques politiques et économiques qui ont des conséquences directes sur les évolutions du métier de chercheur et des formes de la recherche, cela n’est mentionné à aucun moment.

Témoignage. La direction générale de la recherche et de la technologie (1996-1997). Bernard Bigot, administrateur général du CEA

Bernard Bigot déclare pour commencer qu’il doit beaucoup au CNRS dans lequel il est entré à 22 ou 23 ans. En 1993, il a été appelé par François Fillon, alors ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, à la mission scientifique et technique, et entre 1996 et 1997, il a été nommé à la tête de la direction générale de la recherche et de la technologie. Il se revendique comme un universitaire accueilli par le CNRS avec générosité. Il faudrait clarifier les relations compliquées entre le monde du CNRS et celui des universités. Le dialogue est difficile car entaché par un problème financier. Le manque d’argent explique la difficulté du dialogue entre les deux institutions.

6. « On sait très bien quels sont les leaders, et quels sont les suiveurs »

Conclusions, prospectives. Arnold Migus, directeur général du CNRS

L’histoire se répète, mais le CNRS évolue, comme le montre le livre consacré à l’histoire du CNRS dont A. Migus a relu les chapitres au fur et à mesure de leur écriture, ce qui l’a rendu zen au cours des trois dernières années. Il en conseille d’ailleurs la lecture car « on y apprend beaucoup de choses » : les premiers instituts ont émergé à partir du caritatif, (cf. Pasteur) ; la pluridisciplinarité existe depuis longtemps : Perrin avait déjà noté l’intérêt de rapprocher les disciplines ; en 1937 est créé l’IRHT, premier laboratoire de SHS du CNRS qui n’existe pas encore : cela devrait rassurer ceux qui s’interrogent sur la place des SHS dans le CNRS.

L’ambition du CNRS aujourd’hui ne peut être qu’internationale et mondiale, et non pas nationale. La puissance d’une nation réside dans le pouvoir d’innovation dont on voit bien le lien immédiat avec la santé, l’économie et l’emploi. La science et la technologie résoudront les problèmes, pas forcément créés par la science. La science est le moteur du développement. Désormais, elle remplace l’industrie dans les pays du G8. Cela s’est accru avec l’émergence de la société de connaissance et des systèmes d’informations qui prennent désormais une place considérable.

Tout cela modifie nécessairement la place des organismes, des universités, etc. Ce matin, il a entendu des propos qui résonnaient comme « de mon temps, c’était mieux ». Lui a été recruté à 35 ans hors statut. Les institutions d’alors étaient réservées à une petite élite. Les temps ont changé. « La recherche, c’est une étape dans la chaîne de production, ça apporte de la valeur ajoutée ». Tous les pays misent sur le spectre complet de la recherche, depuis la plus fondamentale (« sans application en relation directe avec le marché ») jusqu’à la plus appliquée. La recherche fondamentale, c’est un capital. Les intérêts, ce sont les applications qu’on peut en tirer. Il y a un continuum entre les deux. Le fondamental n’est pas oublié. Les réponses aux questions de l’environnement, de la santé, de la sécurité alimentaire, sont mondiales. Tout est mondialisé, et tout va de plus en plus vite.

A propos de la position de la France à l’international, A. Migus déclare qu’il croit aux faits et aux chiffres. Moins de 1% de la population mondiale (i.e. la France) produit entre 4 et 5% de la connaissance mondiale lorsqu’on regarde les citations et les facteurs d’impact. Ceux-ci ont peut-être moins de sens à l’échelle du chercheur, mais à l’échelle des grands nombres, ils en ont un. La place du CNRS dans cet ensemble augmente. Mais comme les pays émergents sont en pleine expansion dans le domaine de la recherche, la part relative du CNRS semble baisser. C’est cependant une excellente chose que les valeurs scientifiques que le CNRS défend s’étendent à toute la planète. La priorité est d’aller vers les pays émergents.

Face à la compétition des cerveaux, il faut être visible et attractif. Le CNRS est visible : 52% de ses publications sont le résultat d’une collaboration internationale que les chercheurs nouent spontanément entre eux. Le pouvoir d’attraction du CNRS est lui aussi réel : 27% des recrutements sont, en 2009, des recrutements d’étrangers. Les chercheurs du CNRS sont de loin en première position du concours ERC jeunes chercheurs.

85% des unités du CNRS sont des UMR avec des universités. La volonté de positionner l’université au cœur du dispositif de la recherche est internationale. Elle est fondée sur le système américain qui a prouvé sa meilleure efficacité que le système européen. La LRU nous rapproche du système international. Mais le système français intrigue et intéresse également, notamment les UMR. Bien équilibré, ce modèle est en effet productif.

Le modèle du CNRS est dans la durée car il repose sur des valeurs : la détection des meilleurs talents au recrutement ; la liberté et l’autonomie du chercheur ; la capacité à prendre des risques. L’équilibre entre compétition et collaboration aussi, qui est le meilleur moyen de favoriser la recherche. «  On sait très bien quels sont les leaders et quels sont les suiveurs », déclare-t-il en réponse aux interrogations sur l’évaluation.

À propos des relations avec la société, trois points sont à noter :

- Nous sommes là pour produire des connaissances. La science n’a pas à regarder la société de ce point de vue.
- Les conséquences de ce que nous faisons quand nos recherches sont appliquées inquiètent la société. La conscience critique et les préoccupations éthiques se mondialisent. Mais la science façonne aussi la société. Et rendre compte de ce que nous faisons est la partie la moins difficile du travail du chercheur.
- Les demandes croissantes de la société sont légitimes, mais elles ne sont pas reliées aux dynamiques de la recherche. La question se pose donc de comment faire pour ne pas casser les dynamiques de la recherche.

Concernant l’évaluation, le quantitatif et le benchmarking sont importants. Le choc du classement de Shanghai a été à l’origine de la LRU et de la réforme du CNRS. L’évaluation est ce qui a monopolisé l’inquiétude récente. Face à une demande de benchmarking international qui mettrait fin à l’exception française, il faut être balancé.

« De nos talents dépend notre avenir ». Le sentiment d’appartenance à une communauté CNRS veut dire quelque chose. Mais il y a encore des progrès énormes à faire dans l’implication des chercheurs dans la société et l’économie. La loi sur l’innovation a changé beaucoup de choses : désormais, «  tous les bons chercheurs ont la préoccupation que leurs travaux aient des retombées ».

Le politique a confiance dans l’évolution du CNRS et la direction du CNRS a confiance dans tous les personnels qui vont travailler à la réussite de cette évolution. Elle leur demande d’être le plus créatifs possible.

Clôture du colloque. Claude Birraux, député, président de l’OPECST

Le député des hauts sommets conclut en disant qu’il n’est qu’un « poor lonesome congressman », après tous ces grands scientifiques. Il sait que la passion de la recherche fera toujours avancer la recherche. Il y a un continuum dans la recherche : il suffit de voir le nombre de brevets et d’applications issus de la recherche fondamentale au CERN. La pluridisciplinarité est de moins en moins en débat, et de plus en plus une réalité. On y ajoute les sciences sociales : elles ont leur place dans les nanotechnologies, car celles-ci ont des applications dans l’environnement et dans la santé. Les sciences sociales ont toute leur place dans le dialogue nécessaire entre science et société.

L’OPECST cherche à jouer un petit rôle dans l’interface entre science et société. Le chercheur en SHS joue dans les rencontres le rôle du naïf, ou du perturbateur, pour prendre la place de la société dans le dialogue avec les sciences dures. C. Birraux encourage d’ailleurs les chercheurs à aller au contact de la société.

Quant à la question de la suppression du CNRS, toutes ces réactions lui rappellent les congrès des anciens combattants qui s’enflamment d’un coup face à la rumeur d’une éventuelle suppression de l’Office des Anciens Combattants. Cette suppression n’est pas d’actualité. Le CNRS est un phénix, qui renaît chaque fois. L’ouverture du CNRS se fait grâce aux instituts, et à son rôle moteur dans les Alliances créées dans les sciences de la vie et dans les sciences de l’énergie. Rayonner, c’est aller à la rencontre des citoyens et des jeunes, c’est s’occuper de la formation des maîtres aussi, pour que ces derniers fassent naître des vocations. Il finit par deux citations sur le doute, de Descartes et du Dalaï-lama, et par une paraphrase des écritures hindoues (atteignant ainsi, après les sommets des Alpes, ceux de l’Himalaya).

L’économicisme forcené du discours d’A. Migus fait une bonne conclusion à la journée. Son lexique, les conceptions et l’organisation de la science qu’il promeut disent pleinement la logique néolibérale des réformes en cours, dénoncée durant la mobilisation du printemps dernier. Il serait difficile, on le voit, de ramener cette dénonciation à de l’idéologie, à des craintes irraisonnée ou à de l’ignorance, comme cela a pu être fait.


[1Bernard Accoyer a été médecin ORL, docteur de la faculté de médecine de Lyon.

[2Le principe de précaution a été introduit dans la constitution française en 2005 par le Parlement lorsqu’il a inscrit dans son préambule la charte de l’environnement.

[3« L’histoire qui sert, c’est une histoire serve », Lucien Febvre (fondateur avec Marc Bloch de l’Ecole des Annales), « L’histoire dans le monde en ruine », Revue de synthèse historique, t. XXX, n° 88. Leçon d’ouverture, Faculté des Lettres, Strasbourg, 4 décembre 1919.

[4NB : dans la suite du texte, les participants sont désignés par leurs initiales.

[5Le CRAC est le compte rendu des activités du chercheur, que celui-ci rédige tous les deux ans.